![]() |
Plus grande île du monde aux trois quarts recouverte de neige, le Groenland et ses quelque 57 000 habitants font d’ordinaire l’objet d’une attention médiatique relative. Une déclaration de Donald Trump et voici que tout change : ce dernier soutient en effet que le Groenland devrait appartenir aux États-Unis « pour des raisons de sécurité nationale et de liberté dans le monde ».
L’histoire des revendications pesant sur l’île est millénaire. Colonie norvégienne pendant des siècles puis danoise à partir de 1814, le territoire est aujourd’hui un pays constitutif du Royaume du Danemark, qui ne veut rien céder de son influence dessus.
Et les Groenlandais, qu’en pensent-ils ? Eux aussi ont leurs propres rêves, qu’ils comptent bien réaliser : l’indépendance économique et l’absence de contrôle étranger. C’est ce que soutient l’avocat canadien Aidan Simardone dans cet article publié dans Jacobin et que nous traduisons.
Juste avant son investiture, le président Donald Trump a mis en avant une étonnante priorité : le Groenland. Dans le cadre de son plan pour « rendre à l’Amérique sa grandeur », il souhaite acheter l’ île, qui est une province « autonome » du Danemark, prendre le contrôle du canal de Panama et annexer le Canada. Cette proposition a suscité de vives critiques de la part du Danemark, qui estime que c’est au Groenland de décider de sa propre indépendance.
Ses détracteurs ont qualifié Trump de fou et de dérangé. Mais sa proposition n’est pas sans précédent historique. C’est la cinquième fois que les États-Unis cherchent à acquérir le Groenland. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont brièvement occupé l’île, avant d’y établir et d’y maintenir leur base aérienne la plus septentrionale pendant la guerre froide afin de contrer l’Union soviétique. Aujourd’hui, alors que la Chine est devenue le premier partenaire commercial du Groenland, les responsables de la politique étrangère craignent que l’Occident ne soit plus en mesure d’accéder à ses ressources ou à ses routes maritimes.
L’Europe a aussi dénoncé les propos de Trump en insistant sur le fait que le Groenland appartient au Danemark. Mais le Groenland n’appartient ni au Danemark ni aux États-Unis ; il appartient aux Groenlandais. Les Groenlandais souhaitent depuis longtemps l’indépendance, une majorité d’entre eux soutenant cette idée. Le principal obstacle n’est pas d’ordre juridique, mais économique : l’économie du Groenland reste fortement tributaire des subventions danoises.
Pour se libérer de la tutelle de Copenhague, le Groenland devrait profiter de ce moment sous les feux de la rampe pour faire valoir ses aspirations et attirer les investissements nécessaires à la construction d’une économie autosuffisante. Si cette richesse était équitablement distribuée afin de permettre aux Groenlandais ordinaires de s’émanciper, comme l’envisage le parti social-démocrate Inuit Ataqatigiit, le Groenland pourrait non seulement accéder à l’indépendance, mais aussi se libérer de la pauvreté coloniale qui pèse depuis longtemps sur l’île.
À l’est de l’Arctique canadien, le Groenland est la plus grande île du monde, avec une population de seulement 57 000 habitants. Les populations autochtones vivent sur l’île depuis des millénaires, les Inuits étant eux arrivés il y a environ mille ans et y étant restés depuis. Le Danemark a pour sa part commencé à coloniser l’île en 1728, justifiant sa conquête en se référant à la colonisation nordique du XXe siècle. Ce récit ignorait commodément le fait que les Norvégiens, venus d’Islande, avaient abandonné l’île plus de 200 ans avant l’arrivée des Danois.
Déjà en 1867, les États-Unis ont tenté d’acheter la totalité des territoires danois d’Amérique du Nord, y compris le Groenland, l’Islande et les Indes occidentales danoises. Cependant, le Congrès a rejeté les prix de 5,5 millions de dollars pour le Groenland et l’Islande, ainsi que les 7,5 millions demandés pour les Antilles. Les Indes occidentales (aujourd’hui les îles Vierges américaines) ont été achetées en 1916 afin de protéger la zone du canal de Panama, mais le Groenland et l’Islande, peu peuplés, ont été jugés moins importants d’un point de vue stratégique et l’achat n’a pas abouti.
« L’intérêt pour ce territoire s’est ravivé en 2007 après la découverte de métaux de terres rares, qui a menacé le quasi-monopole de la Chine sur ces ressources critiques. »
La situation a changé pendant la Seconde Guerre mondiale, dès lors que l’Allemagne nazie a envahi le Danemark. Afin d’empêcher l’Allemagne d’entrer sur le théâtre nord-américain, les États-Unis ont occupé le Groenland et l’Islande. Après la guerre, ils ont refusé de quitter le Groenland, et ce malgré les protestations danoises. En 1946, inquiets de la montée en puissance de l’Union soviétique, les États-Unis ont proposé d’acheter l’île pour 100 millions de dollars. L’offre a été refusée, mais le Danemark a accepté de laisser le gouvernement américain défendre l’île.
En 1951, la base aérienne de Thulé (aujourd’hui base spatiale de Pituffik) a été construite pour accueillir les bombardiers nucléaires qui seraient utilisés contre l’Union soviétique en cas de guerre. La construction de la base a entraîné le déplacement d’habitants et, en 1968, l’écrasement d’un bombardier nucléaire a contaminé la région par des radiations. Le Groenland a également accueilli le Camp Century, un site de stockage de missiles nucléaires, qui est devenu aujourd’hui une source de déchets nucléaires abandonnés.
Après la guerre froide, les États-Unis ont réduit leur présence au Groenland, laissant à l’abandon la plupart des stations radar tout en conservant la base aérienne de Thulé. L’intérêt pour ce territoire s’est ravivé en 2007 après la découverte de métaux de terres rares, qui a menacé le quasi-monopole de la Chine sur ces ressources critiques. Les gisements du Groenland pourraient potentiellement répondre à un quart de la demande mondiale, ce qui a incité la Chine à renforcer ses liens économiques avec l’île.
Afin de maintenir l’influence occidentale sur l’île, le Danemark a bloqué les investissements chinois à plusieurs reprises, bien que la loi de 2008 sur l’autonomie du Groenland accorde à ce dernier le pouvoir de négocier des accords internationaux. Un rapport récent a révélé que les États-Unis et le Danemark ont fait pression pour empêcher la vente d’une société minière à la Chine. Alors que le Danemark a invoqué des préoccupations sécuritaires pour justifier son ingérence dans les affaires groenlandaises, un récent sondage montre que la plupart des Groenlandais ne considèrent pas la Chine comme une menace.
« Pour Trump, contrarier l’Europe n’est peut-être qu’un petit prix à payer si cela permet de contrecarrer la Chine. »
Ainsi, la récente proposition de Trump d’acheter l’île n’est pas une première. Peu après son entrée en fonction en 2017, il a fait de multiples offres au Danemark, qui les a toutes refusées. Bien que Trump ait donné de vagues raisons pour l’acquisition Groenland, notamment sa taille et son importance pour défendre « le monde libre », la Chine reste au centre de ses préoccupations. « Nous avons besoin du Groenland pour des raisons de sécurité nationale. […] Vous n’avez même pas besoin de jumelles, vous regardez dehors et vous voyez des navires chinois partout », a déclaré Donald Trump lorsqu’il a annoncé son projet d’achat de l’île. Il a également ajouté que si le Danemark ne vendait pas l’île, des sanctions économiques ou la force militaire pourraient être utilisées afin de l’annexer.
Cette démarche s’inscrit dans le cadre d’un plan plus large de Trump visant à orienter la politique étrangère vers l’opposition à la Chine, un recentrage entamé par la stratégie de Barack Obama pour l’Asie de l’Est, et qui visait à détourner les États-Unis du Moyen-Orient et de l’Europe vers le Pacifique. Ce plan n’a pas réussi à extraire les États-Unis de leur intrication en Europe et au Moyen-Orient, mais il a fait de la Chine le plus grand rival des États-Unis, comme en témoignent la guerre commerciale en cours et la paranoïa au sujet de TikTok et des espions chinois. Pour Trump, contrarier l’Europe n’est peut-être qu’un petit prix à payer si cela permet de contrecarrer la Chine.
Le Danemark et d’autres dirigeants européens ont condamné les déclarations de Trump. « Nous prenons cette situation très, très au sérieux », a déclaré le ministre danois des Affaires étrangères, Lars Løkke Rasmussen. Le Groenland est un « territoire européen ». « [Il] n’est pas question pour l’UE de laisser d’autres nations dans le monde, quelles qu’elles soient […] attaquer ses frontières souveraines », a déclaré son homologue français, Jean-Noël Barrot. Pourtant, en privé, le Danemark a tenté d’apaiser les États-Unis, en proposant une présence militaire américaine accrue en échange de l’abandon des demandes d’annexion.
Les Groenlandais, dont près de 90 % sont des Inuits, sont les grands oubliés de ces échanges. Dénonçant le président Trump, un porte-parole du gouvernement allemand a déclaré que « les frontières ne doivent pas être déplacées par la force », ignorant que c’est justement ce que le Danemark a fait concernant le Groenland.
« Les Groenlandais vivent en moyenne huit ans de moins que les Danois et ont le taux de suicide le plus élevé au monde. »
Lors de la colonisation du Groenland, le Danemark a contraint la population à se convertir au christianisme. Pour « moderniser » le pays, les Inuits groenlandais ont été déplacés de force des villes vers les villages. Dans les années 1950, des enfants inuits ont été arrachés à leur famille et emmenés au Danemark pour en faire des « petits Danois ». Dans les années 1960 et 1970, les femmes inuites ont été forcées à porter des dispositifs contraceptifs. Aujourd’hui encore, les inégalités structurelles persistent : les enfants inuits sont cinq fois plus susceptibles d’être placés dans des familles d’accueil que les enfants danois. Ces politiques ont eu des effets dévastateurs : les Groenlandais vivent en moyenne huit ans de moins que les Danois et ont le taux de suicide le plus élevé au monde.
Face à ces difficultés, les Groenlandais se sont battus pour obtenir une plus grande autonomie. En 1979, le Groenland a obtenu l’autonomie locale et, en 2008, les trois quarts des Groenlandais ont voté en faveur d’un référendum approuvant la loi sur l’autonomie du Groenland. En vertu de cette loi, le Groenland assure la plupart des fonctions gouvernementales, à l’exception de la défense et de la sécurité, qui restent du ressort du Danemark. Cette loi donne également au Groenland le droit de déclarer son indépendance.
Deux tiers des Groenlandais y sont favorables mais 78 % s’y opposent si elle entraîne une baisse du niveau de vie. Le principal obstacle à l’indépendance n’est donc pas d’ordre juridique, mais économique. Les subventions danoises représentent 40 % de l’économie de l’île et 60 % du budget du gouvernement groenlandais. Si le Groenland devenait indépendant, il est probable que ces subventions disparaîtraient.
Ces subventions peuvent sembler généreuses, mais elles servent à maintenir le contrôle danois. Le Danemark empêche les autres pays de fournir une aide au Groenland, alors qu’un Groenlandais sur six vit dans la pauvreté. Cette pauvreté est en partie due au colonialisme danois, qui a historiquement favorisé la main-d’œuvre danoise tout en exploitant les travailleurs inuits, en leur reversant des salaires inférieurs. Le Groenland a été un site d’exploitation minière jusqu’en 1987, mais peu de ces revenus ont bénéficié aux Groenlandais. Lorsque les dernières mines ont fermé, elles ont laissé derrière elles des déchets dangereux et des poissons contaminés, qui sont le principal produit d’exportation de l’île et une source vitale de nourriture.
« Le principal obstacle à l’indépendance n’est pas d’ordre juridique, mais économique. »
Le Danemark bloquerait les investissements chinois sur l’île pour des raisons de sécurité. Cependant, la plus grande menace qui pèse sur le Groenland n’est pas la Chine, mais bien les États-Unis. Le Danemark, pour sa part, n’a jamais été un grand ami des Groenlandais. L’intérêt des États-Unis pour le Groenland date d’avant Trump et s’étend sur une période de plus de 150 ans. Si la menace de Trump de recourir à la force militaire est extrême, son inquiétude à l’égard de la Chine est conforme à la politique étrangère états-unienne. Même certains démocrates, comme le sénateur John Fetterman, se sont montrés ouverts à l’idée que les États-Unis puissent acheter l’île. Indépendamment des actions de Trump, la présence militaire américaine à la base aérienne de Thulé lui confère une influence significative sur cette terre. Comme le note Marc Jacobsen, professeur associé au Royal Danish Defence College, « les États-Unis ont déjà le contrôle de facto ».
Le Danemark, comme tout pays colonial, a présenté ses actions comme une défense du Groenland, d’abord contre la Chine puis maintenant contre les États-Unis. Mais tant que le Danemark contrôlera le Groenland, l’île se militarisera tout en restant dans la pauvreté. Si le Danemark a accordé l’autonomie juridique, il a empiété sur son autonomie économique, empêchant l’île d’obtenir de l’aide d’autres pays.
Pour accéder au reste de l"article, cliquer sur l"adresse URL portée en source (haut de page, couleur rouge)
Date | Nom | Message |