Une réflexion éthique et citoyenne pour lutter contre l’éparpillement et la perte de sens de la psychiatrie

lundi 3 août 2015.
 

Il y a quelques décennies, la psychiatrie ne semblait s’intéresser qu’à la « folie » et « l’asile » était un de ses symboles. Son domaine s’étend désormais des schizophrénies au bourbier du mal être de masse. Les formes d’interventions de cette même psychiatrie se sont diluées (délitées ?) dans le tissu social. Nous pouvons maintenant la trouver aux détours d’une école, d’une prison, de la famille, du monde du travail, d’une catastrophe, d’un tribunal ...

Les mutations et l’évolution sociétale viennent interpeller de façon massive la psychiatrie comme tiers symbolique qui pourrait donner du sens. Les « psy » sont de plus en plus soumis à des « sirènes » attractives, pour répandre la bonne parole, sous couvert d’un supposé savoir qui leur permettrait d’analyser, d’apporter des solutions, d’essayer de rassurer ; en un mot de répondre à tout.

Ces nouvelles modalités se font souvent au détriment de la clinique et, surtout, s’inscrivent dans une dominante de la loi du marché à visée normative. Dans un contexte sociétal caractérisé par l’efficacité financière pure, la dimension singulière, la subjectivité et le caractère humain de la relation thérapeutique sont de moins en moins reconnues. Ceci participant à faire une place de plus en plus large à la logique administrative et comptable.

Aujourd’hui, le trouble mental est devenu une question sociale et politique autant que médicale. Par exemple, nous en trouvons une illustration symptomatique dans le projet de loi de prévention de la délinquance. Projet dans lequel il est fait un amalgame inquiétant entre maladie mentale et délinquance. Comment réagirons nous si on nous demande, en tant que soignants de secteur psychiatrique, de signaler au maire de la commune concernée toutes « ... personnes présentant de graves difficultés sociales, éducatives ou matérielles ... » ; comme le prévoit l’article 5 de ce projet de loi ?

La déferlante des évaluations et protocoles en tout genre vient nous rappeler que, pour notre santé (pour notre bien), il est important de tout classifier et contrôler. Les « psy » sont partout et plus rien ne leur échappe, si ce n’est peut-être leur pratique et leur clinique. Ils sont devenus les maîtres à penser des temps modernes, recueillir leur avis à tous les âges de la vie ou pour le moindre évènement est devenu une évidence. Nous pourrions penser que l’Humain ne peut plus faire face à rien sans être accompagné par un « psy » qui lui proposera (imposera ?) un « débriefing ».

Des nouveaux champs d’interventions se présentent à la psychiatrie, notamment avec l’avènement de la notion de « psychosocial » et de son corollaire immédiat la « réhabilitation » synonyme, ici, de réadaptation, de retour à la norme sociale. Ainsi, nous nous retrouvons, de plus en plus souvent, en position d’une immédiateté conjoncturelle, paradoxe premier pour des professionnels qui mettent en avant la singularité et l’atemporalité de l’inconscient. Les « psy » sont ainsi conviés, en tout temps et en tout lieux, pour parler et réguler tous les dysfonctionnements sociaux et moraux. Dans ce contexte, il n’y a plus qu’à assimiler psychologie, psychanalyse et psychiatrie à une seule et même science pour répondre à une quête de réassurance et, surtout, à l’insupportable du manque.

Pire encore, la psychiatrie peut être amenée et accepter de céder à une dérive normative et moralisatrice. Nous entendons par là un positionnement en tant que maître qui dicte comment « jouir », mais aussi ce qu’il en est du bien pour l’autre. Or, le danger est de vouloir le bien de l’autre sans prendre en compte la particularité et l’unicité de toute demande.

Dans ces configurations là, l’autre est souvent réifié, voire nié. Alors, qu’en est-il de l’éthique de la psychiatrie, en tant que responsabilité pour l’autre ? Comment répondre à cette continuelle expansion des demandes adressées à la psychiatrie ?

Quand le lien social se délite et que la dureté des temps et le manque à penser se conjuguent en rentabilité, sécurité et scientificité ; quand les repères s’estompent et quand le flou s’installe, il nous faut poser à nouveau la question de ce qui donne sa légitimité à la psychiatrie et quelle est son essence ? Est-elle assimilable à la notion de santé mentale ? Quelle place peut y trouver la notion de « souffrance psychique » ? Plus que jamais, il nous faut préciser l’objet et les limites de la psychiatrie dans une société en perpétuel mouvement, cela comme un impératif, encore une fois éthique.

POUR UNE PRATIQUE DU QUESTIONNEMENT ETHIQUE La manière dont on traite les malades mentaux est, cela est connu de longue date, très représentative de la politique générale d’une société, d’un état.

Dans son ensemble, un centre hospitalier psychiatrique, est soumis à des contraintes, en terme de politique de santé, qu’il ne peut maîtriser. Contraintes qu’il est possible de comparer à un certain principe de réalité. Cependant, chaque établissement bénéficie, malgré tout, d’une certaine autonomie, au-delà des contraintes inhérentes à ce principe de réalité.

Mais, dans le contexte économique libéral actuel, la vigilance doit être renforcée sur la qualité et le sens des soins prodigués.

Dans ce cadre là, le questionnement éthique se doit d’allier au moins quatre impératifs :

La prise en compte du sujet au travers d’une offre de soins efficiente et de qualité. La législation relative aux droits des malades, de leurs familles et de leurs entourages. Le principe de réalité socio-économique que représente la politique nationale de santé liée à la psychiatrie. Le nécessaire questionnement de l’institution sur ses propres pratiques, aussi bien en interne qu’en externe. Si depuis bien des années, l’évolution de la psychiatrie était avant tout due à la volonté, aux savoirs et aux connaissances des soignants ; actuellement, et pour un temps certain, elle est intimée par la primauté de l’économique sur l’Humain et par les règles du fonctionnement d’entreprise. Dans cette nouvelle conception de « production de soins », il est possible de craindre que s’évanouissent bien de nos repères, de nos positions éthiques et théoriques. Mais aussi, apparaît la crainte que le sujet s’efface ; que l’être du malade ne soit plus que réifié, ou pire, « tarifié » ; que l’écoute, au sens de faire advenir la parole du patient, se dérobe pour laisser place à un trop plein de protocoles et d’actes codifiables.

Comment maintenir ce qui fait l’essence de notre spécificité, la psychiatrie, à savoir : la rencontre avec le sujet dans sa globalité, comme l’offre la psychanalyse, et non pas scotomisé sur un ou des symptômes, à l’inverse de ce que propose les classifications nosographiques internationales actuelles ? Cette rencontre n’étant possible qu’avec le filet des savoirs cliniques, d’une théorie de l’Humain et de l’éthique.

L’éthique a pour objet le domaine de la pratique humaine en tant qu’action reposant sur une décision, impliquant, le plus souvent, une praxis. Les questions fondamentales de l’éthique concernent le bien qui doit déterminer la conduite et l’action de l’être humain. Son but est d’établir les fondements d’un agir et d’une vie en commun justes, raisonnables et remplis de sens. Les principes et fondements de l’éthique doivent être perceptibles de façon universellement valable et raisonnable, sans référence à des autorités ou conventions extérieures. C’est pourquoi elle adopte, vis-à-vis de la morale en vigueur, un point de vue distancié et critique.

L’aspiration à la totalité (au sens d’une ingérence complète dans la vie du sujet) contient, en soi, la potentialité du totalitarisme et conduit à une véritable réduction de l’autre au même, c’est-à-dire à un égocentrisme totalitaire, où le singulier n’est plus respecté dans son altérité, ni dans son originalité irréductible. Ainsi se révèlent les causes de l’abandon de l’espace intersubjectif, de la relation à l’autre et, donc, de l’éthique.

Alors, le point de départ de la relation éthique est le face-à-face, c’est-à-dire la rencontre du je avec autrui. L’apparition d’autrui me confère une responsabilité. Dès lors que l’autre me regarde, est en relation avec moi, je l’assume. J’assume sa faiblesse, sa fragilité, sa vulnérabilité, sa faillibilité qui font, entre autres, sa spécificité d’Humain. Une relation se noue, constituant le fait originel de la fraternité et engage ma liberté. « Je suis responsable d’autrui ». Cette responsabilité est initialement un « pour autrui ». Ici, l’éthique se hausse au niveau d’un absolu qui règle l’existence et désigne la relation à l’autre comme l’une des modalités de l’être.

De manière plus globale, la sectorisation demeure le meilleur dispositif pour accompagner tous les patients, sans aucune discrimination. Ceci dans un temps qui est moins « sous contrainte de rapidité », notamment pour le secteur extra hospitalier, mais aussi dans leurs environnements propres, avec des équipes soignantes de qualité. Effectivement, si l’inconscient est intemporel, patients et soignants ont besoin de temps. Besoin qui devient de plus en plus difficile à satisfaire par faute de places à l’hôpital, et par dilution des missions en extra hospitalier.

Il apparaît clairement que la nouvelle gouvernance concerne surtout l’attribution des moyens, la logique devient alors : « rapporter » de l’argent à l’hôpital et à la psychiatrie. Ceci comprenant le risque de s’enfoncer encore plus avant dans un système qui ne deviendrait plus que comptable et, donc, comme une nécessité logique implacable, déshumanisante. De tout temps, en psychiatrie, la plus grosse dépense financière est celle liée aux personnels. C’est pourquoi une démarche éthique concernant les soins passe nécessairement par le maintien, mais aussi le renforcement des personnels de santé et des moyens suffisants pour remplir équitablement et correctement leurs missions de service public.

Sans que ce qui va suivre puisse être considéré comme exhaustif, plusieurs points s’avèrent inquiétants et doivent être ré-interrogés au travers du prisme du questionnement éthique.

De plus en plus, les établissements psychiatriques et les soignants qui les occupent sont poussés à une obligation de résultat chiffré, codé et quantifiable, déjà appliquée dans bon nombre de disciplines médicales et soignantes. La psychiatrie publique doit, en partie, s’affranchir de ce dictat. Ceci pour au moins deux raisons : premièrement, parce que la fonction publique hospitalière dont nous faisons partie doit, prioritairement, être au service du public, quel qu’il soit, au-delà de ces notions de chiffrage de codification et de quantification ; deuxièmement, en raison de la spécificité même de la psychiatrie avec son rapport privilégié à l’inconscient qui, généralement, s’accommode bien mal de ces logiques du tout codifiable. L’inconscient n’est ni chiffrable ni quantifiable, le sujet ne peut ni ne doit être réifié, au risque d’être nié, ainsi, notre éthique soignante, c’est la relation.

De plus en plus de demandes sont adressées à la psychiatrie, tant par des institutions, des administrations que des particuliers. Les limites de notre champ d’action sont sans cesse repoussées. Mais toutes ces nouvelles demandes sont-elles toujours de notre ressort ? La psychiatrie est une spécialité médicale dont l’objet est : « les maladies mentales ». Pour maintenir la pertinence d’une approche globale, il est essentiel de continuer à amplifier une approche pluridisciplinaire (sciences humaines, philosophie, sciences sociales ... ), pour une meilleure lecture des problématiques psychiatriques. Cependant, force est de constater que la notion de « santé mentale » devient de plus en plus envahissante, diluant notre mission fondamentale. Toute souffrance psychique n’est pas à psychiatriser, la majorité des deuils sont normaux et la vie n’est pas toujours un long fleuve tranquille. Mais, ce n’est pas pour autant que la réponse, si tant est qu’il soit nécessaire qu’il y en ait une, à ces éventuelles difficultés doive être psychiatrique. Peut-être devrions nous être parfois plus vigilants quant au fait de pouvoir dire non à certaines demandes, tout simplement parce qu’elles ne relèvent pas de notre spécificité ; mais aussi parce que le non peut être constitutif d’une nouvelle adresse, plus adaptée, pour ces mêmes demandes.

Cependant, il est important que l’hôpital psychiatrique puisse retrouver une fonction « d’asile ». Mot qui, ici, n’est pas à entendre comme un lieu d’enfermement et d’aliénation dans lequel la société se débarrasserait du sujet dit fou. En effet, le sens de cette fonction « d’asile » est bien à comprendre, en faisant un retour à l’étymologie, comme un lieu d’accueil inviolable, où peut se réfugier une personne poursuivie, en rupture, où l’on se met à l’abri contre un danger (abri prenant ainsi le sens de refuge), où l’on trouve la paix et le calme.

De plus en plus, nous sommes confrontés au risque de la « normalisation », de la « remise aux normes sociales » du patient au détriment du soin réel et du respect du sujet. Ici, la dimension éthique apparaît on ne peut plus clairement. La psychiatrie ne doit pas viser à une norme sociale, elle ne doit pas être moralisatrice et elle ne doit pas entrer dans le discours du maître, prescrivant à ses sujets/patients la meilleure manière de jouir de la vie. Alors, la dimension éthique est liée à notre capacité à nous interroger sur nos propres projections, en tant que soignants, mais aussi en tant qu’institution. Vouloir à tout prix le bien d’autrui, être persuadé de détenir ce bien et vouloir l’imposer à l’autre est une démarche qui se situe aux antipodes d’une vraie démarche éthique ; cela se nomme le contrôle, la maîtrise, pouvant rapidement dériver au totalitarisme, à la dictature, à la tyrannie.

De plus en plus, nous sommes confrontés au « turn over », plus communément appelé « durée moyenne de séjour », accéléré des patients en raison de la diminution du nombre de lits en intra hospitalier. Ceci ayant pour corollaire des difficultés à poursuivre la prise en charge en extra hospitalier, ainsi que des rechutes rapides et donc plus de ré-hospitalisations lourdes, faisant ressentir un sentiment d’échec aussi bien pour les patients que pour les soignants. A ce niveau là, pouvons nous encore parler de qualité des soins ? C’est là une superbe illustration des dérives de cette logique du tout comptable évoquée plus haut. Sur quels critères faut-il évaluer le travail soignant ? Certainement pas uniquement sur la durée moyenne de séjour, mais bien sur le contenu et le sens que nous donnons aux soins que nous prodiguons. Là aussi, une approche éthique, centrée sur le sujet, s’impose.

De plus en plus, nous devons nous interroger sur la demande de soins du patient psychotique, du désir du schizophrène ou du dépressif. En effet, contrairement aux pathologies somatiques, c’est souvent un autre que le patient qui demande. Et même si c’est le patient qui demande, sait-il ce qu’il désire ? Parfois le sujet ne demande rien alors que nous sommes persuadés, ou du moins nous croyons être persuadés, qu’il a besoin de soins ; parfois c’est vrai, mais parfois ...

Alors, intervenir, ne pas intervenir, se substituer, ne pas se substituer, décider pour autrui ? Pourquoi ? Comment ? Pour qui ? Depuis peu, tous ces questionnements soignants sont à prendre en compte en intégrant les nouvelles dispositions légales concernant les malades, leurs familles et leurs entourages. Ainsi, la dimension juridique est de plus en plus importante. Sachant que, parfois, nous sommes amenés à prendre des décisions allant à l’encontre de nos valeurs éthiques personnelles (isolements, contentions, hospitalisations sous contrainte, limitations des heures de sortie ...), mais pourtant frappées par le sceau de la nécessité de soins.

Pour conclure, dans un au delà de la dimension individuelle de l’éthique, nous affirmons qu’un centre hospitalier psychiatrique, s’il souhaite prendre en compte de manière la plus globale possible, l’interrogation éthique, se doit de s’interroger sur les relations entre l’institution et les individus qui la constituent, mais aussi avec l’ensemble de ses partenaires extérieurs, notamment sur la place réelle qui est laissée aux familles des patients, leurs entourages, les associations d’usagers. C’est la raison pour laquelle il est judicieux de ré-interroger la notion de psychothérapie institutionnelle. Effectivement, par delà certaines modes qui parfois caractérisent certains mouvements de pensée, c’est un moyen pertinent permettant à l’institution de réfléchir sur ses pratiques.

La préoccupation et le questionnement éthiques doivent, il s’agit bien d’un impératif, être considérés comme un devoir d’individu, de citoyen et de soignant.

Hervé BOYER


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