Le capitalisme contemporain et Marx (Michel Husson, économiste, chercheur à l’IRES)

mardi 1er mai 2018.
 

Périodiquement, la grande presse économique évoque l’actualité de la critique marxiste du capitalisme. On a pu lire dans The Economist (1) que « le communisme comme système de gouvernement était mort ou mourant » mais que « son avenir semblait assuré en tant que système d’idées ». Business Week (2) titrait il y a peu sur le retour de la lutte des classes. Plus récemment, dans le Financial Times du 28 décembre 2006, John Thornhill soulignait que « l’essor récent de la mondialisation qui, à bien des points de vue, évoque l’époque de Marx, a sans aucun doute conduit à un intérêt renouvelé pour sa critique du capitalisme (...) Comment peut-il se faire que 2 % les plus riches de la population adulte du monde possèdent plus de 50% de la richesse mondiale tandis que la moitié la plus pauvre n’en possède que 1 % ? Comment peut-on comprendre le capital sans lire Das Kapital ? » (3). Dans sa biographie de Marx, Jacques Attali (4) soutient que c’est seulement aujourd’hui que l’on se pose les questions auxquelles répondait Marx.

Plus récemment encore, le magazine Challenges (5) consacrait sa couverture à Marx, sous le titre « une analyse toujours actuelle ». On y trouve cette déclaration d’Alain Minc : « Il est le seul qui ait pensé en même temps l’économie et la société. Personne ne l’a fait à cette hauteur avant et après lui. Keynes, par exemple, ne comprenait rien aux sociétés là où Marx dégage trois facteurs de production, le capital, le travail et la confiance. De ce point de vue, je serai toujours un éternel marxiste ». Dans la même publication, le directeur général de l’OMC, Pascal Lamy, assure que « si l’on veut analyser le capitalisme de marché mondialisé d’aujourd’hui, l’essentiel de la boîte à outils intellectuelle réside dans ce que Marx et un certain nombre de ses inspirateurs ont écrit ».

Mais au-delà de ces hommages parfois approximatifs (où donc Alain Minc a-t-il déniché l’idée que Marx faisait de la « confiance » un « facteur de production » ?) et qui reviennent à chaque récession ou crise financière, il convient de se poser cette question préalable : est-il bien raisonnable de se référer à un auteur du XIXème siècle pour comprendre le capitalisme contemporain  ? Ne risque-t-on pas de sombrer dans un archaïsme dogmatique ? Pour justifier le recours à l’appareil conceptuel marxiste, il faut au préalable prendre en compte cette possible objection : l’analyse de Marx aurait été rendue obsolète par les progrès de la science économique et par les transformations de son objet. Si la science économique était une science comme les autres, progressant par progrès qualitatifs et changements de paradigme, il serait aussi inutile de se référer à Marx qu’à ses contemporains physiciens ou chimistes. Mais cette conception de la « science économique » comme une science unifiée progressant linéairement doit être récusée. Contrairement par exemple à la physique, les paradigmes de l’économie continuent en effet à coexister de manière conflictuelle, comme ils l’ont fait depuis la création de cette discipline. L’économie dominante actuelle, dite néo-classique, est construite sur un paradigme qui ne diffère pas fondamentalement de celui d’écoles pré-marxistes ou même pré-classiques. Le débat triangulaire entre l’économie « classique » (Ricardo), l’économie « vulgaire » (Say ou Malthus) et la critique de l’économie politique (Marx) continue à peu près dans les mêmes termes. Les rapports de forces qui existent entre ces trois pôles ont évolué, mais pas selon un schéma d’élimination progressive de paradigmes rejetés peu à peu dans le champ pré-scientifique.

Pour ne prendre qu’un exemple, on peut évoquer le débat actuel sur les « trappes à chômage » : des indemnisations trop généreuses décourageraient les chômeurs de reprendre un emploi et seraient l’une des causes principales de la persistance du chômage. Or, ce sont exactement les mêmes arguments que ceux avancés en 1832 pour remettre en cause la loi sur les pauvres en Angleterre. Il s’agit là d’une question sociale qu’aucun progrès de la science n’est venu trancher.

La seconde partie de l’objection est que le capitalisme d’aujourd’hui serait qualitativement différent de celui que Marx étudiait. En admettant même que ses analyses aient pu servir à comprendre le capitalisme du XIXème siècle, elles auraient perdu toute pertinence en raison de ses mutations ultérieures. Personne ne soutient évidemment que le capitalisme contemporain est identique, dans ses formes d’existence, à celui que connaissait Marx. Mais on peut soutenir que les structures principales de ce système sont restées invariantes, et même que le capitalisme contemporain est plus proche d’un fonctionnement « pur » que ne l’était celui des « Trente Glorieuses » qui vont de la Seconde Guerre mondiale au milieu des années 1970.

Il n’est donc possible d’appliquer les schémas marxistes à la réalité d’aujourd’hui qu’en adoptant ce double point de vue : il n’y a pas eu de progrès cumulatifs de la « science » économique ni de mutation des structures fondamentales du capitalisme. Tout retour à Marx valide peu ou prou ces deux propositions. Mais il est tout aussi vain de vouloir faire entrer, plus ou moins de force, la réalité contemporaine dans un cadre conceptuel marxien, ce qui ne serait après tout qu’une version affaiblie du dogmatisme. Il faut encore montrer qu’on en tire un bénéfice, une plus-value, et que l’on réussit à mieux comprendre le capitalisme contemporain. C’est ce que cet article voudrait faire autour de quelques questions centrales d’économie politique.

I. - LA FINANCE

L’euphorie boursière et les illusions créées par la « nouvelle économie » ont donné l’impression que l’on pouvait « s’enrichir en dormant », bref que la finance était devenue une source autonome de valeur. De telles illusions n’ont rien d’original, et on trouve chez Marx tous les éléments pour en faire la critique, notamment dans ses analyses du livre 2 du Capital consacrées au partage du profit entre intérêt et profit d’entreprise. Marx écrit par exemple que : « dans sa représentation populaire, le capital financier, le capital rapportant de l’intérêt est considéré comme le capital en soi, le capital par excellence » (6). Il semble en effet capable de procurer un revenu, indépendamment de l’exploitation de la force de travail. C’est pourquoi, ajoute Marx, « pour les économistes vulgaires qui essaient de présenter le capital comme source indépendante de la valeur et de la création de valeur, cette forme est évidemment une aubaine, puisqu’elle rend méconnaissable l’origine du profit et octroie au résultat du procès de production capitaliste - séparé du procès lui-même - une existence indépendante » (7). Pour Marx, l’intérêt ne représente pas le « prix du capital » qui serait déterminé par la valeur d’une marchandise particulière, comme ce peut être le cas du salaire pour le travail ; il est une clé de répartition de la plus-value entre capital financier et capital industriel.

Cette vision « soustractive », où l’intérêt est analysé comme une ponction sur un profit préalablement déterminé, s’oppose totalement à la vision de l’économie dominante, celle que Marx qualifiait déjà de « vulgaire », et qui traite de la répartition du revenu selon une logique additive. Elle conçoit la société comme un marché généralisé où chacun vient, en fonction de ses « dotations », offrir ses services sous forme de « facteurs de production ». Certains offrent leur travail, d’autres la terre, d’autres le capital. Cette théorie ne dit évidemment rien du mode d’attribution de ces dotations initiales à chacun des « agents » qui composent la société, mais l’intention est claire : le revenu national est construit par agrégation des revenus des différents « facteurs de production » selon un processus qui tend à les symétriser. L’exploitation disparaît, puisque chacun des facteurs est rémunéré au prorata de sa contribution propre, et les rapports de propriété sont pris comme des données immuables.

Cette vision harmonieuse de la société soulève des difficultés d’ordre théorique. Des générations d’étudiants en économie ont ainsi appris que « le producteur maximise son profit ». Mais comment ce profit est-il calculé ? Dans les manuels, c’est simplement la différence entre le prix de vente et le coût de production qui inclut les salaires, les consommations intermédiaires, mais aussi un « coût d’usage » du capital. Ce dernier concept résume à lui seul les difficultés de l’opération, puisqu’il dépend à la fois du prix des biens d’équipement et du taux d’intérêt. Mais si les machines ont été payées et les intérêts versés, quel est alors ce profit que l’on maximise ? Question d’autant plus intéressante que ce profit, une fois « maximisé » est nul. S’il ne l’est pas, il tend alors vers l’infini, et la théorie néoclassique de la répartition s’effondre, puisque le revenu devient supérieur à la somme des rémunérations des « facteurs de production ». La seule manière de traiter cette difficulté est, pour l’économie dominante, de la découper en morceaux et d’apporter des réponses différentes selon les régions à explorer, sans jamais assurer une cohérence d’ensemble, qui ne saurait être donnée que par une théorie de la valeur dont elle ne dispose pas. Pour résumer ces difficultés, qui ramènent à la discussion de Marx, la théorie dominante oscille entre deux positions incompatibles. La première consiste à assimiler l’intérêt au profit - et le capital emprunté au capital engagé - mais laisse inexpliquée l’existence même d’un profit d’entreprise. La seconde consiste à distinguer les deux, mais, du coup, s’interdit la production d’une théorie unifiée du capital. Toute l’histoire de la théorie économique est celle d’un va-et-vient entre ces deux positions contradictoires, et cette question n’a pas été réglée par les développements de la « science économique ».

La théorie de la valeur-travail pose d’emblée la question fondamentale de l’économie politique, celle de l’origine du profit, qui devrait être incontournable pour une approche scientifique du capitalisme. Comment en effet analyser ce système économique et social sans s’interroger sur l’existence même du profit, et sa grandeur ?

Or, la théorie actuellement dominante, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, évite soigneusement de le faire. Le profit est défini comme une différence comptable entre le prix et le coût mais les raisons de son existence et de son niveau sont extraordinairement diverses (8).

La théorie marxiste repose sur ce principe essentiel : c’est le travail humain qui est la seule source de création de valeur. Par valeur, il faut entendre ici la valeur monétaire des marchandises produites sous le capitalisme.

On se trouve alors confronté à cette véritable énigme - que les transformations du capitalisme n’ont pas fait disparaître - d’un régime économique où les travailleurs produisent l’intégralité de la valeur mais n’en reçoivent qu’une fraction sous forme de salaires, le reste allant au profit. Les capitalistes achètent des moyens de production (machines, matières premières, énergie, etc.) et de la force de travail ; ils produisent, puis vendent des marchandises, et se retrouvent au bout du compte avec plus d’argent qu’ils n’en avaient engagé au départ. Le profit est indéniablement la différence entre le prix de vente et le coût de revient de cette production, mais la raison même de son existence reste un mystère.

C’est autour de cette question absolument fondamentale que Marx ouvre son analyse du capitalisme dans Le Capital. Avant lui les grands classiques de l’économie politique, comme Smith ou Ricardo, procédaient autrement, en se demandant ce qui réglait le prix relatif des marchandises : pourquoi, par exemple, une table vaut-elle le prix de cinq pantalons ? Très vite, la réponse qui s’est imposée consiste à dire que ce rapport de un à cinq reflète plus ou moins le temps de travail nécessaire pour produire un pantalon ou une table.

C’est ce que l’on pourrait appeler la version élémentaire de la valeur-travail. Ensuite, ces économistes - que Marx appelle classiques et qu’il respecte (à la différence des économistes « vulgaires ») - cherchent à décomposer le prix d’une marchandise. Outre le prix des matières premières, ce prix incorpore trois grandes catégories, la rente, le profit et le salaire. Cette formule « trinitaire » semble très symétrique : la rente est le prix de la terre, le profit le prix du capital, et le salaire est le prix du travail. D’où la contradiction suivante : d’un côté, la valeur d’une marchandise dépend de la quantité de travail nécessaire à sa production ; mais, d’un autre côté, son prix ne comprend pas que du salaire.

L’analyse se complique encore quand on remarque, comme le fait Ricardo, que le capitalisme se caractérise par la formation d’un taux général de profit, autrement dit que les capitaux tendent à avoir la même rentabilité, quelle que soit la branche dans laquelle ils sont investis. Ricardo ne réussira pas à résoudre cette difficulté. Marx propose sa solution, qui consiste à appliquer à la force de travail, cette marchandise un peu particulière, la distinction classique entre valeur d’usage et valeur d’échange. Le salaire est le prix de la force de travail qui est socialement reconnu à un moment donné comme nécessaire à sa reproduction. De ce point de vue, l’échange entre le vendeur de force de travail et le capitaliste est en règle générale un rapport égal. Mais la force de travail dispose d’une propriété particulière
- c’est sa valeur d’usage - de produire de la valeur. Le capitaliste s’approprie l’intégralité de cette valeur produite, mais n’en paie qu’une partie, parce que le développement de la société fait que les salariés peuvent produire durant leur temps de travail une valeur plus grande que celle qu’ils vont ensuite récupérer sous forme de salaire. Dans les premières lignes du Capital, Marx observe que la société se présente comme une « immense accumulation de marchandises » toutes produites par le travail humain. On peut alors en faire deux « tas » : le premier est formé des biens et services de consommation qui reviennent aux travailleurs ; le second comprend des biens dits « de luxe » et des biens d’investissement, et correspond à la plus-value. Le temps de travail de l’ensemble de cette société peut à son tour être décomposé en deux : le temps consacré à produire le premier « tas » est appelé par Marx le travail nécessaire, et c’est le surtravail qui est consacré à la production du second « tas ».

Cette représentation est au fond assez simple mais, pour y parvenir, il faut évidemment prendre un peu de recul et adopter un point de vue social. C’est précisément ce pas de côté qu’il est si difficile de faire parce que la force du capitalisme est de proposer une vision de la société qui en fait une longue série d’échanges égaux. Contrairement au féodalisme où le surtravail était physiquement perceptible - le paysan devait travailler un certain nombre de jours par an sur les terres du seigneur ou lui remettre une fraction de sa propre récolte - cette distinction entre travail nécessaire et surtravail devient opaque dans le capitalisme, en raison même des modalités de la répartition des richesses et d’une très profonde division sociale du travail. Or, ce dispositif fonctionne encore aujourd’hui et prend même une forme exacerbée avec la financiarisation.

La théorie de la valeur est donc particulièrement utile pour traiter correctement ce phénomène. Une présentation largement répandue consiste à dire que les capitaux ont en permanence le choix de s’investir dans la sphère productive ou de se placer sur les marchés financiers spéculatifs, et qu’ils arbitreraient entre les deux en fonction des rendements attendus. Cette approche a des vertus critiques, mais elle a le défaut de suggérer qu’il y a là deux moyens alternatifs de gagner de l’argent. En réalité, on ne peut s’enrichir en Bourse que sur la base d’une ponction opérée sur la plus-value, de telle sorte que le mécanisme admet des limites, celles de l’exploitation, et que le mouvement de valorisation boursière ne peut s’auto-alimenter indéfiniment.

C’est pourquoi les cours de Bourse préfigurent les profits attendus. Cette liaison est évidemment très imparfaite, et dépend aussi de la structure de financement des entreprises : selon que celles-ci se financent principalement ou accessoirement sur les marchés financiers, le cours de l’action sera un indicateur plus ou moins précis. L’économiste marxiste Anwar Shaikh a exhibé une spécification qui montre que cette relation fonctionne relativement bien pour les États-Unis (9). Il en va de même dans le cas français : entre 1965 et 1995, l’indice de la Bourse de Paris est bien corrélé avec le taux de profit. Mais cette loi a été clairement enfreinte dans la seconde moitié des années 90 : à Paris, le CAC 40 a été ainsi multiplié par trois en cinq ans, ce qui est proprement extravagant.

Aux États-Unis, toute une série de livres paraissent en 1999, qui pronostiquent un envol sans limite des cours boursiers (10). L’indice Dow Jones devrait atteindre 30.000 en 2008, 40.000 en 2016, voire 100.000 un peu plus tard. Et ils sont bien accueillis, notamment celui de Glassman et Hassett, dont le professeur Meltzer recommande la lecture « à tout actionnaire », tandis que Newsweek salue la « lumineuse clarté de ses explications de la théorie financière ». Quand ces livres sont sortis, l’indice Dow Jones était à 11.000, mais il s’est mis à baisser dans les mois qui ont suivi leur parution, pour tomber à 8.000 trois ans plus tard. Depuis, il est reparti à la hausse et atteint aujourd’hui une valeur moyenne de 13.000, à nouveau menacée par les effets de la crise immobilière.

Cette prétention, naïve mais péremptoire, à énoncer les lois d’une « nouvelle économie » qui autoriserait une divergence durable entre les cours boursiers et les « fondamentaux » revenait au fond à nier la loi de la valeur, puisque la richesse financière pouvait augmenter sans rapport avec la richesse réelle produite par le travail.

Le retournement boursier du début des années 2000 doit donc être interprété comme une forme de rappel à l’ordre de la loi de la valeur qui se fraie la voie, sans se soucier des modes économiques. Il a pu d’ailleurs être analysé en des termes classiquement marxistes (11). Ce retour du réel renvoie en fin de compte à l’exploitation des travailleurs, qui est le véritable « fondamental » de la Bourse. La croissance de la sphère financière et des revenus qu’elle procure, n’est possible qu’en proportion exacte de l’augmentation de la plus-value non accumulée, et l’une comme l’autre admettent des limites, qui ont été atteintes en l’an 2000.

II. - LE CHÔMAGE ET LES SALAIRES

Depuis deux décennies, le capitalisme est caractérisé par un recul de la part des salaires dans le revenu national, par la persistance d’un chômage de masse et l’extension de la précarité. Ce bilan est désormais validé par des institutions internationales comme le FMI (12) ou la Commission européenne (13). L’une des manières de justifier cette situation consiste à se référer à la théorie du taux de chômage d’équilibre, aussi appelé Nairu (Non Accelerating Inflation Rate Of Unemployment) parce que c’est celui en dessous duquel l’inflation se déclenche. Toute politique visant à retourner au plein-emploi serait illusoire parce que la baisse du taux de chômage déclencherait un surcroît d’inflation qui ramènerait finalement le taux de chômage à sa valeur « d’équilibre ».

Mais si on examine de plus près sa formulation, on découvre qu’il s’agit aussi bien d’une théorie du « taux d’exploitation d’équilibre », d’autant plus élevé que le taux de chômage et les gains de productivité sont élevés, à condition que ces derniers ne se répercutent pas pleinement sur les salaires. Cette approche moderne n’est rien d’autre qu’une reformulation de la théorie de Marx : « Les variations du taux général des salaires ne répondent donc pas à celles du chiffre absolu de la population ; la proportion différente suivant laquelle la classe ouvrière se décompose en armée active et en armée de réserve, l’augmentation ou la diminution de la surpopulation relative, le degré auquel elle se trouve tantôt “engagée”, tantôt “dégagée”, en un mot, ses mouvements d’expansion et de contraction alternatifs correspondant à leur tour aux vicissitudes du cycle industriel, voilà ce qui détermine exclusivement ces variations  » (14).

Tout se passe comme si les politiques européennes s’inspiraient directement de cette analyse, ce qui permet de comprendre pourquoi elles se fixent comme objectif d’augmenter le taux d’emploi, et non pas de baisser le taux de chômage. Il s’agit de créer des emplois à condition de faire progresser encore plus rapidement les arrivées sur le marché du travail pour maintenir la pression exercée par ce que Marx appelait « armée industrielle de réserve ». On tient là une description assez fidèle des règles de fonctionnement d’un capitalisme qui vise à augmenter le taux d’exploitation en maintenant la pression exercée par le chômage de masse sur les salaires et à déconnecter leur progression des gains de productivité.

Les économistes libéraux ont évidemment du mal à reprendre à leur compte la théorie marxiste du salaire et le retournement à la baisse de la part salariale reste à leurs yeux un mystère. Dans une interview au Financial Times (15), Alan Greenspan, l’ancien président de la Federal Reserve Bank, observe cette « caractéristique très étrange » du capitalisme contemporain : « la part des salaires dans le revenu national aux États-Unis et dans d’autres pays développés atteint un niveau exceptionnellement bas selon les normes historiques ». Or, à long terme, « le salaire réel tend à évoluer parallèlement à la productivité réelle ». C’est ce qu’on a pu observer « durant des générations, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui ». Le salaire réel s’est mis à « diverger », pour des raisons qui ne sont pas claires aux yeux de Greenspan, qui « s’attendait et s’attend toujours » à une normalisation de la répartition entre salaires et profits tout en redoutant « une perte de soutien politique aux marchés libres si le salaire du travailleur amé- ricain moyen ne se mettait pas dans de brefs délais à augmenter plus vite ».

Une abondante littérature cherche pourtant à rendre compte de cette tendance à la baisse de la part salariale (16). De nombreuses explications sont mobilisées : prix de l’énergie, taux d’intérêt, intensification du capital.

Mais ces explications ne tiennent pas parce qu’elles ont en commun de chercher une cause strictement économique à un phénomène éminemment social. La baisse générale de la part salariale s’explique beaucoup plus simplement par le rapport de forces entre classes sociales que le taux de chômage permet de mesurer conformément à l’intuition de Marx. Cette baisse a permis un rétablissement spectaculaire du taux de profit à partir du milieu des années 1980. Comme, dans le même temps, le taux d’accumulation a continué à fluctuer à un niveau inférieur à celui d’avant-crise, cette ponction sur les salaires n’a pas été utilisée pour investir plus. Le fameux théorème de Schmidt (« les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ») n’a pas fonctionné.

Le profit non investi a été principalement distribué sous forme de revenus financiers. L’écart entre le taux de profit dégagé par les entreprises et la part de ces profits allant à l’investissement est donc un bon indicateur du taux de financiarisation. On peut alors vérifier que la montée du chômage et la financiarisation vont de pair. Là encore, la raison est simple : la finance a réussi à capter la majeure partie des gains de productivités au détriment des salaires dont la part a reculé.

Cette corrélation observée entre chômage et financiarisation ne peut cependant légitimer la lecture « financiariste  » du capitalisme contemporain. Certes, les rapports entre capital industriel et capital financier se sont profondément modifiés et pèsent sur les conditions de l’exploitation. Mais il faut articuler correctement l’analyse des phénomènes : on ne peut séparer une tendance autonome à la financiarisation et le fonctionnement normal du « bon » capitalisme industriel. Cela reviendrait à dissocier artificiellement le rôle de la finance et celui de la lutte des classes pour le partage de la valeur ajoutée. À partir du moment où le taux de profit augmente grâce au recul salarial sans reproduire des occasions d’accumulation rentable, la finance se met à jouer un rôle fonctionnel dans la reproduction en procurant des débouchés alternatifs à la demande salariale.

L’autre fonction de la finance est d’abolir les délimitations des espaces de valorisation : elle contribue en ce sens à la formation d’un marché mondial. La grande force du capital financier est en effet d’ignorer les frontières géographiques ou sectorielles, parce qu’il s’est donné les moyens de passer très rapidement d’une zone économique à l’autre, d’un secteur à l’autre : les mouvements de capitaux peuvent désormais se déployer à une échelle considérablement élargie. La fonction de la finance est ici de durcir les lois de la concurrence en fluidifiant les déplacements du capital. En paraphrasant ce que Marx dit du travail, on pourrait avancer que la finance mondialisée est le processus d’abstraction concrète qui soumet chaque capital individuel à une loi de la valeur dont le champ d’application s’élargit sans cesse. La caractéristique principale du capitalisme contemporain ne réside donc pas dans l’opposition entre un capital financier et un capital industriel, mais dans l’hyper-concurrence entre capitaux à laquelle conduit la financiarisation.

III. - LA MONDIALISATION

« Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation » écrivaient Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste. Ils n’y voyaient pas que des inconvénients : « par le rapide perfectionnement des instruments de production et l’amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares ». Quelques années plus tard, en 1853, Marx dressera dans le New York Daily Tribune (17) un tableau contrasté de la colonisation anglaise de l’Inde : « Tout ce que la bourgeoisie anglaise sera obligée de faire en Inde n’émancipera pas la masse du peuple ni n’améliorera substantiellement sa condition sociale, car ceci dépend non seulement du développement des forces productives, mais de leur appropriation par le peuple.

Mais ce qu’elle ne manquera pas de faire, c’est de créer les conditions matérielles pour réaliser les deux. La bourgeoisie a-t-elle jamais fait plus ? ».

Le fil directeur de l’analyse de Marx est donc que « la base [du mode de production capitaliste] est constituée par le marché mondial lui-même » (18). La mondialisation ne fait que pousser cette tendance jusqu’à son terme. Il faudrait beaucoup de place pour restituer l’abondante littérature d’inspiration marxiste consacrée depuis à l’impérialisme. On se bornera ici à en dégager quelques idées applicables à la réalité contemporaine.

La première est évidente : contrairement au paradigme libéral qui postule que tous les pays participant à l’échange international en tirent des avantages mutuels et symétriques, le paradigme marxiste considère l’économie mondiale comme un ensemble structuré de manière asymétrique. Il insiste alors sur les raisons pour lesquelles l’extension du marché mondial engendre des phénomènes d’inégalité, aussi bien entre pays (ceux du « Centre » et ceux de la « Périphérie ») qu’entre classes sociales à l’intérieur de chaque pays, qu’il soit situé au « Nord » ou au « Sud ».

Cette grille de lecture apparaît aujourd’hui pertinente, comme en font foi de nombreux rapports (19) consacrés à cette question et qui remettent en cause la croyance en une mondialisation « heureuse » (20). Aux États-Unis, un vaste débat s’est ouvert pour remettre en cause les bienfaits de la mondialisation. Il n’est pas indifférent qu’il ait été lancé par le prix Nobel Paul Samuelson, par ailleurs co-auteur d’un théorème sur le commerce international (21). La question des délocalisations est en Europe la manifestation la plus visible de ces inquiétudes. L’un des arguments en faveur de la mondialisation consiste à dire qu’elle bénéficie au consommateur sous forme de baisse des prix. Mais il peut être discuté à partir d’une autre intuition de Marx selon laquelle le commerce international permet, avec l’importation de produits à bas prix, de faire baisser la valeur de la force de travail et de faciliter le gel des salaires. C’était pour lui l’un des « facteurs antagonistes  » s’opposant à la baisse tendancielle du taux de profit (22).

L’essence de la mondialisation réside dans la tendance à la constitution d’un marché mondial. Ce qu’il y a de nouveau par rapport à des étapes antérieures, c’est que ce processus va beaucoup plus loin, et tend à la formation d’un espace homogène de valorisation. Les normes de compétitivité et de rentabilité - ce que Marx appelait le « travail socialement nécessaire » - tendent à s’établir directement à l’échelle mondiale. De deux choses l’une : ou bien on s’aligne sur les critères d’hyper- rentabilité (les fatidiques 15 % de rendement exigés par les actionnaires) ou bien on disparaît comme producteur.

L’ouverture totale, non seulement aux mouvements de marchandises mais aussi aux flux d’investissements, permet une mise en concurrence des salariés à l’échelle mondiale. De ce point de vue, la meilleure définition de la mondialisation est sans doute celle donnée par Percy Barnevik, alors président du groupe helvético-suédois ABB : « Je définirais la mondialisation comme la liberté pour mon groupe d’investir où et quand il veut, de produire ce qu’il veut, d’acheter et de vendre où il veut et d’avoir à supporter le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de législation sociale » (23). Cette déclaration montre que nous sommes arrivés au point d’aboutissement envisagé par Marx : « Les lois immanentes de la production capitaliste aboutissent à l’entrelacement de tous les peuples dans le réseau du marché universel » (24).

IV. - LA MARCHANDISE

L’une des tendances les plus frappantes du capitalisme contemporain est de chercher à transformer en marchandises ce qui ne l’est pas ou ne devrait pas l’être, et d’abord les services publics et la protection sociale. Un tel projet manifeste la volonté du capitalisme de retourner à son état de nature en effaçant tout ce qui avait pu le réguler ; il révèle en outre son incapacité profonde à prendre en charge les problèmes nouveaux qui se posent à l’humanité.

La distinction établie par Marx entre valeur d’échange et valeur d’usage est ici une clé essentielle.

Le capitalisme est capable de répondre à des besoins rationnels et à des aspirations légitimes, comme soigner les malades du sida ou limiter les émissions de gaz à effet de serre ; mais c’est à la condition que cela passe sous les fourches caudines de la marchandise et du profit.

Dans le cas du sida, le principe intangible est de vendre les médicaments à un prix qui rentabilise le capital engagé, même s’il est trop élevé pour la majorité des personnes concernées. C’est bien la loi de la valeur qui s’applique ici, avec son efficacité propre qui n’est pas de soigner le maximum de malades mais de rentabiliser le capital investi. Quand les grands groupes pharmaceutiques s’opposent à la production et à la diffusion de médicaments génériques produits à moindre coût, c’est leur statut de marchandises - et c’est le statut de capital de leurs mises de fonds - qu’ils défendent.

La même opposition se retrouve à propos de l’effet de serre. Là encore, les groupes industriels et les gouvernements tournent le dos à la solution rationnelle que serait une planification énergétique à l’échelle planétaire.

Ils cherchent des succédanés (écotaxe ou permis d’émissions) qui visent à faire rentrer la gestion de ce problème dans l’espace des outils marchands où, pour aller vite, on joue sur les coûts et les prix plutôt que sur les quantités. Il s’agit là encore de créer de pseudo-marchandises et de pseudo-marchés.

Certaines théorisations nées de la « nouvelle économie  » insistent sur les transformations fondamentales dans la nature des marchandises induites par les nouvelles technologies. La détermination de leur valeur par le travail socialement nécessaire ne correspondrait plus à la place prise par la connaissance dans la production.

Ces mêmes théories insistent sur le rôle joué par la connaissance dans les processus productifs, qui mettrait particulièrement à mal la théorie de la valeur-travail.

Pour Enzo Rullani (25), « le capitalisme cognitif fonctionne de manière différente du capitalisme tout court » parce que « la connaissance est (...) devenue un facteur de production nécessaire, autant que le travail et le capital ». C’est pourquoi « ni la théorie de la valeur de la tradition marxiste, ni celle libérale, actuellement dominante, ne peuvent rendre compte du processus de transformation de la connaissance en valeur ».

Certes, les marchandises modernes prennent de plus en plus la forme de biens et services immatériels : logiciels, films, information, etc. Mais la théorie de la valeur-travail ne fait pas de la marchandise une chose.

Ce n’est pas son existence matérielle qui constitue la marchandise mais un rapport social largement indépendant de la forme concrète du produit : est marchandise ce qui est vendu comme moyen de rentabiliser un capital. Une autre caractéristique de ces nouvelles marchandises est leur reproductibilité, qui découle d’une structure de coûts particulière : la conception du produit nécessite une mise de fonds initiale importante et concentrée dans le temps ; ces investissements se dévalorisent rapidement et il faut donc les rentabiliser sur une période courte ; les coûts variables de production ou de reproduction sont relativement faibles ; enfin il est possible de s’approprier gratuitement l’innovation ou le produit lui-même. On parle aussi d’indivisibilité, notion qui s’applique bien à l’information : une fois celle-ci produite, sa diffusion ne prive personne de sa jouissance, contrairement par exemple à un livre que je ne peux plus lire si je l’ai donné ou prêté.

Dans la mesure où les nouvelles technologies introduisent la possibilité d’une production et d’une diffusion presque gratuites, elles entrent en contradiction avec la logique du profit. Pour fonctionner selon ses règles habituelles, le capitalisme doit limiter ces virtualités par des dispositifs juridiques protégeant la propriété industrielle (brevets, droits d’auteur, licences, etc.) et par des procédés qui annihilent la valeur d’usage de certaines innovations. Un exemple récent est donné par l’invention de protections interdisant le transfert et la lecture des fichiers numériques. Mais, contrairement à la conclusion des théoriciens du « capitalisme cognitif » (26), ces formes modernes de la marchandise ne conduisent donc pas à un dépassement de la loi de la valeur. Elles permettent au contraire de retrouver la contradiction absolument classique entre la forme que prend le développement des forces productives (ici la diffusion gratuite potentielle) et les rapports de production capitalistes qui cherchent à reproduire le statut de marchandise, à rebours des potentialités des nouvelles technologies.

Quant au rôle de la connaissance, Marx soulignait déjà dans les Grundrisse, que « l’accumulation du savoir, de l’habileté ainsi que de toutes les forces productives générales du cerveau social sont alors absorbées dans le capital qui s’oppose au travail : elles apparaissent désormais comme une propriété du capital, ou plus exactement du capital fixe » (27). L’idée selon laquelle le capital jouit de la faculté de s’approprier les progrès de la science (ou de la connaissance) n’a donc rien de nouveau dans le champ du marxisme. C’est au contraire un des grands apports de Marx d’avoir montré que le capital n’était pas un parc de machines ou d’ordinateurs en réseau, mais un rapport social.

Mais c’est surtout la force de travail elle-même que le capitalisme contemporain voudrait ramener à un statut de pure marchandise. L’objectif des « réformes » du marché du travail est de n’avoir à payer le salarié que lorsqu’il produit de la valeur. Cela implique de réduire au minimum et de reporter sur les finances publiques les éléments de salaire socialisé, « remarchandiser » les retraites (fonds de pension) et la santé (assurances privées), et faire disparaître la notion même de durée légale du travail. Ce projet tourne le dos au progrès social qui est toujours passé par la « démarchandisation  » du travail et le temps libre. Pour Marx, l’extension du temps libre, rendue possible par les progrès de la productivité, est le levier qui devrait permettre que le travail ne soit plus une marchandise et que l’arithmétique des besoins sociaux se substitue à celle du profit.

C’est la perspective qu’il esquisse à la fin du Capital : « La seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à la nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant, sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail » (28).

V. - LA DYNAMIQUE DU CAPITAL

Le capitalisme a une histoire, qui ne fait pas que répéter son fonctionnement cyclique et qui conduit à la succession de périodes historiques, marquées par des caractéristiques spécifiques. La théorie des ondes longues développée par Ernest Mandel (29) conduit au repérage résumé dans le tableau suivant.

TABLEAU 1 - La succession des ondes longues

1ère onde longue 1789-1816 (Phase expansive) 1816-1847 (Phase récessive)

2ème onde longue 1848-1873 (Phase expansive) 1873-1896 (Phase récessive)

3ème onde longue 1896-1919 (Phase expansive) 1920-1919/45 (Phase récessive)

4ème onde longue 1940/45-1967/73 (Phase expansive) 1968/73- (Phase récessive)

« l’Âge d’or » « la Crise »

Sur un rythme beaucoup plus long que le cycle, le capitalisme connaît ainsi une alternance de phases expansives et de phases récessives. Il ne suffit pas cependant d’attendre 25 ou 30 ans. Si Mandel parle d’onde plutôt que de cycle, c’est bien que son approche ne se situe pas dans le schéma de Kondratieff, de mouvements réguliers et alternés des prix et de la production.

L’un des points importants de la théorie des ondes longues est de rompre la symétrie des inflexions : le passage de la phase expansive à la phase dépressive est « endogène », en ce sens qu’il résulte du jeu des mécanismes internes du système. Le passage de la phase dépressive à la phase expansive est au contraire exogène, non automatique, et suppose une reconfiguration de l’environnement social et institutionnel. L’idée clé est ici que le passage à la phase expansive n’est pas garanti d’avance et qu’il faut reconstituer un nouvel « ordre productif ». Cela prend le temps qu’il faut, et il ne s’agit donc pas d’un cycle semblable au cycle conjoncturel dont la durée peut être reliée à la durée de vie du capital fixe. Voilà pourquoi cette approche ne confère aucune primauté aux innovations technologiques : dans la définition de ce nouvel ordre productif, les transformations sociales jouent un rôle essentiel.

Le taux de profit est un indicateur synthétique de la double temporalité du capitalisme. À court terme, il fluctue avec le cycle conjoncturel, tandis que ses mouvements de long terme scandent les grandes phases du capitalisme. La mise en place d’un ordre productif cohérent se traduit par son maintien à un niveau élevé et à peu près « garanti ». Au bout d’un certain temps, le jeu des contradictions fondamentales du système dégrade cette situation, et la crise est toujours et partout marquée par une baisse significative du taux de profit. Celle-ci reflète une double incapacité du capitalisme à reproduire le degré d’exploitation des travailleurs et à assurer la réalisation des marchandises.

La mise en place progressive d’un nouvel ordre productif se traduit par un rétablissement plus ou moins rapide du taux de profit. C’est de cette manière qu’il nous semble utile de reformuler la loi de la baisse tendancielle du taux de profit : ce dernier ne baisse pas de manière continue mais les mécanismes qui le poussent à la baisse finissent toujours par l’emporter sur ce que Marx appelait les contre-tendances. L’exigence d’une refonte de l’ordre productif réapparaît donc périodiquement.

L’approche marxiste de la dynamique longue du capital pourrait en fin de compte être résumée de la manière suivante : la crise est certaine, mais la catastrophe ne l’est pas. La crise est certaine, en ce sens que tous les arrangements que le capitalisme s’invente, ou qu’on lui impose, ne peuvent supprimer durablement le caractère déséquilibré et contradictoire de son fonctionnement.

Mais ces remises en cause périodiques qui scandent son histoire n’impliquent nullement que le capitalisme se dirige inexorablement vers l’effondrement final. À chacune de ces « grandes crises », l’option est ouverte : soit le capitalisme est renversé, soit il rebondit sous des formes qui peuvent être plus ou moins violentes (guerre, fascisme), et plus ou moins régressives (tournant néo-libéral).

VI. - LA REPRODUCTION

Pour fonctionner de manière relativement harmonieuse, le capitalisme a besoin d’un taux de profit suffisant et de débouchés. Mais une condition supplémentaire doit être satisfaite, qui porte sur la forme de ces débouchés : ils doivent correspondre aux secteurs susceptibles, grâce aux gains de productivité induits, de rendre compatible une croissance soutenue avec un taux de profit maintenu. Cette adéquation avait été obtenue durant la période d’après-guerre souvent qualifiée de « fordiste » : les ouvriers produisaient des automobiles et les achetaient grâce à une progression de leur pouvoir d’achat gagée sur de forts gains de productivité, et ce bouclage permettait de maintenir le taux de profit à un niveau élevé.

Le capitalisme néo-libéral d’aujourd’hui fonctionne selon une configuration différente : le taux de profit s’est rétabli, mais ni le taux d’accumulation, ni la productivité, n’ont suivi. D’une certaine manière, ce capitalisme « sans projet » dispose d’un volume de profit supérieur aux occasions d’investissement satisfaisant à des normes de rentabilité très élevées (30). La « déflation salariale » fait alors peser la menace constante d’une crise de débouchés (31). L’une des raisons de fond de cette situation se trouve dans le déplacement de la demande sociale vers des zones de production (de biens ou de services) à faible potentiel en productivité.

Ce n’est pas avant tout parce que l’accumulation a ralenti que la productivité a elle-même décéléré. C’est au contraire parce que la productivité - en tant qu’indicateur de profits anticipés - a ralenti, que l’accumulation est à son tour découragée et que la croissance est bridée, avec des effets en retour supplémentaires sur la productivité. La formation d’une économie réellement mondialisée a pour effet de confronter les besoins sociaux élémentaires du Sud avec les normes de compétitivité du Nord, et tend à évincer les producteurs (et donc les besoins) du Sud. Dans ces conditions, la distribution de revenus ne suffit pas, si ceux-ci se dépensent dans des secteurs dont la productivité - inférieure ou moins rapidement croissante - vient peser sur les conditions générales de la rentabilité. Le salaire cesse alors d’être un débouché adéquat à la structure de l’offre et doit donc être bloqué. L’inégalité de la répartition en faveur de couches sociales aisées représente alors, jusqu’à un certain point, une issue à la question de la réalisation du profit.

L’enlisement du capitalisme dans une phase dépressive résulte donc d’un écart croissant entre la transformation des besoins sociaux et le mode capitaliste de reconnaissance et de satisfaction de ces besoins. Mais cela implique que le profil particulier de la phase actuelle mobilise, sans doute pour la première fois dans l’histoire du capitalisme, les éléments d’une crise systémique.

Cette analyse renvoie au niveau le plus fondamental de la critique marxiste. Pour Marx, le capitalisme est un système injuste (l’exploitation) et instable (les crises). Mais c’est aussi, passé un certain point, un système qui apparaît comme irrationnel, en raison même des succès que lui ont permis son mode d’efficacité propre : « d’une part, il éveille toutes les forces de la science et de la nature ainsi que celles de la coopération et de la circulation sociales, afin de rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de travail utilisé pour elle. D’autre part, il prétend mesurer les gigantesques forces sociales ainsi créées d’après l’étalon du temps de travail, et les enserrer dans les limites étroites, nécessaires au maintien, en tant que valeur, de la valeur déjà produite. Les forces productives et les rapports sociaux - simples faces différentes du développement de l’individu social - apparaissent uniquement au capital comme des moyens pour produire à partir de sa base étriquée. Mais, en fait, ce sont des conditions matérielles, capables de faire éclater cette base » (32).

PEUT-ON ÊTRE MARXISTE AU XXIème SIÈCLE ?

Ce rapide survol est évidemment incomplet. Il laisse notamment de côté deux des points principaux sur lesquels ont porté les critiques adressées à l’analyse économique de Marx. Le premier est le problème dit de la « transformation » que l’on peut formuler ainsi : comment concilier la théorie de la valeur, selon laquelle la valeur d’une marchandise est proportionnelle à la dépense de travail, et l’existence d’un taux de profit général calculé sur l’ensemble du capital engagé et non sur les seuls salaires ? Le second concerne la loi tendan- cielle de la baisse du taux de profit qui semble contradictoire avec sa hausse observée empiriquement depuis 20 ans (33).

Mais, après tout, il n’est pas nécessaire de se réclamer du marxisme pour développer une bonne partie des thématiques présentées dans ce passage en revue. Que la part des salaires baisse sous la pression du taux de chômage, que les investissements des entreprises tendent à stagner alors que leurs profits s’envolent, que la mondialisation, en mettant en concurrence les salariés du monde entier, pèse sur leurs salaires et menace leurs emplois, que la déflation salariale pose constamment la question des débouchés, voilà autant de constats qui ne nécessitent pas le recours aux outils d’analyse marxiste.

En sens inverse d’ailleurs, cette référence n’est pas non plus une condition suffisante : certains marxistes passent en effet plus de temps à commenter Le Capital qu’à étudier le capitalisme contemporain.

La véritable spécificité de l’approche marxiste en économie réside plutôt dans le fait de considérer le capitalisme comme un système dont il est n’est pas possible de traiter séparément les différents aspects. Des phénomènes comme le chômage, le recul salarial, la mondialisation et la financiarisation, doivent être saisis dans leur interaction. L’apport du marxisme à la compréhension du capitalisme contemporain peut alors être résumée ainsi. En premier lieu, il propose une analyse de l’économie mondiale qui articule ses deux tendances fondamentales : la formation du marché mondial et le recul à peu près universel de la part salariale. En second lieu, il montre que c’est dans la logique fondamentale du capitalisme qu’il faut trouver les raisons de sa double incapacité : à traiter rationnellement les besoins prioritaires de l’humanité, et à traduire en bienêtre universel les potentialités de la technologie.

La spécificité de l’approche marxiste est encore plus marquée quand on passe aux recommandations. La ligne de partage est alors très nette entre les projets qui visent à réguler le capitalisme et ceux qui visent à le dépasser. Les premiers frappent souvent par l’écart existant entre la vigueur des critiques adressées aux dérives du système et le caractère assez cosmétique des aménagements proposés. Ce n’est pas, par exemple, en établissant des règles de « bonne gouvernance » qu’on pourra libérer les entreprises des critères de gestion très contraignants imposés par la finance. Ce type de proposition sous-estime les résistances à un ordre économique plus égalitaire et plus respectueux de l’environnement.

Le point de vue que l’on pourrait qualifier de spécifiquement marxiste consiste à dire que le système capitaliste ne constitue pas un horizon indépassable et qu’il est aujourd’hui difficilement réformable, parce qu’il tend à recréer les conditions d’un fonctionnement « pur » s’opposant frontalement à la satisfaction des besoins sociaux et à la gestion des défis environnementaux. Se pose alors la question d’une remise en cause radicale de ce fonctionnement, une remise en cause que Marx appelait révolution -

Notes

(1) The Economist, 19 décembre 2002.

(2) Business Week, 20 janvier 2003.

(3) John THORNHILL, « Behold Marx’s twitch », Financial Times, 28 décembre 2006.

(4) Jacques ATTALI, « Karl Marx ou l’esprit du monde », Fayard, Paris 2005.

(5) Challenges, 6 décembre 2007.

(6) Karl MARX, « Le Capital », livre II, chapitre 23.

(7) Karl MARX, « Le Capital », livre II, chapitre 24.

(8) Michele I. NAPLES and Nahid ASLANBEIGUI, « What does determine the profit rate ? The neoclassical theories presented in introductory textbooks », Cambridge Journal of Economics, January 1996.

(9) Anwar M. SHAIKH, « The Stock Market and the Corporate Sector : A Profit-Based Approach », Working Paper n° 146, The Jerome Levy Economics Institute, September 1995

(10) James GLASSMAN et Kevin HASSETT, « DOW 36,000 : The New Strategy for Profiting from the Coming Rise in the Stock Market », Three Rivers Press, 1999 ; Charles W. KADLEC, « Dow 100,000 : Fact or Fiction », 1st, 1999 ; David ELIAS, « Dow 40,000 : Strategies for Profiting From the Greatest Bull Market in History », McGRAW-HILL, 1999 ; Robert ZUCCARO, « Dow, 30,000 by 2008 : Why It’s Different This Time », Palisade Business Press, 1999 (2ème édition en 2001).

(11) Patrick ARTUS, « Karl Marx is back », Flash n° 4, CDC Ixis, 4 janvier 2002, (http://hussonet.free.fr/marx2fr.pdf).

(12) FMI, World Economic Outlook, April 2007, (http://www.imf. org/external/pubs/ft/weo/2007/01/index. htm).

(13) Commission européenne, « Employment in Europe 2007 », (http://ec.europa.eu/employment_soci... analysis/employ_2007_en. htm).

(14) Karl MARX, « Le Capital », livre I, chapitre 25.

(15) Krishna GUHA, « A global outlook », Financial Times, 16 September 2007, (http://www.ft.com/cms/s/0/976b7442- 6486-11dc-90ea-0000779fd2ac.html). (http://hussonet.free.fr/shaikh.pdf).

(16) Commission européenne, « Employment in Europe 2007 », déjà cité.

(17) Article reproduit dans MARX-ENGELS, « Textes sur le colonialisme  », Éditions du Progrès, 1977.

(18) « Le Capital », Livre III, chapitre 20.

(19) Par exemple ceux du FMI : « The Globalization of Labor », World Economic Outlook, avril 2007, (http://www.imf.org/external/ pubs/ft/weo/2007/01/pdf/c5.pdf) ; « Globalization and Inequality », World Economic Outlook, octobre 2007, (http://www.imf.org/external/pubs/ft... c4.pdf).

(20) Alain MINC, « La mondialisation heureuse », Pocket, 1998.

(21) Paul A. SAMUELSON, « Where Ricardo and Mill Rebut and Confirm Arguments of Mainstream Economists Supporting Globalization », Journal of Economic Perspectives, vol. 13, n° 3, Summer 2004, (http://guesde.free.fr/samuglo.pdf).

(22) « Le Capital », livre III, chapitre 14.

(23) Cité par Le Devoir, Montréal, 5 mai 2001.

(24) « Le Capital », livre I, chapitre 32.

(25) Enzo RULLANI, « Le capitalisme cognitif : du déjà-vu ? », Multitudes n° 2, 2000, (http://multitudes.samizdat.net/spip.php ? article 228).

(26) Yann MOULIER-BOUTANG, « Le capitalisme cognitif », Éditions Amsterdam, 2007.

(27) « Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse) », Éditions sociales.

(28) Karl MARX, « Le Capital », livre III, chapitre 48.

(29) Ernest MANDEL, « Long waves of capitalist development », deuxième édition révisée, Verso, 1995.

(30) Patrick ARTUS et Marie-Paule VIRARD, « Le capitalisme est en train de s’autodétruire », La Découverte, 2005.

(31) Jean-Luc GRÉAU, « L’avenir du capitalisme », Gallimard, 2005.

(32) « Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse) », Éditions sociales.

(33) Sur ces deux points, on se permet de renvoyer à des contributions antérieures : Manuel PÉREZ, « Valeur et prix : un essai de critique des propositions néo-ricardiennes », Critiques de l’économie politique n° 10, 1980, (http://hussonet. free. fr/perez. pdf) ; Michel HUSSON, « Après l’âge d’or » in Gilbert Achcar (dir.), « Le marxisme d’Ernest Mandel », PUF, 1999, (http://hussonet.free.fr/age3.pdf).


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