Le Second empire et le capitalisme

vendredi 3 mars 2023.
 

Ayant besoin de faire référence au Second empire pour plusieurs articles déjà publiés, je mets en ligne aujourd’hui une série de 3 textes qui, à mon avis, apportent des éclairages intéressants sur le sujet.

D’ici un an, je reprendrai cela par un texte personnel et des liens vers ces articles originaux.

A) Le Second Empire et le capitalisme... (René Merle)

À l’occasion de nos évocations de la résistance au coup d’État de 1851, combien avons-nous rencontré de ces admirateurs de Badinguet qui font passer à la trappe le coup d’État ! Selon eux, que pèserait cette violence initiale au regard de l’essor économique prodigieux que le nouveau pouvoir a permis... Avec le Second Empire, la France est pleinement entrée dans la modernité capitaliste, industrielle, urbaine, bref dans la France que nous connaissons... Et le légitime profit des capitalistes a eu pour corollaire l’amélioration du mieux-vivre de tous. Magnifique exemple des fruits de l’économie libérale dont on nous rabat les oreilles aujourd’hui.

Plutôt que d’évoquer à ce propos des commentaires "de gauche", allons aux extrêmes, empruntons à l’essayiste monarchiste Emmanuel Beau de Loménie quelques lignes démystificatrices, extraites d’un ouvrage paru sous l’occupation (l’auteur fut pétainiste) : E.Beau de Loménie, Les responsabilités des dynasties bourgeoises, I. « De Bonaparte à Mac-Mahon », Denoël, 1943.

D’autant que ces lignes prennent une singulière actualité au regard de ce que nous vivons aujourd’hui…

« Nous n’avons pas ici à prendre parti entre les doctrines d’économie libérale et d’économie dirigée. Ce que nous devons constater par contre, c’est que, loin de travailler avec les risques de la concurrence, sur le plan de l’économie libérale, sans recours à l’État, les principales familles dont les descendants sont aujourd’hui à la tête de notre grand état-major financier et industriel, ont établi les bases de leurs fortunes et de leur puissance en exploitant leurs fonctions et leurs influences officielles dans des secteurs économiques que des concessions dépendant de l’État et des relations politiques avaient abrité des principaux risques.

Le mouvement, nous l’avons vu, avait commencé dès le Premier Empire avec la fondation de la Banque de France et avec la loi de 1810 sur les concessions de mines. Il s’était développé sous Louis-Philippe avec la loi de 1842 sur les concessions de chemins de fer. Le Second Empire ouvrait aux privilégiés des facilités encore plus grandes. Les avantages accordés aux concessionnaires des chemins de fer par la loi de 1842 étaient encore accrus par les conventions de 1859, en vertu desquelles, pour couvrir les frais entraînés par la nécessité de créer des lignes nouvelles, sans exposer les compagnies à aucun risques, l’État ne se contentait plus de prendre à sa charge une part des travaux, mais assurait en outre aux actionnaires des compagnies, sur les fonds du budget, par le système de la garantie d’intérêt, un dividende minimum, lequel était fort confortable. Quant aux accaparements concédés aux gens en place dans la finance proprement dite, ils étaient encore étendus lorsque, en plus de la Banque de France, le gouvernement de Napoléon III fondait de grands établissements de crédit privilégies : le Crédit Foncier ou la Société Générale de Crédit Industriel et Commercial par exemple, dont il se réservait de nommer lui-même l’état-major dirigeant, et à qui le développement industriel, les spéculations et les grands travaux d’urbanisme ouvraient des débouchés immenses.

De plus, si une pareille politique assura aux bénéficiaires des fortunes énormes, elle commença, vers le temps du Second Empire, à se révéler très coûteuses pour les finances publiques.

Un des principaux thèmes de propagande capitaliste, ces dernières années, consistait à dénoncer l’augmentation de nos budgets sous la Troisième République, et à rendre les surenchères électorales et démagogiques du régime et des partis populaires responsables de ce regrettable état de choses. L’argumentation pouvait être impressionante dans la presse et dans les réunions publiques. Si nous considérons nos budgets avec le recul et l’objectivité de l’historien, l’affaire se révèle beaucoup moins simple et moins unilatérale. Quand nous arriverons à la période de la Troisième République, nous serons amenés à constater que ce ne fut pas toujours, loin de là, aux moments où le pouvoir était aux mains des partis démagogiques que les dépenses furent les plus ruineuses pour l’État. Les finances du Bloc National, en particulier, représentent, nous le verrons, un des plus honteux chapitre de l’histoire des dynasties bourgeoises.

Toute proportion gardée, en tenant compte du fait que les fallacieux et chimériques systèmes d’exploitation sans frein du crédit n’étaient encore, au milieu du siècle dernier, qu’à leurs débuts, pendant le Second Empire, sous un régime qui n’avait rien de parlementaire, les fautes et les erreurs furent comparables. Sous la Restauration, en 1820, le budget de la France représentait 875 millions de dépenses annuelles. Sous la monarchie de Juillet, au moment des premières grandes entreprises capitalistes, il avait peu à peu grandi jusqu’à atteindre en 1847 1 milliard 600 millions. La Deuxième République qui, quoi qu’on puisse penser des régimes républicains, fut en fait un régime économe, l’avait réduit à 1 milliard 300 millions en 1851. Aussitôt le coup d’État accompli, il ne s’agissait plus d’économies, au contraire. Dès le 25 juin 1852, dans un rapport au Corps Législatif, Morny, le grand animateur, et aussi le grand corrupteur du régime, celui dont le nom allait, pendant quinze ans, jusqu’à sa mort, se retrouver dans toutes les affaires, dans toutes les spéculations, Morny déclarait : « Le gouvernement tient à montrer, pour les grandes entreprises, un esprit large et bienveillant, exempt de cette mesquine jalousie que l’on pouvait reprocher aux régimes antérieurs. » Et de fait, les dépenses publiques repartaient tout de suite en flèche. Par une progression régulière et continue, les budgets allaient grossir d’année en année, jusqu’à atteindre en 70 deux milliards 200 millions de dépenses. Qui plus est, ces budgets, malgré leur augmentation constante, allaient se solder à la fin de chaque exercice, par des déficits énormes. Pour boucher les trous, on allait recourir à des emprunts répétés et importants, 4 milliards environ en 15 ans, rien que pour les budgets de l’État, sans compter les emprunts municipaux, lesquels, pour les travaux d’Haussmann en particulier, furent considérables. Et sans doute ces emprunts permettaient de dissimuler provisoirement l’embarras du trésor et ils fournissaient aux financiers l’occasion de commissions fructueuses. Mais ils grevaient l’avenir, ils alourdissaient la dette publique, et, par la charge des intérêts accumulés à servir, ils rendaient pour plus tard les économies de plus en plus difficiles, et ils tentaient les hommes politiques par l’exemple de leurs dangereuses facilités.

Certes, à plus d’un point de vue, l’œuvre accomplie grâce aux prodigalités du Second Empire fut importante. Non seulement notre réseau de chemins de fer se développa ; non seulement notre équipement économique moderne s’amorça ; les villes se transformèrent ; le Paris d’Haussmann en particulier dessina ses vastes perspectives. Mais en bien des quartiers les plans improvisés avec un vandalisme de brasseurs d’affaires, saccagèrent, pour la seule satisfaction des spéculateurs et des marchands de terrain, certaines des merveilles du vieux Paris, que les margoulins qui se faisaient concéder en bloc la construction et l’aménagement de boulevards entiers remplaçaient trop souvent par de mornes alignements de bâtisses au rabais. Et puis une partie, une trop grande partie des capitaux mis en œuvre restait entre les mains des intermédiaires irresponsables et de plus en plus exigeants, qui prenaient l’habitude de vivre, de s’enrichir aux dépens de l’État, tout en s’imaginant de plus ou moins bonne foi qu’ils travaillaient avec leur propre argent et celui de commanditaires particuliers. Ils arrivaient sans effort à se persuader qu’ils pratiquaient l’économie libérale la plus orthodoxe. Et déjà ils pratiquaient en réalité ce que nous pourrions beaucoup plus justement appeler « l’économie accaparée. »

Source : http://rene.merle.charles.antonin.o...

B) Second empire et dictature du capital financier

Source : http://www.lutte-ouvriere.org/docum...

Le Second empire favorisa les grandes compagnies de chemin de fer, en les aidant à avaler les plus petites. Les concessions pour les compagnies furent octroyées pour 99 ans. Le réseau passa de 4 000 km de lignes en 1851 à 17 000 en 1869. Dans le sillage du chemin de fer, la sidérurgie et la métallurgie devinrent le coeur de l’industrie et donc les bastions de la grande bourgeoisie. Le Creusot, la ville-usine des Schneider qui employait 3 000 ouvriers en 1850, en employait 12 500 en 1870. Il en sortait 130 000 tonnes de fonte et une centaine de locomotives par an.

Les débuts de la dictature du capital financier

Dans ce contexte, l’industrie atteignit un nouveau stade de développement. Le fonctionnement des grandes entreprises industrielles modernes nécessitait des capitaux de plus en plus importants, dépassant les possibilités du capitalisme familial du début du siècle. La naissance des banques de dépôts apporta une réponse à ce problème. En 1863, Henri Germain, un industriel de la soie à Lyon fonda le Crédit Lyonnais. La Société Générale fut créée en 1864 avec la participation de Schneider.

Ces banques servirent à drainer l’épargne de la population - du moins de ceux qui avaient de quoi épargner. Elles concentraient alors des capitaux, qu’elles pouvaient prêter à l’industrie… avec intérêt. En remboursant les prêts et les intérêts, les capitalistes versaient aux banques une partie de la plus-value produite par les ouvriers dans leurs usines.

Ainsi les banques et l’industrie mêlaient leurs intérêts comme elles commençaient à mêler leurs ramifications, donnant naissance à ce qu’on appelle le capital financier. Les entreprises cessaient d’être des propriétés individuelles ou familiales et passaient de plus en plus sous la coupe de grands actionnaires. Par ce phénomène, une poignée de capitalistes les plus fortunés mettaient la main sur toute l’économie, sur tous les moyens de production et les moyens financiers.

Et l’on retrouve les noms de la haute finance et de la grande industrie dans ce petit monde très fermé. En 1869, un journaliste recensait 183 financiers qui se partageaient le pouvoir économique, dont une élite toute-puissante d’une trentaine de personnes. Ces grands capitalistes avaient bien sûr, en plus, des liens étroits avec le monde politique.

Eugène Schneider, par exemple, fut sous le Second empire président du Comité des Forges, l’organisation du patronat. Mais aussi ministre du Commerce et de l’Agriculture, vice-président puis président du Corps législatif (la Chambre des députés de l’époque).

Un historien, Jean-Louis Beaucarnot, évoque la collusion entre ces grands bourgeois et le pouvoir en racontant une scène qui se déroule au Palais-Bourbon dans les années 1860. À ce moment, la sidérurgie française étant devenue compétitive sur les marchés internationaux, les commandes affluaient de toute l’Europe, sauf de l’Angleterre. On est donc en séance, présidée par Eugène Schneider, un député discourt mais Schneider l’interrompt pour lire une dépêche qu’on vient de lui remettre :

« Schneider prend alors la parole. Sa voix, légèrement étranglée, trahit une émotion évidente. Aussitôt le silence se fait. “Messieurs je viens d’éprouver la plus grande joie de ma vie. Permettez-moi de vous en faire part…” Il se tait quelques secondes…. “Le Creusot vient de vendre quinze locomotives à l’Angleterre. Vous entendez, Messieurs, à l’Angleterre !” L’assistance unanime applaudit. »

Ce genre de scènes allait se reproduire de nombreuses fois par la suite, jusqu’à nos jours. Pas seulement à propos des locomotives, mais aussi des avions, des trains, des centrales nucléaires. Et pas seulement vis-à-vis de l’Angleterre, mais aussi des États-Unis, de la Chine. Le seul changement, c’est que les grands bourgeois n’éprouvent plus autant qu’avant le besoin d’occuper eux-mêmes des places de ministres ou de députés. Ils laissent faire leurs commis politiques, à qui il suffit juste de payer une croisière en yacht, de temps en temps.

La puissance de la grande bourgeoisie, en cette fin du XIXe siècle, se répercute sur son mode de vie. On s’achète un hôtel particulier à Paris, un château en province, les deux si possible. À Paris, des quartiers bourgeois sont bâtis loin des quartiers populaires. Les fortunes s’étalent à travers les tenues des femmes, les soirées mondaines à l’Opéra, les oeuvres d’art que l’on collectionne. La maison Hermès, fondée en 1837, se chargeait d’inventer les équipages les plus luxueux possibles pour les calèches des bourgeois. Son succès fut tel, que le fondateur de la maison alla même jusqu’en Russie pour équiper les calèches du Tsar.

Le mode de vie des bourgeois imposait un nombre important de domestiques que l’on traitait avec le dernier mépris. Ainsi les milieux bourgeois catholiques qui ont toujours défendu l’interdiction de travailler le dimanche… n’ont jamais imaginé pouvoir se passer de leurs propres domestiques le dimanche.

La bourgeoisie singeait toujours les moeurs des nobles. Dans les grandes familles on mariait encore les filles, on les vendait devrait-on dire, à des nobles pour redorer le nom de famille. Quelques années plus tard, il fallut encore sept tomes à Marcel Proust pour décrire dans son roman À la recherche du temps perdu à quel point la bourgeoisie, malgré ses richesses, rêvait encore de s’intégrer à la noblesse.

Mais si l’on grattait un peu le vernis de raffinement et de culture de cette bourgeoisie qui se pavanait dans les salons des aristocrates parisiens, on trouvait la brutale réalité des usines, la réalité d’une classe qui bâtissait sa fortune au prix de milliers de vies : celles des ouvriers usés et souvent tués au travail dans les nouvelles usines. La bourgeoisie menait la lutte de classe avec acharnement. Les moindres concessions, comme l’interdiction du travail des enfants à l’usine ou la possibilité de créer une caisse d’entraide pour les vieux ou les chômeurs, durent être arrachées par la classe ouvrière au prix d’affrontements souvent meurtriers avec l’armée.

À la fin du Second empire, en 1871, éclata la Commune de Paris. Pendant cent jours, Paris connut un véritable pouvoir ouvrier. Ce fut le premier exemple - et le seul en France - d’un État choisissant systématiquement le camp des travailleurs contre celui des bourgeois. La classe ouvrière qui, en s’armant, s’était donné les moyens d’exercer le pouvoir a été capable, en quelques semaines, de mesures aussi emblématiques que la réduction du temps de travail, le droit de vote aux étrangers ou encore l’éducation pour les filles.

C) Napoléon III : Le grand bond en avant de l’économie française (site bonapartiste de droite

Source : http://www.napoleontrois.fr/dotclea...

La France devient, sous le second Empire, l’une des premières puissances commerciales européennes. Un miracle, dû à l’esprit d’initiative du gouvernement ? Ou bien une adaptation, plus ou moins réussie, aux mouvements longs de l’économie des pays industrialisés ?

Forge, 1862. Bonhommé

Louis Napoléon Bonaparte se présentait volontiers comme un faiseur de miracles, seul capable par sa magie politique d’arracher la France à son inertie et aux vieux démons de la révolution. Lorsque les notables, après l’avoir longtemps considéré comme un inquiétant perturbateur, vinrent à penser qu’il pouvait contribuer à rétablir l’ordre menacé, bien peu accordèrent de l’importance à ses idées économiques, confondues alors dans une nébuleuse saint-simonienne faite d’industrialisme et de philanthropie. Le monde de l’argent le considérait avec suspicion et ses relations d’affaires se limitèrent longtemps à la société des boursicoteurs et surtout des créditeurs qui pouvaient répondre à ses éternels besoins d’argent.

On avait tort pourtant de ne pas prêter attention à sa culture industrielle hétéroclite, glanée au fil de son expérience anglaise ou lors de son séjour à la prison de Ham. En s’emparant du pouvoir par la force, à un moment où les affaires étaient paralysées par la crainte d’une victoire des "rouges" à l’élection présidentielle de 1852, Louis Napoléon Bonaparte écarta brutalement les incertitudes qui pesaient sur l’engagement des milieux d’affaires. Les conditions générales d’une reprise étaient alors rassemblées : les capitaux accumulés sous la monarchie de Juillet étaient abondants, l’or californien aux portes de l’Europe.

L’Empereur comptait sur une nouvelle donne économique pour installer durablement le nouveau régime. Il fallait achever rapidement l’unification du marché national, encore très imparfaite. Le pouvoir trancha, dans ce domaine, en faveur du chemin de fer, écartant le plan concurrent des canaux, hérité du passé. Par une politique de fusion des lignes concédées, il arbitra un partage des zones de trafic et procéda à l’intégration de tronçons, jusque-là isolés, dans un réseau cohérent[1].

Cependant, le coût de l’opération était exorbitant, et la confiance des milieux d’affaires tenait, pour une bonne part, au maintien de la politique de rigueur budgétaire. D’où l’impossibilité de s’engager dans la voie des dépenses et de l’endettement public. Il fallut donc trouver des moyens originaux de financement : l’État, en accordant à l’émission d’obligations de chemins de fer sa garantie d’un taux d’intérêt de 3% mobilisa une épargne d’investisseurs encore perplexes à l’égard des chances du grand capitalisme et étendit l’emprunt obligataire jusqu’aux "petits capitalistes". Le succès de ce nouveau pacte entre le pouvoir et les possédants fut extraordinaire et suscita une vague de spéculation sans précédent. Dès la fin de 1852, la réalisation totale du réseau de chemins de fer était assurée.

Les coups d’éclat d’un petit groupe proche de l’Empereur et dans lequel figuraient le duc de Morny, le spéculateur Mirès, Persigny, les frères Pereire définirent une doctrine économique nouvelle dans laquelle on ne retenait du saint-simonisme que les hauts profits et la promesse d’une croissance continue. Cette économie du "coup de théâtre permanent" avait toutefois son versant politique : elle se donnait aussi pour but de reproduire le choc psychologique fondateur du régime et redéfinissait les contour du libéralisme français hérité de l’orléanisme.

L’idée première était d’assurer un élargissement permanent du marché. La loi du nouveau régime était la prospérité sans fin : après les chemins de fer, le bouleversement des villes, la révolution ferroviaire portée dans toute l’Europe, le canal de Suez, l’Asie... Mais l’ampleur du projet nécessitait du crédit, des moyens de paiement nouveaux en grande quantité. Le Crédit Mobilier, banque par actions créée en 1852 par les frères Pereire avec l’appui de Napoléon III, eut pour objectif de commanditer l’industrie avec un crédit moins cher, de desserrer les entraves de la Banque de France, gardienne de l’émission de la monnaie fiduciaire, et d’émettre des obligations à court terme proches de billets de banque portant intérêt.

Les représentants de la finance traditionnelle se sentirent menacés. La "haute banque", bien qu’elle profitât de ces grandes opérations ferroviaires et immobilières, afficha son hostilité à l’égard de méthodes qui faisaient craindre le "papier-monnaie", l’inflation, l’endettement, les hauts cours de la bourse artificiellement entretenus par les parvenus des affaires au détriment des positions acquises. Très rapidement, le capitalisme saint-simonien se heurta à la résistance des orthodoxes de la finance. Et pourtant, en dépit des accidents de la Bourse qui furent très précoces, en dépit de la chute de rentabilité des opérations ferroviaires quand il fallut construire les lignes secondaires, l’impulsion première fut telle que la croissance la plus vive du siècle emporta l’économie au fil de la décennie 1850.

Jusque-là, l’industrie était encore largement articulée sur l’activité agricole. A l’opposé de l’Angleterre, elle était allée chercher les travailleurs à la campagne plus qu’elle ne les avait concentrés dans les villes. L’espace économique français restait très hétérogène. Le prix du charbon pouvait être multiplié par cinq entre le carreau de la mine et lieu de consommation, ce qui, à Paris, donnait aux importations de Newcastle l’avantage sur la production du Centre. Le chemin de fer - en 1852, 3 870 kilomètres de chemins de fer étaient construits et exploités, en 1870, 17 000 - fit naître le marché unique français et permit à l’industrie de gagner en autonomie face à l’agriculture. Si le secteur textile y restait dominant en poids, les entreprises de biens de production devinrent le nouveau moteur de la croissance. La production métallurgique, contrainte de faire face à la brutale poussée des commandes ferroviaires et des charpentes métalliques pour la construction urbaine, fut multipliée par cinq des années 1840 aux années 1850.

Le second Empire fut une période d’autant plus faste qu’un équilibre parut trouvé entre la modernité industrielle et les bases classiques de la prospérité nationale[2]. Toutes deux purent progresser en parallèle. La petite entreprise de la fabrique parisienne ou lyonnaise, fondée sur un travail qualifié, un savoir-faire et un goût français qui faisaient fureur aussi bien dans les belles demeures en Virginie que dans l’aristocratie anglaise, vendit des oies façonnées, des bronzes, des bijoux, de l’ébénisterie...

Les grands magasins, vitrine de la prospérité impériale, n’empêchèrent pas l’ouverture de boutiques à la mode sur les nouvelles avenues d’Haussmann. Le petit entrepreneur parisien, épaulé par un réseau de crédit sophistiqué, vendit jusqu’aux deux tiers de ses produits à l’extérieur et parvint à moderniser ses techniques de production et de vente dans une structure sociale inchangée. La confection adopta la machine à coudre, l’ébénisterie la scie mécanique, la bijouterie se lança dans le bijou en faux et en plaqué...

La France rurale ne resta pas à l’écart de la prospérité impériale. L’orientation des prix à la hausse apporta à une paysannerie endettée et malheureuse un soulagement réel. La viticulture, encore presque partout présente, connut alors son apogée. Quelques régions d’agriculture capitaliste - le Nord, le Centre - confirmèrent leur progrès technique en pariant désormais sur la betterave à sucre et la pomme de terre, certaines parvenant même à profiter des nouveaux chemins de fer pour exporter leurs produits jusque vers l’Angleterre. Au même moment, une accélération de l’émigration rurale (les campagnes perdirent plus d’un million d’habitants sous le second Empire) allégeait le poids démographique des campagnes qui avait atteint, en 1850, son maximum historique. Enfin, le plein emploi fut presque réalisé, alors que les Français avaient terriblement souffert du chômage sous la IIème République.

La conviction que les années impériales avaient fait entrer la France dans la modernité économique a donc été très longtemps partagée par les historiens. Or cette idée est désormais contestée. Le pic de croissance des années 1850 apparaît aujourd’hui comme l’aboutissement d’un mouvement qui a commencé vers 1840. La continuité aurait prévalu dans ce domaine, de la monarchie de Juillet au second Empire. Ainsi, M. Levy-Leboyer notamment relève une croissance annuelle du produit industriel de 2,2% dans les années 1850, mais de 1,6% seulement dans la décennie 1860, contre 1,5% et 2,2% respectivement pour les décennies 1820 et 1830.

On a également tendance actuellement à établir une rupture dans l’évolution du rythme de croissance, au tournant de l’année 1860. A partir de cette date et jusqu’à la fin du siècle en effet, on entre dans un mouvement long, celui d’un tassement des performances de l’économie française. Bien qu’il soit difficile de faire le partage entre ce qui appartient à la conjoncture et ce qui relève de la responsabilité du pouvoir impérial, le second Empire se trouve donc, aux yeux des historiens, en charge de la responsabilité majeure d’avoir été le moment où la France a "décroché" d’un mouvement de modernisation qui faisait d’elle le premier pays de l’Europe continentale.

Depuis les travaux de Paul Bairoch, toute une école d’historiens insiste sur le rôle qu’aurait joué, dans ce décrochage, le traité de libre-échange signé avec le Royaume-Uni en 1860 - "le coup d’État douanier". Conclu dans le plus grand secret, ce traité, révolutionnaire dans un pays aussi protectionniste que la France et défini pour dix ans, imposait la suppression de toutes les prohibitions et établissait des droits de douane dont le montant était fixé à 30% du prix des produits importés. L’Empereur comme Michel Chevalier - qui avait mené l’essentiel des négociations avec le représentant britannique, Richard Cobden - affichaient en cette circonstance une philosophie économique nouvelle : l’enrichissement de la nation serait accru et non hypothéqué par l’échange commercial avec un pays riche.

Mais ce choix comportait des risques, dans la mesure où il imposait au patronat français une concurrence nouvelle. En somme, après avoir imaginé une première métamorphose du capitalisme français en 1852 avec la dynamique des emprunts obligataires, le second Empire voulait en précipiter une seconde fondée sur la conviction (lucide) que le protectionnisme - indispensable pour lancer l’industrialisation - devenait un obstacle dès lors que les entreprises devaient entamer une nouvelle phase de développement. Cette décision demandait un courage et une audace que n’avaient pas eus les régimes précédents, et révélait une autonomie nouvelle de l’État à l’égard des représentants des intérêts économiques.

Le traité n’eut pas les effets ravageurs que redoutaient nombre de patrons. Certes, des entreprises cotonnières, vieillies, disparurent ; la métallurgie au bois périclita ; Pouyer-Quertier, le puissant filateur rouennais, tempêta au Corps législatif en annonçant que les bénéfices de sa fameuse usine, La Foudre, étaient tombés de 1,8 million de francs à 800 000. Mais la pression extérieure ne fit que précipiter un changement en cours. La balance des échanges commerciaux avec la Grande-Bretagne resta favorable à la France ; l’extension du libre-échange en Europe par tout un jeu de traités qui suivirent le premier permit une forte hausse des exportations françaises durant les années 1860.

Toutefois, cette ouverture ne profita pas directement aux nouvelles industries. Même si le pays devint - et c’était une performance remarquable - concurrent de l’Angleterre dans les ventes de machines et de matériels ferroviaires, la force de ses exportations en Europe reposait sur ses atouts traditionnels : les soieries, les vins fins, les draps, les produits de luxe et de demi-luxe.

D’autres forces, négatives celles-là, étaient déjà à l’œuvre. Depuis le tournant des années 1860, les salaires s’orientaient à la hausse. Pour toute une partie de l’industrie française, qui avait joué jusque-là, face à la forte productivité anglaise, sur la faiblesse des salaires français, la compétitivité parut compromise. La hausse des salaires ne fut pas compensée par un renouvellement des machines générateur de gains de productivité. En outre, l’amélioration du pouvoir d’achat permit surtout de mieux manger mais ne provoqua pas une dynamique d’achat de biens durables.

En fait, par étapes, l’Empereur avait partiellement perdu l’initiative dans le domaine économique. Le traité de 1860 fut peut-être le dernier acte de volontarisme en la matière, et encore n’entraîna-t-il qu’une partie des acteurs. Les compagnies de chemin de fer avaient perdu leur rôle d’impulsion. Les grands commis de l’État, les ingénieurs, des orléanistes reconvertis comme Achille Fould, ne pensaient plus désormais qu’à stabiliser la situation. On vit revenir aux affaires un milieu traditionnel, moins entreprenant. La Banque de France fit barrage au Crédit Mobilier, Rothschild l’emporta sur les Pereire[3]. Le recours aux emprunts devint de plus en plus difficile, et les jongleries d’Haussmann pour masquer le coût des travaux de Paris unifièrent les oppositions.

La France des bourgs protesta contre les grandes dépenses parisiennes et demanda des efforts en faveur des routes et des chemins. Le Corps législatif, ennemi de la dépense, fit savoir au pouvoir impérial qu’il convenait de rentrer dans les règles administratives usuelles. Loin de rassurer, l’Empereur inquiétait. A partir de 1867, alors que la guerre du Mexique était juste terminée, Napoléon III faisait craindre l’aventure d’un conflit en Europe. Le héros providentiel était devenu un personnage encombrant.

Peut-on, dans ces conditions, parler de miracle économique du second Empire ? L’idée ne semble pas incongrue si l’on valorise ce mouvement étonnant qui a permis en quelques années, alors qu’on avait atermoyé si longtemps, de construire l’infrastructure ferroviaire d’un marché français enfin unifié, et cela grâce à de nouvelles pratiques financières, qui permirent à l’État de dépenser moins que les régimes antérieurs. Miracle encore quand l’on considère qu’une nation dont la production de fonte ne représentait que 20% de celle de l’Angleterre ne fut pas écrasée par le traité de libre-échange de 1860.

L’euphorie fut toutefois de courte durée et l’économie impériale ne parvint pas à faire souche, pas plus que la famille des Bonaparte. Le "bond en avant" de la modernisation eut bien lieu. Il ne fut toutefois ni assez profond, ni assez cohérent pour éviter le lent déclassement de la puissance économique française à la fin du XIXème siècle.

Article de Francis Démier, professeur à l’université de Paris-X-Nanterre et à l’Institut d’études politiques de Paris paru dans le numéro 211 de la revue L’Histoire.

A lire :

J. Wolff, Napoléon III face à la crise économique de 1857-1858 dans la Revue du Souvenir Napoléonien, 1997.

Notes

[1] En 1857, des quarante-deux sociétés exploitant des lignes de chemins de fer qui existaient au moment où Louis Napoléon arriva au pouvoir, il ne restait que six grandes compagnies (Nord, Orléans, Midi, Est, Ouest, PLM), régnant chacune sur une région. L’État leur accorda des baux d’exploitation de quatre-vingt-dix-neuf ans, ce qui facilitait l’amortissement des investissements et rendait les entreprises ferroviaires plus rentables.

[2] L’enrichissement de la France du second Empire peut se mesurer de multiples façons. Le nombre des livrets de caisses d’épargne est passé de 742 840 à 2 079 140. La circulation fiduciaire, de 250 millions de francs, a atteint 1,354 milliard de francs. Les réserves de la Banque de France ont crû de 123 millions à 1,190 milliard.

[3] Toujours à court d’argent, n’ayant pas obtenu l’autorisation d’augmenter son capital, le Crédit Mobilier subit une grave crise en 1866-1867. La Banque de France n’accepta de sauver l’établissement qu’après avoir obtenu la démission des Pereire.


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