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À la veille d’un sommet international qu’il a personnellement coordonné, le chef de l’État tente de faire de la France une nation qui compte dans le domaine. Quitte à ignorer les appels à une régulation plus forte et à épouser la rhétorique de Mistral AI, leader français avec lequel il entretient des liens étroits.
ÀÀl’Élysée, l’ambiance a retrouvé le niveau d’effusion des grands jours. Exit, pour quelques jours, la lassitude de la fin de règne, le spleen de l’impuissance, la succession des pots de départ. Emmanuel Macron est de retour au premier plan, veut croire son entourage, à la faveur du sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle (IA) qu’il organise les 10 et 11 février à Paris.
Après tout, y a-t-il plus macronien que cet événement ? Le chef de l’État raffole, d’une part, de ces grands raouts internationaux qui racontent la France en grande puissance médiatrice. Il en a organisé plusieurs ces dix-huit derniers mois, en soutien au Liban, à l’Ukraine ou à la population de Gaza. Cette fois, la thématique lui sied d’autant plus qu’il n’est nulle part aussi à l’aise que dans le monde de la tech, des licornes, des start-up et du big data.
« C’est un sujet qui le passionne », confirme un de ses proches. Une excroissance du domaine réservé du président de la République, qui se cantonne ces temps-ci aux affaires étrangères, à la défense… et à l’intelligence artificielle. « Il connaît ça par cœur, s’émerveille une ministre. Sur les sujets tech, il est toujours aussi en pointe. »
Dans un moment politique difficile, le sommet sur l’IA tombe à pic pour Emmanuel Macron, qui espère y regagner des galons nationaux et internationaux. Ainsi la France a-t-elle vu les choses en grand : une semaine d’événements en tous genres, deux jours de sommet au Grand Palais, des invitations lancées sur tous les continents, le premier ministre de l’Inde, Narendra Modi, pour coprésider… « On n’a jamais autant reçu de sollicitations du monde entier », s’enthousiasme l’Élysée.
Pour Emmanuel Macron, l’occasion est belle de se replacer au centre de la photo diplomatique. L’ambition peut paraître dérisoire mais elle est un fil rouge de la politique étrangère du chef de l’État, qui multiplie les initiatives en la matière. Le rendez-vous entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky, les présidents américain et ukrainien, à Paris début décembre, a été perçu à l’Élysée comme un « très beau coup », quelques jours après la signature, en partie grâce à la médiation française, d’un cessez-le-feu au Liban.
Les enjeux du sommet de l’IA sont évidemment différents mais le storytelling est le même : faire de la France une puissance incontournable et de Paris le lieu où tout le monde peut se parler. « Le président se retrouve de nouveau à la manœuvre pour recréer du lien dans une communauté internationale très fragmentée, assurent ses conseillers, un brin triomphalistes. Tout le monde sera présent car tout le monde sait que c’est au cours de ces journées qu’on va réussir à faire avancer la conversation mondiale [sur l’IA]. »
Un ancien ministre, qui a participé à la préparation du sommet, applaudit d’avance une « énorme réussite diplomatique ». La suite est plus ironique : « C’est la grande force de Macron. Comme il est sympa et qu’il dit des trucs gentils à tout le monde, il fait venir des chefs d’État du monde entier pour un sommet qui n’est pas conclusif. »
En réalité, la présence de Narendra Modi, leader de la cinquième puissance économique mondiale, cache assez mal une forêt moins garnie qu’il n’y paraît. La Chine a dépêché pour l’occasion son vice-premier ministre, Zhang Guoqing, tandis que le chancelier allemand, Olaf Scholz, sera présent (pour la dernière fois à Paris ?) avec la présidente de la Commission européenne, sa compatriote Ursula von der Leyen.
Pour le reste, la centaine d’États ayant répondu favorablement devrait être représentée à des niveaux inférieurs. L’exemple des États-Unis a été le plus scruté : alors qu’Emmanuel Macron a invité Donald Trump et Elon Musk, en sa double qualité de géant de la tech et de nouveau membre de l’administration, seul le vice-président J. D. Vance sera présent à Paris. « D’une certaine façon, [l’absence de Musk] ne change rien et ce n’est pas la question qu’on se pose tous les jours », balaye l’Élysée.
Paris a pourtant rêvé d’attirer le patron de Tesla, de SpaceX et du réseau social X. Une appétence difficile à comprendre, après qu’Emmanuel Macron a accusé le milliardaire, début janvier, de « soutenir une nouvelle internationale réactionnaire ». Pas suffisant pour être persona non grata aux yeux du chef de l’État, qui entretient son amitié avec le président argentin d’extrême droite, Javier Milei, et qui coprésidera le sommet avec Modi, nationaliste hindou pourfendeur des minorités religieuses dans son pays.
Au-delà du casting, le sommet sera l’occasion pour Emmanuel Macron d’imposer la France et l’Europe comme les actrices d’un film dont elles ne sont que figurantes. L’heure est à un « renversement de narratif », veut croire son entourage, « pour dire que l’IA n’appartient pas qu’aux États-Unis et à la Chine ». L’Élysée veut faire entendre une voix française sur le sujet mais aussi « sonner le réveil européen », pour ne se laisser distancer ni par les géants américains comme OpenAI ni par le nouveau venu chinois, Deepseek.
Priorité est donc donnée à la compétition internationale. « On est sûrs de nos forces », explique un conseiller présidentiel, qui veut profiter de la séquence pour « faire émerger des champions » français de l’IA. Ainsi Emmanuel Macron a-t-il prévu une déambulation à Station F, le temple des start-uppers fondé par Xavier Niel, des échanges avec les grands patrons, des encouragements à la levée de fonds : le tout pour convaincre le monde que la France est prête et rafler quelques milliards d’euros en passant.
Une ligne politique loin d’être neutre, qui raconte l’évolution de la France sur le sujet. Longtemps, deux tropismes ont coexisté au sommet de l’État, jusqu’à l’entourage le plus proche d’Emmanuel Macron. D’un côté, celles et ceux qui appellent à un vrai débat de société, qui s’interrogent sur les menaces que l’IA fait peser sur les droits humains, les ressources naturelles ou l’éducation des jeunes générations. De l’autre, celles et ceux chez qui dominent l’enthousiasme à l’idée d’une « révolution » technologique et la volonté d’entrer de plain-pied dans la compétition internationale.
Entre les deux priorités, le président de la République n’a eu aucun mal à choisir. Preuve en est le feuilleton de la régulation européenne, objet de vives négociations ces dernières années pour aboutir à l’« AI Act », un texte majeur entré en vigueur en août 2024.
On ne veut pas tomber dans le piège des Anglais ou des Coréens qui ont une approche à la Terminator, parlant seulement des risques existentiels de l’IA.
Une ministre
Face au dynamisme des acteurs américains, la France a pris le parti, avec plusieurs pays de l’Union européenne, de plaider pour mettre des contraintes fortes. « Nous avons besoin de plus de régulation », déclare en 2021 Cédric O, secrétaire d’État au numérique, « d’un point de vue économique mais aussi d’un point de vue démocratique ». Proche et compagnon de la première heure d’Emmanuel Macron, l’ancien membre du gouvernement est un personnage clé pour comprendre l’inflexion diplomatique de Paris sur le sujet.
Car tout a changé. Quelques mois après son départ du gouvernement, au printemps 2023, il fonde avec quelques associés la start-up Mistral AI, dont il devient rapidement le lobbyiste en chef, inscrit comme tel au Parlement européen. L’entreprise connaît une croissance fulgurante, du jamais-vu dans le secteur : trois semaines à peine après sa création, elle convainc la Banque publique d’investissement (BPI) de participer à un premier tour de table évalué à 100 millions d’euros.
En quelques mois, l’entreprise est valorisée à 2 milliards d’euros. Pour Cédric O, qui a investi 176 euros, la mise est de 20 millions d’euros. Une belle histoire qui ne regarderait que lui si elle ne s’accompagnait pas d’un intense lobbying mêlant intérêt public et intérêt privé. Car l’ancien conseiller numérique de l’Élysée et de Matignon a des entrées VIP en Macronie : au fil de l’année 2023, l’exécutif se prend d’amour pour Mistral AI, devenu le futur champion français à faire grandir.
Or, Mistral AI a une bête noire à ce moment-là : la réglementation que prépare la Commission européenne, qui vient contrecarrer son espoir de venir titiller ChatGPT et les autres modèles du même type. Dans ce combat antirégulation, l’entreprise cofondée par Cédric O bénéficie du soutien inconditionnel… du gouvernement, qui abandonne ses accents prorégulation pour épouser les exigences de l’entreprise.
À l’été 2023, l’ancien ministre alerte dans L’Opinion : le projet européen signe « l’arrêt de mort de l’intelligence artificielle en Europe ». Et le même de dénoncer « le niveau de psychose sur le sujet », « les peurs du remplacement de l’humain par l’IA et ses conséquences dystopiques ». À Bruxelles, les diplomates prennent le relais : à bas bruit, la France pèse de tout son poids pour édulcorer l’AI Act, comme l’a encore révélé fin janvier une enquête de Disclose et Investigate Europe.
Fin novembre de la même année, Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, tente d’enrayer la machine diplomatique et s’accorde une sortie tonitruante dans La Tribune. « Je le dis pour tous ceux qui font du lobbying en France : d’où parlez-vous et pour les intérêts de qui ? », accuse l’ancien ministre de Jacques Chirac, reprochant nommément à MistralAI de « ne pas défendre l’intérêt général ». « Je ne suis dupe de rien, je vois tout », lance alors le commissaire français.
Quatorze mois plus tard, le débat a été définitivement tranché. L’AI Act est entré en vigueur dans une version très largement amoindrie, à la plus grande joie de Cédric O et de Mistral. Thierry Breton n’est plus commissaire européen, débarqué avec l’aval d’Emmanuel Macron au profit de Stéphane Séjourné, un fidèle parmi les fidèles.
« C’était le témoin gênant, note l’eurodéputé écologiste David Cormand, membre de la commission spéciale planchant sur l’IA au niveau européen, et qui a organisé un « contre-sommet » le 7 février à Paris, où Thierry Breton était l’invité vedette. Il incarnait une autre ligne, moins encline à sacrifier les droits fondamentaux au profit d’une minorité. »
Plus globalement, tout a été aligné au sein de l’appareil d’État pour diffuser la vision « business » d’Emmanuel Macron. Le portefeuille de l’IA au gouvernement a été confié à Clara Chappaz, ancienne directrice de la French Tech. Pas si anecdotique : d’abord rattachée au ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, elle a été rapatriée fin décembre à Bercy, au ministère de l’économie et des finances.
Quant au comité de l’IA générative, lancé en septembre 2023 par Élisabeth Borne pour faire réfléchir des représentant·es du monde universitaire, du secteur privé et de la société civile à des propositions concrètes pour l’avenir, il ne s’est jamais réuni depuis le départ de l’ancienne première ministre de Matignon.
La voie est donc libre pour installer, durant deux jours, l’image d’une France probusiness, tout entière dédiée à l’innovation. « On ne veut pas tomber dans le piège des Anglais ou des Coréens qui ont une approche à la Terminator, parlant seulement des risques existentiels de l’IA, détaille une ministre, au cœur des discussions sur le sujet. Nous, on veut d’abord donner une dynamique. On ne peut pas être le continent qui encadre avant d’innover, on ne pèsera rien face aux États-Unis et à la Chine si on fait ça. »
C’est le mantra d’Emmanuel Macron ; charge à ses proches de le diffuser. Aux journalistes qui, lors d’un brief, interrogent son cabinet sur la régulation de l’IA, un de ses conseillers se permet une « petite incise » : « La partie diplomatique ne vise pas à créer une régulation qui viendrait brider l’innovation, je pense qu’on a été assez clairs sur le sujet. »
Ilyes Ramdani
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