« Retournement » par Agnès Marietta : un drame familial dans une cité populaire

samedi 12 avril 2025.
 

Régis Hebette met en scène au Théâtre de L’Échangeur de Bagnolet un drame familial dans une cité populaire. Le père revient du pays après 12 ans d’absence. Personne ne l’attendait. Tout s’est poursuivi. La raison du retour n’est pas connue. Les non-dits, les souffrances et les tourments se révèlent. Chacun est tour à tour un volcan dont l’éruption menace. Comment faire ensemble. L’occasion de mêler intime et social. Dans le chaos de notre société.

« Les miroirs qui reflètent des images dans notre dos nous séparent du mone ? » – Betool Khedairi

Certains personnages et certaines situations se font rares dans les textes de théâtre et sur scène. Au point qu’on peut penser, certains soirs dramatiques, que le plateau renvoie la salle en miroir. Ou bien que la distance historique des situations abstrait le concernement. Il est loin le temps où dans son décret du 20 ventôse de l’an II, le Comité de Salut public intitule le Théâtre français, Théâtre du peuple et demande « (..) que soient organisés tous les dix jours des spectacles civiques gratuitement de par et pour le peuple ».

« Retournement » d’Agnès Marietta mis en scène par Régis Hebette n’est pas un miroir de salle de théâtre.

On est face à une famille immigrée monoparentale qui subit le retour du père après 12 ans d’absence. Un père non attendu. Une présence forte et embarrassante. Un manque passé que la venue ne comble pas. Pas besoin sur scène des signes architecturaux de la cité et de l’appartement. Ils dominent la cour du Théâtre de Bagnolet et on a traversé ces cités pour y venir.

« L’exil commence lorsque le présent est confisqué » – Chawki Abdelamir On croise donc des personnes – le père, la mère, le fils, la fille, la voisine et le contremaître – à la fois dans leur être intime et leur être social. Le père arrive, mais pour chacun, c’est le départ qui est à l’ordre du jour. Soit qu’un autre le leur ordonne. Soit qu’il ou elle en rêve. Soit qu’ils s’y résignent. Comme si, malgré l’affirmation du fils affirmant qu’il est chez lui, nulle part n’est tout à fait chez moi. Les distances se creusent. Entre générations. Entre origine et présent. Dans des corps sociaux presque homogènes. Avec des mots qui ne sont ni ceux que l’on voudrait dire pour réconcilier. Ni ceux qu’on voudrait crier pour se purger de la douleur.

« L’homme porte le mystère de la vie qui porte le mystère du monde » -Edgar Morin

« Retournement » n’est pas une pièce réaliste ou documentaire. Bien entendu, on y parle exils. On y retrouve l’exploitation au travail. La réussite d’un bac pour la jeune sœur y est pensée comme une promesse d’avenir brillant. On y est fiers de ses vies difficiles… Chacun pourrait faire un pas de plus pour être mieux. Malgré tout, on sent que ni l’origine des contentieux, ni la résolution des difficultés ne se trouvent principalement dans le périmètre des personnages. C’est une pièce de notre présent.

« Retournement » n’est pas didactique. Elle est agie par un profond mystère non résolu. Et qui est aussi le nôtre. En tant que spectateur. Celui de nos pères. Celui de nos indépendances. Celui de nos manques et de nos abandons. Celui de la force de vie, qu’elle se puise de l’espérance ou du désespoir. Et aussi cette question : que faire ensemble ? Dans nos intimités comme politiquement. Éclaircir l’obscur sans dissiper la brume. Ailleurs parle aussi de nous. Tout ne se résout pas au théâtre.

« La scène est une image du monde où jouent les spectateurs » – Edward Bond

Cet étrange passage du particulier au public prend appui sur plusieurs éléments. Agnès Marietta a bien conçu son projet dans une maison d’arrêt du Val-d’Oise. Avec les histoires des détenus. Mais la langue de l’autrice fait écart avec le langage usuel. Avec des renvois à la ligne faisant poème au cœur des répliques. Mêlant violence et douceur. Et des dialogues en écho d’un chœur disloqué. Le travail du metteur en scène et des comédiens compose le texte.

Faire affleurer l’ailleurs ou l’ancien. Les accents qui se frottent avec la poésie des mots. L’importance accordée au jeu plus qu’à l’intrigue. Épuré sans lyrisme. Dans un décor ni réaliste ni symbolique avec lequel les acteurs font cadre. Le public a aussi son travail de création à produire.

Par Laurent Klajnbaum


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