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En ce jour du 8 mai, nous irons rendre hommage aux morts de la plus meurtrière guerre de l’histoire : près de 60 millions de morts dans le monde. Peut-être faudra-t-il décrypter les discours, officiels ou pas, quand il sera rappelé le rôle éminent (et réel) des États-Unis dans la Libération. Sans doute faudra-t-il relever les absences dans ces discours, en particulier celui des 26 millions de morts soviétiques, parce que la conjoncture ne se prête pas à quelque hommage à tout ce qui rappelle la Russie. Et pourtant…
Pertes humaines pendant la seconde guerre mondiale : le lourd tribut de l’Union soviétique
Donald Trump a déclaré vouloir rebaptiser les 8 mai et 11 novembre en « jours de la victoire », précisant : « Nombre de nos alliés et amis célèbrent le 8 Mai comme le Jour de la Victoire, mais nous avons fait, de loin, plus que tout autre pays, en remportant la victoire lors de la Seconde Guerre mondiale. » (Voir par exemple Libération, 2 mai 2025).
Et c’est bien l’image qui nous reste de la Libération de la France en 1944 : l’arrivée des Américains dans des rues qui se remplissent de monde, la joie après quatre ans d’occupation, l’échange d’un ballon de rouge contre quelques cigarettes made in USA, le jazz de Glenn Miller…
C’est aussi l’image des combats acharnés sur les plages de Normandie où ils ont débarqué (on oublie un peu vite les Britanniques, les Canadiens, les Australiens…) le 6 juin 1944, et en particulier les pertes lourdes enregistrées sur Omaha, aujourd’hui bien connues par les films comme Le Jour le plus long (1962), Il faut sauver le soldat Ryan de Steven Spielberg (1998) ou encore la série Band of Brothers, produite par Tom Hanks et le même Spielberg (2001). Il serait donc tentant de donner, pour cette fois, raison à Trump : les États-Unis ont fait « plus que tout autre pays » pour la victoire scellée par la capitulation allemande du 8 mai 1945.
Toutefois, s’il ne s’agit nullement de minimiser les sacrifices consentis et les pertes subies par les soldats d’outre-Atlantique durant la Seconde Guerre mondiale, il convient d’apporter de sérieuses nuances à ces images.
Il convient de rappeler que les États-uniens ont contribué de manière importante à la lutte contre les puissances de l’Axe (Japon, Allemagne nazie, Italie fasciste et leurs alliés). Dans le Pacifique en particulier, ils ont fourni, de loin, le plus important contingent contre l’expansion impérialiste du Japon, à partir de l’attaque de ces derniers contre la base navale états-unienne de Pearl Harbor (7 décembre 1941).
Plus largement, la mobilisation de l’industrie états-unienne a été considérable : le pays a produit, entre 1942 et 1945, une moyenne de 68 500 avions par an, mais aussi 90 000 chars en 4 ans, 65 000 bateaux de débarquement, 1200 navires de guerre, etc. Selon André Kaspi, « tout en équipant leurs forces, les Américains ont armé ou réarmé leurs alliés, de sorte qu’ils ont fourni 35 % des armements qui ont permis d’abattre l’Allemagne et 86 % de ceux qui ont assuré la défaite du Japon » (André Kaspi, Les Américains, Naissance et essor des Etats-Unis, 1607-1945, Seuil, 1986, p.329).
Ils ont réussi à mobiliser 16 millions de soldats dont plus de 400 000 ont été tués. L’effort de guerre des États-Unis n’est donc pas à remettre en cause.
Cet effort hors du commun a été facilité par le fait que le pays est le seul des principaux belligérants à ne pas avoir été touché sur son territoire, à l’exception de l’attaque de Pearl Harbor. Ainsi, contrairement au Royaume-Uni pris sous les bombardements allemands, à la France occupée, à la Chine en grande partie envahie par le Japon et, surtout, à l’URSS ravagée par les combats et les massacres, les États-Unis ont pu développer toute leur puissance industrielle sans menace directe de destruction.
Il convient de ne pas rester européo-centré, ou plutôt occidento-centré, si l’on nous permet ce néologisme. Ainsi, la guerre n’a pas commencé, comme il est encore écrit jusque dans les manuels scolaires, le 1er septembre 1939 par l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie.
Elle a débuté a minima au cours de l’été 1937, quand le Japon a attaqué la Chine. Elle s’arrête non pas le 8 mai mais le 2 septembre 1945 avec la capitulation du Japon. On peut à ce sujet s’étonner que le président états-unien décide d’ériger en « fête de la victoire » le 8 mai plutôt que le 2 septembre. Peut-être ne tient-il pas à ce qu’il soit rappelé que cette capitulation a été obtenue après les bombardements atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, en août 1945 ?
Toujours est-il que la guerre a duré huit ans, au cours desquels les États-Unis n’ont combattu « que » un peu plus de 3 ans et demi. Avant leur entrée en guerre, les pays opposés à l’Axe ont dû tenir : la Chine d’abord, où les communistes de Mao Zedong et les nationalistes de Tchang Kaï-chek se sont réconciliés pour combattre l’ennemi commun japonais ; ils ont réussi, tant bien que mal, à tenir l’intérieur du pays, subissant des pertes considérables, entre 10 et 20 millions de morts dont une grande partie de civils.
Les Britanniques ont su résister aux terribles bombardements allemands, grâce à l’héroïsme des pilotes de la Royal Air Force et à la cohésion nationale, notamment durant le terrible épisode appelé le « Blitz » (l’« Éclair ») par les Allemands, entre septembre 1940 et mai 1941. L’objectif était de faire céder le Royaume-Uni : ce fut peine perdue. Cela n’a pas empêché les Britanniques de combattre partout où cela était nécessaire, comme l’avait promis Churchill dès juin 1940, notamment sur les mers, ou en Afrique du Nord, contraignant Hitler à y envoyer parmi ses meilleures troupes, l’Afrika Korps.
« Nous irons jusqu’au bout, nous nous battrons en France, nous nous battrons sur les mers et les océans, nous nous battrons avec toujours plus de confiance ainsi qu’une force grandissante dans les airs, nous défendrons notre Île, quel qu’en soit le coût, nous nous battrons sur les plages, nous nous battrons sur les terrains d’atterrissage, nous nous battrons dans les champs et dans les rues, nous nous battrons dans les collines ; nous ne nous rendrons jamais. », Winston Churchill, discours devant la Chambre des communes, 4 juin 1940
Mais c’est l’attaque de l’URSS par l’Allemagne, le 22 juin 1941 (Opération Barbarossa) qui marque le grand tournant de la guerre. Si l’Armée rouge est, dans un premier temps, submergée, les combats qu’elle livre sont de plus en plus acharnés et finissent par ralentir puis arrêter la Wehrmacht (l’armée allemande).
La population de Léningrad (Saint-Pétersbourg) soutient un siège terrible, un des plus longs de l’histoire, entre le 8 septembre 1941 et le 27 janvier 1944 ; les Allemands sont repoussés devant Moscou, entre octobre 1941 et janvier 1942 ; ils sont fixés à Stalingrad (au sud, sur la Volga) dès l’été 1942. C’est là que les Soviétiques infligent aux Allemands leur première grande défaite : la VIe armée allemande capitule à Stalingrad le 2 février 1943.
L’effort de guerre consenti par l’URSS est considérable, spectaculaire même, dans la mesure où il s’agit d’un pays dont les territoires les plus riches sont ravagés par les combats ou occupés par l’ennemi. 44 % du PIB soviétique est consacré à l’effort de guerre, les usines sont massivement reconverties dans l’armement, la plupart des complexes industriels de l’ouest du pays ont été démontés face à l’avancée ennemie et reconstitués plus à l’est, vers l’Oural : 1523 usines en 1941, 1070 en 1942.
Cela permet à l’URSS de dépasser l’Allemagne en production de chars dès 1943 ; entre 1942 et la fin de la guerre, le pays fabrique 120 000 avions, 100 000 chars, 360 000 pièces d’artillerie, 15 millions d’armes individuelles… Et il convient de s’ôter de l’esprit la piètre qualité de la production soviétique en la matière. Les chars russes, dont le célèbre T-34, surclassent les panzers allemands. Ils remportent la plus grande bataille de chars de l’histoire, dans la région de Koursk, en juillet-août 1943.
Pourtant, les Soviétiques ont peiné à se faire entendre de leurs alliés occidentaux. Dès 1942, Staline réclame au président états-unien Roosevelt et au Premier ministre britannique Churchill l’ouverture rapide d’un front en Europe de l’Ouest. Ils s’y refusent et lancent au contraire une stratégie plus périphérique avec le débarquement en Afrique du Nord (novembre 1942) puis en Sicile (juillet 1943).
Lorsqu’enfin le débarquement a lieu en Normandie le 6 juin 1944, l’Armée rouge peut lancer l’Opération Bagration (juin-août 1944) : une large offensive contre les Allemands en Biélorussie, d’une ampleur supérieure à l’Opération Overlord en Normandie, et qui permet d’infliger à la Wehrmacht une défaite sans appel. Ce sont les Soviétiques qui prennent Berlin entre le 20 avril et le 2 mai 1945, après avoir repoussé les Allemands de Pologne et de toute l’Europe centrale.
L’URSS est le pays le plus touché par la guerre, avec plus de 26 millions de morts, dont plus de 15 millions sont des civils. Ces pertes humaines représentent donc presque la moitié de tous les morts de la Seconde Guerre mondiale. 16 % de la population de l’URSS a disparu dans la guerre !
Face aux sacrifices consentis par les uns et les autres, après les combats, perdus ou gagnés, chaque peuple a, légitimement, forgé une mémoire permettant de rassembler au mieux la nation. Les Français ont d’abord insisté sur le rôle de la Résistance, extérieure avec De Gaulle, intérieure avec les mouvements de résistance, Jean Moulin, les maquis…
Les Britanniques ont mis en valeur l’héroïsme des pilotes de la RAF ainsi que la personnalité de Churchill. Les Soviétiques et aujourd’hui les Russes ont écrit l’histoire de leur « Grande guerre patriotique » contre le nazisme : Vladimir Poutine l’a même faite réécrire pour en imposer sa vision dans les manuels d’histoire, où est vanté « l’héroïsme des combattants de l’Armée rouge, prêts à tous les sacrifices ». (Cité par Nicolas Werth, dans L’Histoire n° 517, mars 2024)
Les États-uniens voient d’abord les combats de leurs « soldats de la liberté » (Voir Bruno Cabanes, dans Les Collections de l’Histoire, n°56, juillet 2012) comme décisifs, prêts, eux aussi, à tous les sacrifices pour sauver un monde auquel « l’Amérique » est légitime à porter les valeurs du libéralisme ou la société de consommation. Le mythe de la « destinée manifeste », forgé au XIXe siècle pour légitimer la conquête de l’Ouest, est remobilisé à cette occasion, et Trump s’en est réclamé lors de discours d’investiture : c’est un moyen pour lui de légitimer ses revendications impérialistes d’expansion territoriale vers le Groenland, le Canada et Panama.
La recomposition du passé par nos mémoires, individuelles et collectives, est incontournable. Mais elle est utilisée abondamment pour justifier telle politique d’armement, telle revendication géostratégique, parfois même tel choix budgétaire, en fonction de l’intérêt du moment, et elle en dit long sur la façon dont l’avenir est envisagé. Ainsi, l’obsession trumpienne de la grandeur de « l’Amérique » (en réalité des États-Unis), qui est un impérialisme, puise des éléments de grandeur dans l’histoire américaine.
Mais non, les États-Unis n’ont pas fait « de loin, plus que tout autre pays » pour la victoire de 1945. En revanche, cette victoire a bien érigé les États-Unis en superpuissance ; c’est donc la proposition inverse qu’il faudrait défendre : la victoire de 1945 a porté, plus que toute autre, les États-Unis au rang de première puissance mondiale. Nous en sommes toujours là.
Par Sébastien Poyard
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