Mayotte privée de tout, douze jours après le passage du cyclone Chido

lundi 6 janvier 2025.
 

Depuis le 14 décembre, les images dramatiques de l’île de Mayotte nous parviennent. Certaines ont déjà fait le tour du monde, comme celle où l’on aperçoit un président en fin de règne donner avec mépris colonial la leçon à une population qui a tout perdu. Cette catastrophe a plongé une population déjà victime d’un sous développement et d’un abandon politique dans une détresse profonde.

Douze jours après le passage du cyclone, l’eau n’est toujours pas distribuée partout, malgré les promesses et les annonces des autorités. Elle ne l’était déjà pas avant. Ceux qui ont perdu leurs papiers d’identité, ou tout simplement n’en ont pas, sont privés du droit à la ration de survie, composée d’une boite de sardine, de thon, et de tomates pelées. La population est triée au faciès. Presque la moitié des habitants ont perdu leur maison et se retrouvent sans abri, exposés à la chaleur écrasante du soleil ou aux violentes pluies de l’été austral. Quant aux morts, les autorités annoncent avec cynisme qu’un décompte sera possible à la rentrée scolaire.

En France, la solidarité s’organise pour venir en aide aux Mahorais. La France insoumise multiplie les collectes en ce sens, de dons, de denrées alimentaires, et produits de première nécessité. Face à l’urgence humanitaire et aux retards dans l’envoi de nourriture, d’eau et de matériels à Mayotte, les députés insoumis ont demandé au Gouvernement de mobiliser les moyens militaires pour le transport des dons et des aides à Mayotte.

L’eau, de la fermeture des puits à la pénurie

Depuis douze jours, l’eau n’est toujours pas distribuée partout, malgré les promesses et les annonces des autorités. Les populations les plus vulnérables et les plus affectées se lavent dans les rivières, encombrées de déchets, et puisent l’eau pour la consommer, là où ils peuvent.

Cependant, le problème de l’eau n’est pas d’aujourd’hui. Le cyclone n’a fait qu’aggraver une défaillance structurelle préexistante. Avant la départementalisation en 2011, chaque foyer disposait d’un puits dans sa cour. Avec le raccordement au réseau SMEA et l’instauration du tout-à-l’égout, les habitants ont été contraints de fermer leurs puits.

Aujourd’hui, des retenues collinaires alimentent le réseau de distribution, mais on peut légitimement s’interroger sur la pertinence de ce système, l’évaporation de l’eau étant particulièrement élevée sous les tropiques. De plus, la consommation d’eau du robinet est fortement déconseillée : le taux des métaux lourds y est trop élevé. L’ébullition ne constitue pas une solution, car ces métaux se concentrent davantage au lieu de disparaître. Nous vous en parlons régulièrement dans nos colonnes.

Pour les habitants, il est donc indispensable d’acheter de l’eau en bouteille importée de métropole ou de la Réunion, au prix moyen de 7 euros pour un pack de six.

Sans oublier les fréquents emballages contaminés qui doivent être retirés par l’ARS.

Le préfet affirme distribuer l’eau dans toutes les communes avec l’aide des maires, mais sur le terrain, personne ne confirme cette information. Les images des distributions montrent qu’elles ne sont effectuées que dans certains quartiers de Mamoudzou, la ville principale, et non dans les zones où vivent les populations les plus démunies. Aujourd’hui, 26 décembre, pour la première fois depuis la catastrophe, la mairie de Kahani a distribué 16 packs d’eau pour une cinquantaine de familles dans l’un des quartiers qui a été complètement détruit.

Des rations de survie quasi inexistantes et des personnes sans papiers privées de tout

Chaque foyer devrait recevoir deux bouteilles d’eau, d’une boîte de sardines, d’une boîte de thon et d’une boîte de tomates pelées. Malgré les recommandations du préfet de ne pas faire de discrimination, pour obtenir ces denrées, il faut présenter une pièce d’identité, vraisemblablement pour éviter des abus. En réalité, cette condition exclut toutes les personnes sans papiers. De toute façon, ces aliments ne suffisent même pas à faire un repas.

Mayotte et les Comores

Les habitants des Comores qui n’ont pas signé de déclaration de reconnaissance de leur nationalité française avant le 11 avril 1978 et tous ceux et celles qui sont né.es dans les autres îles que Mayotte après le référendum de 1974 ont perdu la nationalité française et sont désormais considérées comme étranger.es. De ce fait, dans une même famille, il peut y avoir aussi bien des Français.es que des Comoriens.

Avant la colonisation, par le commerce maritime, ces populations se sont toujours déplacées dans une île et l’autre, entre les Comores, le Madagascar, et la côte sud-ouest de l’Afrique. Le tissu social a été renforcé par les mariages inter-îles. À l’époque, Mayotte ne comptait que quelques milliers de personnes d’origine arabe, mahoraise, africaine et malgache. Le recensement de 1843 (Gevrey) fait état de 3 300 personnes : 600 Sakalaves, ethnie du nord de Madagascar, 700 Arabes, 500 Mahorais et 1 500 esclaves.

Après l’abolition de l’esclavage et pour assurer le travail dans les plantations, les fermiers blancs d’origine française et malgache ont dû faire appel à des travailleurs venus d’Afrique et des îles voisines. Il s’agissait d’une société organisée en castes : les notables, les gens libres qui vivaient aux alentours des bourgs habités par les notables et les esclaves, les plus nombreux. Cette structuration sociale pyramidale est encore agissante et s’exprime à travers des mariages privilégiés qui empêchent le brassage entre des différents groupes.

Avant les années 1970, les familles mahoraises aisées préféraient s’installer à Madagascar pour bénéficier d’un meilleur emploi et d’une meilleure instruction des enfants, car à Mayotte il n’y avait pas d’écoles secondaires. Leur descendance constitue la classe dirigeante actuelle. Dans ce contexte multiethnique et relativement pauvre, être mahorais signifiait vivre à Mayotte, être musulman, avoir un champ pour assurer sa subsistance et celle de sa famille, habiter le village où se trouve le tombeau de ses ancêtres et avoir son placenta enterré près de la maison de sa mère. Aujourd’hui, plus que jamais, ces deux dernières prérogatives sont les critères identitaires fondamentaux qui servent de postulat à ceux et à celles qui revendiquent le droit d’être Mahorais.es.

Toutefois, ce n’est pas l’indépendance des Comores qui a empêché les habitants de circuler librement dans l’archipel, mais l’instauration du visa en 1994 par Balladur. Actuellement, force est de constater que, indépendamment de la possession d’un document d’identité française, la population de Mayotte, culturellement parlant, est très variée. Par conséquent, la question de la régularisation des sans-papiers ne peut être abordée uniquement sous un angle juridique ; elle nécessite la prise en compte des dimensions sociales, culturelles et historiques spécifiques de ce territoire. Cette réflexion est d’autant plus nécessaire si on considère le rôle ambigu de la France vis-à-vis des Comores, notamment après le détachement de Mayotte.

Bien que les Comores bénéficient désormais de divers programmes de coopération financés par l’Agence Française de Développement (AFD), notamment dans les secteurs de l’eau, de l’énergie et de la formation professionnelle, la population continue à souffrir de chômage, d’exploitation, d’injustice, de manque de soin et de pauvreté extrêmes. Ces aides semblent plutôt bénéficier à une élite dirigeante de notables corrompus, réinstallés par la France et ses mercenaires après deux coups d’État survenus après l’indépendance. Le développement rapide de Mayotte constitue donc un appel d’air irrésistible pour ces populations démunies, avec lesquelles les mahorais.es partagent une des deux langues principales mais aussi beaucoup de coutumes et croyances. Par conséquent, la résolution des problèmes de Mayotte repose davantage sur la capacité à instaurer un dialogue avec les autres îles de l’archipel en encourageant une coopération régionale constructive.

La politique française à Mayotte : colonialisme, répression et expulsions

La France devrait abandonner sa posture postcoloniale et néocoloniale, héritée de la logique de la Françafrique, pour assumer un rôle de médiation et œuvrer en faveur du bien-être des populations locales, plutôt que de privilégier ses seuls intérêts opportunistes. L’île d’Anjouan, d’où provient la majorité des Comoriens résidant à Mayotte, est un territoire extrêmement fertile. Un plan de développement agricole bien conçu pourrait suffire à répondre aux besoins alimentaires de toute la région, tout en apportant bien-être et ressources suffisantes aux habitants locaux. Pourtant, aucune initiative n’est prise dans ce sens. Au contraire, la réponse de l’État à cette situation demeure uniquement sécuritaire. Nous l’avons vu avec l’opération très médiatisée « Wambuchu », lancée en 2023 par Gérald Darmanin. L’objectif réel de cette opération n’était pas la lutte contre l’habitat insalubre, mais plutôt l’expulsion des personnes entrées illégalement sur le territoire. Résultat : la destruction de 400 logements de bidonvilles et le renvoi de plus de 1300 personnes à la frontière. En réalité, cette opération a échoué, car depuis quelques années, environ 25 000 expulsions ont lieu annuellement.

Mais depuis lors, les contrôles quotidiens se sont intensifiés, avec des camions et des blindés de la Police aux Frontières (PAF) qui multiplient les interventions pour arrêter les sans-papiers, contribuant ainsi à instaurer un climat de tension et d’insécurité qui touche l’ensemble de la population. Cette situation nourrit les discours racistes et alimente la croyance selon laquelle seule une position intransigeante vis-à-vis de l’immigration, comme celle du Rassemblement National, pourrait offrir une solution à cette crise.

Il faut savoir que l’île d’Anjouan se trouve à seulement 60 km de Mayotte. Une fois expulsés, ces gens reviennent presque instantanément, car leur vie, leur famille et leur travail se trouvent à Mayotte, et non aux Comores. Ces politiques d’expulsion ne font qu’augmenter les difficultés et la précarité de ces populations, en alimentant l’économie parallèle des passeurs.

Dans cette situation tendue, par crainte d’être expulsées, sur une population estimée à 100 000 personnes, seules 15 000 habitants des bidonvilles ont trouvé refuge dans des lieux mis à disposition par les autorités pour échapper à la fureur du cyclone. Beaucoup d’autres ont probablement bénéficié de la solidarité du quartier ou se sont déplacé.es dans des maisons en dur de la famille.

L’urgence de la reconstruction

Après presque deux semaines de la catastrophe, de nombreux foyers sont encore privés d’électricité, et le rétablissement complet pourrait prendre des semaines. Bien que les stations-service aient rouvert, les files d’attente sont interminables. L’essence reste pourtant essentielle pour se déplacer, faire des achats, chercher de l’eau, obtenir des soins, mais aussi pour donner et recevoir des nouvelles, car le réseau internet n’est pas rétabli partout. L’électricité est cruciale pour retirer de l’argent aux distributeurs, faire fonctionner les générateurs électriques pour alimenter les réfrigérateurs. L’essence est indispensable pour faire fonctionner les machines et les outils nécessaires pour terminer de dégager les routes encombrées par les arbres et restaurer les maisons.

La reconstruction, la réparation des maisons et les soins aux blessés demeurent donc des défis considérables. Or, les secours continuent à se concentrer principalement dans les quartiers proches de la capitale et dans les villages où vivent davantage les notables. C’est aussi là où se trouvent les médias, qui immortalisent ces actions afin de faire taire les critiques concernant les retards de ces interventions. Dans les autres zones, la solidarité locale prend le relais. Les habitants s’organisent grâce à l’entraide, une valeur fondamentale de ces sociétés et aux bénévoles de quelques associations locales. Malgré les instructions des autorités, qui s’opposent à la reconstruction des bidonvilles, les habitants de ces quartiers n’ont d’autre choix que de récupérer des morceaux de bois et des tôles pour reconstruire leurs habitations.

En effet, nombre d’entre eux ne disposent pas de permis de séjour, ce qui signifie qu’aucune solution de logement ne leur sera offerte et qu’ils courent toujours le risque d’être expulsés. Ils préfèrent donc se débrouiller seuls plutôt que d’attendre une aide qui pourrait ne jamais arriver.

Un bilan des victimes sous estimé et des pratiques locales ignorées par les autorités

Le bilan des victimes au 24 décembre fait état de 39 morts, 4136 blessés légers et 124 blessés graves. Le préfet, dès le lendemain de la catastrophe, sur les antennes de Mayotte 1, annonçait qu’il fallait s’attendre à un bilan beaucoup plus lourd, évoquant des corps ensevelis sous les décombres, notamment dans les bidonvilles de Kaweni et de la Vigie en Petite Terre. Selon lui, la pratique de la religion musulmane, qui prévoit des inhumations rapides, compliquerait l’établissement du bilan, car beaucoup de victimes seraient déjà enterrées, rendant leur comptage difficile. Cette hypothèse est étonnante, car les rites funéraires musulmans impliquent la participation non seulement des proches, mais aussi de la communauté. Le nombre de funérailles auxquelles les habitants ont assisté devrait donc être facilement déterminable.

De même, le nombre de prières prononcées par les imams est une information qui pourrait être recueillie aisément. Il suffirait pour cela de leur poser la question. En revanche, ce qui est certain, c’est qu’aucun secours n’a été fourni aux populations les plus touchées après le passage du cyclone. Lorsqu’une catastrophe de cette ampleur survient, la première action des secours est de chercher les survivants dans les décombres. 700 policiers, 650 gendarmes, 600 pompiers et 300 soldats de la Légion étrangère étaient présents sur l’île. 800 agents supplémentaires sont arrivés le lendemain. Pourquoi personne n’est allé à la recherche des survivants ? La priorité du préfet, selon ses propres mots, était d’assurer la sécurité, notamment en évitant les pillages. Il a ajouté que les bidonvilles n’étaient pas accessibles. Or, dès le lendemain, les routes étaient déjà partiellement dégagées. Des images des bidonvilles ont circulé, ainsi que des témoignages de personnes descendues à la capitale pour avoir accès au réseau Internet. Si ces personnes ont pu se déplacer, pourquoi les secours n’ont-ils pas pu se rendre dans ces zones ?

Ainsi, concernant les victimes, les témoignages sont discordants. Certains évoquent des odeurs de putréfaction insupportables, rapportent avoir vu de nombreuses housses funéraires à la barge, ou parlent de fosses communes. D’autres, au contraire, racontent des réalités bien différentes. Un habitant de Kaweni affirmait avant-hier que, pour le moment, cinq victimes étaient à déplorer. Lors d’interviews menées dans le quartier de la Vigie et diffusées dans le téléjournal de Mayotte 1 le 21 décembre, aucun décès n’était signalé.

L’affirmation du préfet est d’autant plus problématique que les sociétés mahoraise et comorienne reposent sur une règle de résidence matrilocale, selon laquelle les membres d’une même lignée féminine ont tendance à vivre à proximité les uns des autres. Ainsi, les proches des disparu.es devraient certainement être en train de chercher activement leurs êtres chers. Avant de faire des suppositions inquiétantes, il serait donc souhaitable de s’informer sur le nombre exact de personnes recherchées.

Quelqu’un va même jusqu’à affirmer, avec une dose de cynisme, que ce n’est qu’à la reprise de l’école que l’on saura réellement combien d’enfants manquent à l’appel. Pourtant, à Mayotte, personne ne vit de manière isolée, à l’exception de quelques adolescents sans papiers qui choisissent de vivre dans des abris de fortune sur les hauteurs, élevant des chiens, des animaux considérés comme impurs dans la religion musulmane. Même parmi eux, selon les dires de ceux qui les ont contactés, aucune victime n’est à déplorer jusqu’à présent.

Dans les sociétés matrilocales, les sœurs de la mère sont perçues comme des mères, et les cousines comme des sœurs. Tous les enfants d’une même lignée féminine partagent un espace de vie et de jeu commun. Ils ne sont pas plus attachés à leur mère biologique qu’à leurs autres « mères » ou à leurs « grandes sœurs », avec lesquelles ils entretiennent souvent des relations plus complices. Un enfant qui ne vit pas avec sa mère biologique n’est donc pas, comme on l’entend souvent de la part des métropolitain.es, « un enfant livré à lui-même ». Il dispose simplement de repères affectifs, de soins, de protection et d’éducation qui diffèrent des nôtres.

Il en va de même pour l’enterrement d’un défunt dans la journée, qui peut nous paraître brutal, car nous sommes habitué.es à prendre plus de temps pour vivre le moment de séparation avec un être cher. Cependant, cela ne signifie pas que la souffrance liée à la perte soit moins intense.

À l’instar du Président de la République et du ministre de l’Intérieur, cette manière de diffuser des informations qui touchent profondément la sensibilité des individus, tant sur le plan émotionnel qu’affectif, de la part du préfet est extrêmement choquante. Elle met une nouvelle fois en lumière l’inadaptation de ces autorités venues de Métropole, pleines d’assurance, qui, avant leur arrivée, prétendent tout savoir et, après deux ou, au maximum, quatre ans passés sur l’île, croient avoir tout compris, alors que leurs points de vue ne reposent que sur des préjugés. Il est grand temps qu’une autre politique à l’égard des outre-mer soit enfin mise en place.

Par Elena Bertuzzi, anthropologue


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