Combats en Syrie : « La situation est en train d’échapper au contrôle d’Ahmed al-Charaa »

jeudi 20 mars 2025.
 

Dans un entretien à Mediapart, l’universitaire franco-syrien Aghiad Ghanem décrit le profil des « entrepreneurs de violence » qui s’affrontent depuis jeudi dans l’ouest de la Syrie. Un « moment très critique » pour le président Ahmed al-Charaa.

https://www.mediapart.fr/journal/in...

Le président syrien de transition Ahmed al-Charaa a appelé dimanche 9 mars à « l’unité nationale [et à] la paix civile autant que possible », quatre jours après le début de violents combats entre des groupes armés liés à l’ancien régime des al-Assad et des forces proches du nouveau pouvoir en place à Damas.

Ces affrontements se sont déroulés sur la côte syrienne et dans les montagnes environnantes de Lattaquié, fief du clan al-Assad et berceau de la minorité alaouite du pays, une branche de l’islam chiite. D’après le bilan publié samedi par l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), au moins 1 018 personnes ont été tuées, dont 745 civil·es alaouites.

« Les tueries de civils dans les zones côtières du nord-ouest de la Syrie doivent cesser, immédiatement », a déclaré dimanche Volker Türk, le haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme. « Des enquêtes rapides, transparentes et impartiales doivent être menées sur tous les meurtres et autres violations, et les responsables doivent être amenés à rendre des comptes, conformément aux normes et règles du droit international », a-t-il encore estimé.

Dans un entretien à Mediapart, le Franco-Syrien Aghiad Ghanem, docteur en relations internationales et enseignant à Sciences Po, décrit le profil des « entrepreneurs de violence » qui s’affrontent depuis jeudi. Il regrette aussi que le nouveau pouvoir d’Ahmed al-Charaa n’ait pas suffisamment travaillé à la paix civile depuis son arrivée au pouvoir, en offrant notamment de véritables gages d’inclusion aux alaouites.

Mediapart. La Syrie, débarrassée d’Assad il y a trois mois, prend-elle déjà un tournant ?

Aghiad Ghanem : Nous sommes dans un moment très critique. Il reste encore des factions loyalistes pro-Assad armées. Il reste de l’autre côté des factions islamistes très radicales. Leur discours idéologique et doctrinal justifie le massacre des alaouites, en raison de certaines fatwas passées, notamment celles du savant théologien du XIVe siècle Ibn Taymiyya, qui les décrivent comme les pires mécréants possibles. Malheureusement, le nouveau pouvoir, à ce stade, n’a pas réussi complètement à maîtriser ces factions.

Qu’est-ce que les affrontements en cours racontent des capacités de résistance de l’ancien régime syrien de Bachar al-Assad ?

Les forces loyalistes avaient quitté Damas le 8 décembre dernier sans se battre. Le pouvoir de HTC [l’organisation islamiste Hayat Tahrir Al-Cham, désormais dissoute – ndlr] était arrivé jusqu’à Damas après des confrontations de faible intensité. D’anciens membres de groupes très redoutables et redoutés, par exemple au sein de la quatrième section de l’armée syrienne, sont toujours là. Et certains leaders sont toujours entourés de quelques effectifs. Mais il est très difficile d’en évaluer le nombre exact.

Quand le nouveau pouvoir s’est mis en place, dans la région de Lattaquié, ils ont été accueillis par la population, y compris alaouite. Jusque dans le village de Qardaha, qui est le berceau de la famille des al-Assad, il y avait une disponibilité des alaouites, qui n’en pouvaient plus du régime des al-Assad.

Des dizaines de milliers de jeunes alaouites sont morts pendant cette guerre, à quoi s’ajoutent la pauvreté, la précarité des dernières années. Ils avaient lâché le régime des al-Assad. Ils étaient disposés à accueillir ces nouvelles forces. Mon dernier voyage dans le secteur remontait à l’été 2023, et j’ai vraiment écouté des critiques très dures de l’immense majorité de la population alaouite contre le régime d’alors.

Et lorsqu’il y a eu de premières passes d’armes initiées par le nouveau régime, par exemple avec Kanjo Hassan, le très violent chef de la justice militaire de la prison de Saidnaya [resté loyal au régime d’Assad – ndlr], les populations autour n’avaient pas du tout montré de solidarité avec les loyalistes pro-Assad.

Dans ce cas, que s’est-il passé pour en arriver aux affrontements des derniers jours ?

Il semblerait qu’il y ait eu, malheureusement, des étapes qui oont mené à davantage de divisions sectaires dans le pays. Divisions dont profitent aujourd’hui assez largement les loyalistes.

C’est-à-dire ?

Cela renvoie, d’après moi, à la manière dont la justice transitionnelle enclenchée par le nouveau pouvoir a été appliquée. Cette justice vise bien sûr les criminels du régime des al-Assad. Mais son application s’est parfois révélée approximative, voire arbitraire ou abusive.

Je vous donne l’exemple du village alaouite de Demsarkho, au nord de Lattaquié. Je sais, par les recherches que j’y ai menées, que ce n’était pas du tout un territoire de soutien aux al-Assad, pour différentes raisons, politiques et doctrinales. Mais début février, des personnes – qui renvoient au régime passé – ont été signalées par des habitants alaouites aux nouvelles autorités. Et des factions de HTC sont arrivées pour venir les chercher.

Ces factions ont commencé à tirer partout, jusque sur la voiture du cheikh alaouite qui était venu leur parler, et blesser ses deux accompagnants. Il y a donc une situation de dérive par le bas, par des factions liées au pouvoir qui confondent les soutiens de l’ancien régime et les alaouites en général, de manière abusive.

Les témoignages se multiplient sur les exactions commises à l’encontre de civils alaouites. Ces exactions échappent-elles au contrôle du nouveau pouvoir à Damas ou, au contraire, révèlent-elles quelque chose de la nature de ce pouvoir ?

Je pense que cela lui échappe. Ce sont des factions très radicalisées que le nouveau pouvoir n’a pas réussi à dissoudre au sein d’une armée régulière. À la fin janvier, dans un contexte déjà tendu, le nouveau pouvoir était parvenu à leur faire quitter la région, pour éviter justement, peut-être, ce qui aurait pu devenir un bain de sang. Mais ces factions ont malheureusement de nouveau déferlé sur la ville ces derniers jours. Elles massacrent des alaouites par centaines, et tuent aussi des agents de sécurité du nouveau gouvernement. C’est en train d’échapper au contrôle d’Ahmed al-Charaa.

Ahmed al-Charaa a réagi dimanche, jugeant que « ces défis étaient prévisibles », avant d’appeler à « l’unité nationale, à la paix civile autant que possible ». Qu’en dites-vous ?

Cette unité nationale constitue en effet un défi très important, et je pense que cela aurait dû être le chantier prioritaire du nouveau pouvoir. Consolider une paix civile, en mettant en place une véritable justice transitionnelle, un vrai dialogue. Je donne un exemple : on sort de cinquante-quatre ans de dictature et quatorze ans de guerre civile, et le nouveau pouvoir a prévu une unique journée de conférence sur le dialogue national. Mais une seule journée de dialogue ne peut pas rétablir la confiance et la vérité sur cinquante-quatre années de dictature et quatorze de guerre civile.

Je sais bien que le contexte est très difficile, avec des criminels de guerre proches des al-Assad d’un côté, des factions islamistes de l’autre. Mais je pense tout de même qu’il y a eu un manque de volonté de la part du nouveau pouvoir. Nous n’avons pas vu les gages d’inclusion proposés, notamment, aux alaouites. C’est d’autant plus dommageable que les alaouites étaient tout à fait disposés à soutenir cette transition. Là, ils ne le sont sans doute plus.

À présent, le défi est double : maîtriser ces entrepreneurs de violence, des deux côtés, et engager un dialogue dense pour qu’au moins, face à ce type d’événements, il existe les ressorts d’une résilience civile entre les Syriens.

Ludovic Lamant

• Mediapart. 9 mars 2025 à 18h37 :


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message