Mayotte - Des morts, des vivants, des revenants

jeudi 9 janvier 2025.
 

Tandis qu’à Mayotte les populations espéraient que la dévastation de leur ile serait l’occasion de repenser l’action de l’Etat, au-delà des querelles sur le nombre de morts, les vivants cherchent les secours promis par la France. Un gouvernement de revenants ressort les vieilles rengaines : attaque contre le droit du sol, lutte contre l’immigration, interdiction des bidonvilles.

Une fois le cyclone Chido parti vers d’autres contrées après avoir dévasté l’ile de Mayotte et que les yeux se sont décillés sur le désastre, tout le monde doté d’un minimum de raison, a craint le pire au sujet du bilan en pertes humaines. La désolation matérielle et végétale sautait aux yeux d’emblée. Mais pour le reste. Combien de personnes auront péri ? Les chiffres les plus alarmants ont circulé dans les plus hautes sphères de l’Etat. Un score de 60 000 morts a même été prononcé.

Peu de bâtiments avaient résisté à la violence du vent et de la pluie. Les habitations en tôle avaient littéralement été pulvérisées et brassées dans des amas de matériaux, de meubles et autres éléments de confort. Les ruines succédaient aux amoncellements d’arbres effondrés.

Des morts

La dévastation et la désolation ont empli tous les cœurs. Combien de morts ? Le sénateur Omor Oili, ancien élu de Petite-Terre, s’étonnait du silence qui régnait dans le quartier de la Vigie, où vivaient 10 000 habitants, quartier qui avait fait en 2021 l’objet d’un arrêté de démolition finalement abrogé. Où sont les gens, s’interrogeait-il [1] ? Les rumeurs les plus folles ont couru prêtant à l’Etat des intentions de dissimulation. Par exemple, ce message reçu d’un journaliste : « un de mes contacts policier à la PAF me dit que la gestion de la crise est catastrophique, [qu’il veut] cacher le nombre de morts et qu’il ne déploie pas les secours dans les zones d’habitats informels, espérant gagner du temps et que les corps soient enterrés par les survivants de ces zones » [2]. Certes, « l’Etat fantôme [3] » a complètement délaissé les populations, quels que soient leurs statuts, et dans les quartiers pauvres aucune aide n’a été distribuée tandis que dans les villages, les secours furent dérisoires, quand ils eurent lieu.

Il faudra un jour faire l’analyse des débats sur le nombre de victimes dues à Chido ; elle permettra de mettre en évidence les tensions qui traversent les communautés. Dès l’éloignement du cyclone en effet, la députée Youssouffa a fortement dramatisé la situation dans les bidonvilles complètement rasés. Le lendemain de l’épisode cyclonique, elle poste sur son compte X/Twitter : « Les bidonvilles de Mayotte ont été rasés, leurs habitants engloutis par la boue et les tôles. » Elle persiste le 28 décembre sur le même réseau : « Se gargariser d’un bilan officiel totalement invraisemblable pour ne pas assumer la disparition de centaines/milliers de personnes clandestines des bidonvilles… L’État souhaiterait-il éviter responsabilités pénales et morales ? ». Le collectif 2018, un groupement d’activistes ouvertement xénophobes dont les faits d’arme consistent essentiellement à neutraliser les services publics, décrit les bidonvilles comme des « cimetières à ciel ouvert », expression reprise par le maire de Mamoudzou. Tous exigent de l’État qu’il interdise la reconstruction des habitations en tôle dans les quartiers pauvres complètement délaissés. Dans cette stratégie, l’enjeu sur le nombre de morts permettrait de donner une dimension morale et humanitaire à une revendication raciste : Chido, en dévastant les bangas [4] et faisant d’innombrables victimes parmi leurs habitants, aurait donné un argument de poids en faveur de leur démantèlement. À l’inverse, le faible bilan officiel de décès dû au cyclone relativise le danger des habitats informels dont le principal atout tiendrait dans leur rapide reconstruction.

Des vivants

La parole évangélique, « laisser les morts enterrer les morts [5] », à première vue choquante, trouve dans les enjeux de lutte analysés ici, un début de sens. Elle nous inviterait simplement à ne pas utiliser les morts contre les vivants. Effectivement, Chido n’est qu’un cyclone qui a frappé aveuglément tout se qui se trouvait sur son passage. Sa force dévastatrice s’est abattue sur un paysage naturel et humain fragilisé par une pauvreté endémique due à une administration politique brutale. C’était l’occasion de se poser et de réfléchir aux conséquences des choix antérieurs. Hélas, l’État n’entend pas dévier d’un degré sa gestion calamiteuse de l’île. Tout doit continuer comme avant et surtout éviter de sacraliser les habitants indésirables en victimes. Augmenter le nombre de morts donne un argument majeur à la politique de démolition de l’habitat précaire et un vernis humaniste à une loi Elan qui n’a rien de bienveillant. Elle ne permet que de déloger, c’est-à-dire de nier un droit humain fondamental et universel d’avoir un toit quel que soit son confort : une tente, un morceau de tissu qui préserve l’intimité, une tôle ou une bâche. Tout abri que l’État français, partout, n’hésite pas à déchirer avec la meilleure conscience du monde.

Des campagnes de dons furent organisées en métropole. Les services de l’Etat ont ouvert une page dédiée sur le site « les services de l’État à Mayotte », où l’on trouve les instructions utiles pour participer à l’effort national en faveur des habitants de Mayotte. « À leur arrivée, les dons seront pris en charge par notre plateforme logistique et répartis à différents organismes, dont les CCAS des communes de Mayotte et la Croix-Rouge, selon les besoins recensés. »

La Fondation de France, et la Croix-Rouge, de leur côté, organisent des campagnes de dons financiers.

Les îles voisines de Madagascar et des Comores (deux pays parmi les plus pauvres du monde) ont appareillé des bateaux et des camions chargés de nourriture et d’eau pour secourir leurs voisins dans l’océan Indien. Mais la France refuse d’autoriser à ces marchandises l’entrée à Mayotte [6]. Ou oppose des lourdeurs administratives [7].

Grâce à la générosité des Français, le problème de la ressource ne se pose pas. Pêchent en revanche la logistique et la volonté politique pour la distribution. En confiant l’aide aux collectivités locales, communes et département, le préfet a consenti implicitement à retreindre les secours aux seules populations mahoraises au détriment de tous les habitants des quartiers informels. L’aide est-elle déjà arrivée à Mayotte ? Si oui où est-elle stockée et à qui a-t-elle été remise ? Nulle part dans les villages et les quartiers des villes plus de deux distributions de packs d’eau (neuf litres) ont été remis aux interminables files de personnes en détresse, alors que le cyclone a sévi il y a près de trois semaines. Quant à la nourriture, à part quelques distributions dont les images ont été diffusées sur les réseaux sociaux, sur place aucune information ne vient confirmer ces annonces. Habitants des villes et des bidonvilles sont délaissés, abandonnés.

Mais les problèmes de logistique sont considérables et aucune association ou organisation locale n’a la dimension requise pour une telle entreprise. Se rendre dans les quartiers accrochés sur les pentes des collines qui bordent les villages requiert une volonté politique qui fait défaut. Estimer la population, informer les habitants, organiser des spots de distribution accessibles aux habitants des quartiers pauvres, qu’ils soient ou non de nationalité française, sans leur poser de tracasseries administratives inutiles comme d’apporter la preuve de leur identité et de la composition de la famille, ou de s’inscrire préalablement sur des listes. S’en tenir à la seule méthode qui vaille : remettre le même lot à chaque adulte. Et surtout les préserver des mauvaises manières de collectifs xénophobes qui n’entendent pas que l’aide parvienne aux Comoriens et qui veillent au grain.

Le gouvernement français serait bien incapable de répondre à un tel défi si la volonté de secourir n’était pas qu’un leurre. Personne, ni les Mahorais choyés, ni les Comoriens stigmatisés, n’ont reçu un soupçon de soulagement, de consolation, de réconfort.

Des revenants

Seize jours après l’épisode cyclonique, le nouveau premier ministre de la France a fait le voyage vers Mayotte, flanqué d’un aéropage improbable de deux anciens premiers ministres redevenus ministres par défaut et de trois autres cati-ministres [8]. Après la désolation cyclonique, voici l’abomination gouvernementale qui ne fait même pas l’effort de plaquer un vernis humaniste sur ses annonces.

La première mise au point est assénée à l’arrivée même sur le tarmac par un premier ministre qui répète les vieilles lubies radotées depuis des lustres par ses prédécesseurs : « Quiconque prétendrait qu’il n’y a pas de problème d’immigration brûlant à Mayotte est irresponsable » [9]. À partir de cette sentence professorale qui n’admet pas la nuance, il peut décliner toutes les mesures qu’il entend lister dans son plan baptisé Mayotte debout. Ça manque de souffle, et ça sent le réchauffé. Que cette politique, invariable depuis au moins 1995 [10] et l’instauration d’un visa pour entrer à Mayotte soit contre-productive, cela importe peu. La notion d’étranger n’a de validité que dans une dynamique idéologique d’un séparatisme qui consacrerait une souveraineté de la France sur Mayotte loin d’être acquise au niveau des instances internationales. Chasser tous les Comoriens est une façon d’officialiser la séparation en éloignant des populations à partir d’un fantasme de purification ethnique qui ne dira jamais son nom. De même l’intention complotiste prêtée à l’État comorien d’organiser une invasion de Mayotte par le truchement de la migration permet aux activistes et à quelques élus de déclarer une situation de guerre entre Mayotte et les Comores : nous sommes en guerre, s’époumone la présidente du collectif 2018.

Le même argumentaire faisandé, répété à l’envi depuis des lunes infécondes, sous-tend le plan « Mayotte debout ». Certes il faut reconstruire ce que le cyclone a détruit. Une telle évidence ne vaut pas que l’on s’attarde, même si le défi est immense. Il en va de la responsabilité du gouvernement. Depuis 2016, les élus locaux sont restés infoutus de régler le problème de l’eau, à tel point que la population, déjà soumise à un sous-développement endémique que l’État n’a jamais cherché à combattre, subit depuis 2020 un régime de tours d’eau qui ferme les robinets un ou deux jours sur trois selon les périodes. Revenir à la situation antérieure au cyclone semble déjà une gageure ; améliorer les conditions de vie passées n’apparait pas au programme. Les restaurer demandera un temps infini.

Une loi programmatique sera présentée au conseil des ministres le 3 janvier et au parlement quinze jours plus tard. La précipitation est rarement un indice de pondération.

Et le diable est dans les détails Par exemple, le point 5 du plan, relatif à la question des écoles, prévoit la reprise en main des locaux en vue de la préparation de la rentrée scolaire prochaine. Il décline les objectifs suivants : « Évacuation des écoles, collèges et lycées actuellement occupés par l’accueil des personnes (souvent des femmes et des enfants) touchées par le cyclone et mise à l’abri de ces personnes avant reconduite à la frontière pour les personnes en situation irrégulière. »

Au lieu de cela, les écoles ont été évacuées dès le 30 décembre par une mise à rue pure et simple des sinistrés. Les mères et les enfants ont rejoint les hommes occupés à reconstruire leur habitation dans les quartiers. Par-ci par-là, une femme prisonnière de l’ombre d’un mur ne sait où aller avec ses enfants après son expulsion [11]. Au lycée Bamana, ce sont les réfugiés sous protection internationale que l’administration veut chasser de l’établissement sans proposer la moindre solution d’hébergement, contrairement aux promesses officiellement répétées.

Les écoles ont été vidées, où les sinistrés avaient trouvé un minimum de protection depuis le passage du cyclone. Retour à l’état de désolation antérieur, donc. Sauf les réfugiés africains, sûrs de leurs droits, qui exigent du gouvernement qu’il assure l’obligation de protection qui leur est due. Ils ou elles refusent de quitter le lycée où les autorités les avaient installées.

Qui aura le dessus, la force ou le droit ?

Le passage du cyclone a dévasté le paysage de Mayotte et détruit la majorité des logements. Le nombre de personnes sans-abri a considérablement augmenté. Malgré cela, les pouvoirs publics n’ont pas adouci leurs méthodes qui consistent à faire mine de mettre à l’abri dans une dissimulation à l’intention de la presse tout en jetant à la rue. Cette politique savamment mise au point lors des nombreuses démolitions de l’habitat informel ne varie plus.

En effet la mise à l’abri des personnes touchées par le cyclone reste une promesse intenable, comme n’a jamais été possible le relogement des familles « décasées » lors des démolitions de quartiers de cases en tôles. Ces obligations de l’Etat sont toujours restées lettres mortes. Et puisqu’aucun gouvernement ne veut s’engager sur les moyens à mettre en œuvre pour une mise à l’abri réellement efficace, il ne peut compter que sur la dissimulation et surtout sur la disparition de l’espace public des personnes déclarées indésirables.

L’État s’engage. 1) Evacuation des écoles : promesse tenue. 2) Mise à l’abri des personnes : circulez, il n’y a rien à voir, puisque tous les sinistrés ont été dispersés. 3) Reconduite à la frontière pour les personnes en situation irrégulière : invérifiable.

L’intérêt performatif de la communication de l’Etat consiste à poursuivre une politique anti-pauvres d’une extrême brutalité (évacuation) tout en sauvant les apparences humanitaires (mise à l’abri) et en donnant des gages aux xénophobes (reconduites à la frontières).

Pourtant, toutes les contradictions sautent aux yeux dès le premier coup d’œil. Ainsi il n’est pas écrit : éloignement des personnes en fonction de leurs droits, mais reconduite à la frontière des personnes en situation irrégulière alors que le bureau de l’immigration n’a été ouvert que deux mois au plus durant l’année 2024.

Les agents de la Police aux frontières n’auraient plus qu’à piocher dans le vivier si d’aventure les populations étrangères attendaient naïvement qu’on vienne les chercher. Elles savent à quoi s’en tenir. Mêmes les personnes de nationalité française, même celles étrangères en situation régulière, réfugiées dans les écoles depuis l’épisode cyclonique, n’attendent plus rien d’un État qui de son côté n’a rien à leur offrir.

Les populations africaines, sous protection internationale, retourneront sans doute sur les trottoirs d’où elles viennent. L’Etat français se soucie comme d’un guigne du statut de réfugié qu’elles ont obtenu. Pourquoi n’ont-elles pas été transportées dans l’Hexagone comme elles le réclament ? Actuellement, elles occupent les salles de classe d’un lycée épargnées par le cyclone ? Que vont-elles devenir puisqu’elles ne disposent pas d’un réseau d’entraide dans la population locale, à l’inverse des gens venus des iles voisines de l’archipel des Comores ?

Alors que le parc immobilier de Mayotte s’est gravement réduit, que de nombreux locataires ou propriétaires ont perdu leur logement, que nombreux sont les habitants qui seront amenés à construire des habitats de fortune pour se loger, le premier ministre n’a rien trouvé de mieux que d’inscrire dans le paragraphe relatif au « logement » du point 4 de son plan pour Mayotte, « L’État et les pouvoirs publics locaux s’accordent pour interdire et empêcher la reconstruction des bidonvilles. Ces dispositions seront intégrées dans la loi. »

L’Etat s’obstine à interdire par la loi ce que la nécessité oblige. Au lieu d’imaginer un programme volontariste de rénovation urbaine à destination de toutes les catégories de population sans exclusion, qui, à terme, aurait raison des habitats précaires dont même leurs occupants ne veulent pas, il fait mine d’interdire ce qui a déjà eu lieu. La reconstruction des cases en tôle. Et puisqu’il est incapable de venir à bout de ce type d’habitat et surtout de proposer un mode de logement alternatif accessible aux populations qui y recourent par nécessité, il décide de le frapper d’illégalité.

Pourtant n’est-ce pas déjà le cas si l’on en croit les intitulés des arrêtés de démolition rédigés par les préfets de Mayotte contre « les habitations illicites » ? En 2018, l’Etat s’est doté d’une loi qui lui permet de détruire les bidonvilles malgré les péripéties judiciaires que lui ont valu des recours devant les tribunaux, recours qui ont toujours souligné les aspects illégaux des arrêtés en question, mais cela ne lui suffit pas. Il réalise que Chido a tout dévasté, maisons cossues et cases en tôle. Mais seules ces dernières ont été rapidement reconstruites et permettent d’offrir aux populations sinistrées un abri au moins provisoire.

L’État, apparemment fâché d’avoir manqué l’occasion, voit les bidonvilles se reconstituer et dégaine avec un coup de retard. Il croit encore à la vieille illusion qu’une inscription dans la loi de l’interdiction des bidonvilles règlera le problème.

Les vieilles lubies qui sentent le remugle sont resservies à des populations épuisées par la soif, la faim, les secours qui n’arrivent pas.

Un gouvernement de revenants sans vision qui s’accroche à la lutte contre l’immigration, contre le droit du sol, contre l’habitat pauvre, contre les réfugiés africains, contre les habitants de Mayotte.

Que des vieilles rengaines.

Daniel Gros

Retraité. Ancien Cpe du Lycée de Mamoudzou. Référent de la Ligue des droits de l’homme à Mayotte.


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