Histoire abrégée de la Banque mondiale, par Eric Toussaint (CADTM)

mercredi 13 février 2008.
 

La vie de la Banque mondiale peut être divisée en cinq périodes : de 1944 à 1962 ;de 1962 à 1968 ; de 1968 à 1982 ; de 1982 à 1996 et de 1996 à 2008.

Durant la première période (1944 à 1962), les prêts sont presque exclusivement destinés aux infrastructures permettant de développer les exportations (minérales et agricoles). C’est la poursuite du modèle colonial au profit des pays les plus industrialisés. La BM n’accorde aucun prêt dans le domaine de la santé, de l’éducation, de l’approvisionnement en eau potable ou de l’assainissement des eaux usées. C’est aussi le moment où, grâce à la complicité de la Banque mondiale, les métropoles coloniales française, belge et britannique mettront sur le dos des pays nouvellement indépendants d’Afrique, les dettes odieuses qu’elles auront contractées pour les piller alors que ces pays étaient encore leurs colonies |2|. Dès ce moment, la Banque mondiale soutient les régimes dictatoriaux alliés des Etats-Unis pour maintenir et développer leur sphère d’influence politique et économique (le dictateur Somoza au Nicaragua, le régime militaire installé en 1954 au Guatemala après le renversement du président Jacobo Arbenz, le Shah d’Iran après le renversement du premier ministre progressiste Mossadegh...).

Un débat politique typique de cette période : le choix entre le renforcement du Sunfed (Fonds spécial de développement des Nations unies) créé à la fin des années 1940 et la création en 1960 de l’AID (Agence internationale de développement - groupe Banque mondiale). Certains pays du Tiers Monde (l’Inde, l’Indonésie et le Chili) réalisent un front pour renforcer le Sunfed qui échappe au contrôle de la Banque mondiale et donc des Etats-Unis. L’Inde soutient dans un premier temps le Sunfed mais, sous pression des Etats-Unis, elle abandonne le camp du Tiers Monde pour soutenir la création de l’AID voulue par Washington |3|. Il s’agit donc d’une responsabilité historique du gouvernement indien de l’époque qui a abandonné le front des pays du Tiers Monde en échange d’un accès privilégié aux prêts à bas taux d’intérêt de l’AID. Si le gouvernement indien avait fait un autre choix, l’avenir de la Banque mondiale aurait pu être modifié car un SUNFED renforcé aurait offert une plus grande marge de manœuvre et d’autonomie au Tiers Monde. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a été systématiquement torpillé par Washington et les autres grandes puissances industrielles.

Deuxième période (1962 à 1968). La Banque mondiale, acquise aux thèses de W. W. Rostov, affirme que les pays du Tiers Monde souffrent d’un manque d’épargne locale qu’ils doivent contrebalancer par un apport de financement extérieur. C’est à cette condition qu’ils pourront « décoller » |4|. Il faut importer des capitaux, être attractifs pour les investissements étrangers. La capacité à augmenter l’endettement devient l’aune à laquelle on mesure la volonté d’un pays de se développer.

Sous l’impact de la victoire de la révolution cubaine et afin d’éviter un effet de contagion, la Banque mondiale commence à donner une dimension sociale à ses prêts en soutenant la création d’écoles, le développement d’infrastructures de santé et l’approvisionnement en eau potable ainsi que l’assainissement des eaux usées. C’est aussi l’époque du lancement de la « révolution verte » en Inde, aux Philippines et au Mexique qui a imposé un modèle d’agriculture basée sur la sélection en laboratoire de semences et une très forte utilisation d’engrais chimiques, de pesticides et d’herbicides industriels. En conséquence, la révolution verte a augmenté la dépendance des paysans du Sud à l’égard des grandes transnationales semencières du Nord (Monsanto, Cargill, Syngenta) tout en provoquant un appauvrissement des sols |5|. Au niveau politique, en 1964, Soekarno décide de quitter la Banque mondiale et le FMI. Il nationalise le pétrole indonésien et renforce le mouvement des non-alignés né de la conférence de Bandoeng que le même Soekarno avait convoquée en 1955 |6|. Cette orientation politique entraînera le coup d’Etat de Suharto qui réintégrera l’Indonésie dans la Banque après avoir massacré 500 000 Indonésiens accusés d’être communistes.

La troisième période (1968 à 1982) est marquée du sceau de Robert McNamara à la présidence de la Banque. C’est alors que le piège de la dette se met réellement en place. McNamara augmente la croissance des prêts de la Banque de manière exponentielle (multipliés par 12 sous sa présidence). Les banques privées et les gouvernements du Nord font de même. D’après McNamara, les pays n’auront aucun problème à rembourser vu le prix stable et élevé des matières premières ; de plus, les taux d’intérêt sont relativement bas. Non seulement, selon lui, les pays du Tiers Monde vont pouvoir rembourser avec les revenus d’exportation mais ils pourront acheter de la technologie et se développer avec les sommes en surplus. L’objectif annoncé : éradiquer la pauvreté. Mc Namara invente les prêts d’ajustement structurel qui s’ajoutent aux prêts destinés à des projets précis. Pour bénéficier de ces nouveaux prêts, il faut réaliser des réformes économiques visant à réduire le protectionnisme, le contrôle des changes et l’intervention de l’Etat. Pendant cette période, les luttes politiques anti-impérialistes et pro-socialistes sont très nombreuses dans les pays du Tiers Monde. De nombreuses nationalisations des ressources naturelles ont lieu. Les pays du Nord cherchent un moyen de remettre au pas les pays du Sud qui en font trop à leur aise.

La période suivante (1982 à 1996) voit se refermer le piège de la dette. Le prix des matières premières chute vu la surproduction impulsée notamment par les prêts de la Banque mondiale à cet effet. En même temps, les taux d’intérêt ont augmenté suite à une décision unilatérale des Etats-Unis. Du coup, le service de la dette n’est plus soutenable. Certains pays suspendent les paiements mais ils finissent tous par les reprendre rapidement. La plupart acceptent de se soumettre à une cure prolongée et douloureuse d’ajustement structurel en appliquant les politiques néolibérales recommandées par la Banque mondiale et le FMI. Depuis 1982 jusqu’à maintenant, il y a un transfert net négatif sur la dette en défaveur des pays en développement. A ce transfert financier vers le Nord s’est ajouté un transfert du contrôle des secteurs stratégiques de l’économie du Sud au profit des transnationales du Nord et des classes dominantes locales.

Pendant cette période, de nombreuses mobilisations populaires explosent contre l’ajustement structurel, la Banque mondiale et le FMI.

En réaction, à partir de 1996, la Banque mondiale et le FMI sous la conduite du G7 lancent l’initiative PPTE (Pays pauvres très endettés) qui concerne une quarantaine de pays très pauvres et très endettés. Il s’agit aussi de tenter de donner un visage humain à l’ajustement.

Au début de la dernière période (1996 à 2008), les crises financières se succèdent et augmentent le mécontentement à l’égard de la BM et du FMI qui poursuivent cependant le même agenda. L’initiative PPTE est un échec. A partir de 2005, la situation de la plupart des pays en développement change radicalement car le prix des matières premières recommence à grimper après plus de 20 ans de déclin. Les revenus d’exportation augmentent, les réserves de change suivent le mouvement. Beaucoup de pays à moyens revenus remboursent anticipativement le FMI et trouvent des sources de financement alternatives à celles de la Banque (notamment auprès de la Chine et des banques privées). Cela finit par provoquer une exacerbation de la crise des deux institutions qui changent de direction en 2007, dans un climat de scandale en ce qui concerne la Banque mondiale. Le bilan de l’ensemble de l’histoire de la Banque mondiale et du FMI est entièrement négatif. L’idée d’alternatives à ces institutions prend forme. Sept pays d’Amérique latine lancent une banque du Sud. Il est bien possible que cette nouvelle institution ne constitue pas une véritable alternative à la BM mais cette décision affaiblit un peu plus les institutions de Bretton Woods.

Il faut réinventer une architecture financière internationale tout à fait nouvelle. Par ailleurs, il faut tenter de réaliser des procès contre ces institutions dans la mesure où elles sont responsables de violations des droits humains.

23 janvier 2008

Notes articles :

|1| Ce texte est le résumé d’une conférence donnée par l’auteur à Colombo (Sri Lanka) le 15 janvier 2008 lors de l’atelier Asie du sud intitulé « Dette et Institutions financières internationales ».

|2| Voir Eric Toussaint, Banque mondiale : le Coup d’Etat permanent, CADTM-Syllepse-Cetim, Liège-Paris-Genève, 2006, chapitre 2.

|3| Voir Eric Toussaint, op. cit., chapitre 3.

|4| Voir Eric Toussaint, op. cit., chapitre 10.

|5| A signaler qu’actuellement, la Banque mondiale et la Fondation Bill Gates (avec la participation de l’ex-secrétaire général de l’ONU Koffi Annan) veulent implanter une révolution verte en Afrique malgré les effets désastreux bien connus qu’elle a eus en Asie. |6| Voir Eric Toussaint, Banque mondiale : le Coup d’Etat permanent, CADTM-Syllepse-Cetim, Liège-Paris-Genève, 2006, chapitre 9.

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