« La Révolution de 1848 mettait à l’ordre du jour, non une révolution sociale mais une révolution démocratique socialisante » (Léon Blum)

jeudi 28 février 2008.
 

Texte d’une conférence donnée par Léon Blum en 1948 pour le centenaire de la Révolution de 48. (première partie)

... Quand il m’arrive, comme c’est le cas des hommes qui atteignent l’extrémité de leur vie, de la reprendre en sens inverse et de la reconstruire par l’imagination, c’est souvent de la vie d’un historien que je rêve.

Le hasard fait d’ailleurs que le premier livre d’histoire que j’aie lu dans mon enfance, aussitôt après l’Histoire Romaine de Duruy, est l’Histoire de la Révolution de 1848 de Garnier-Pagès dont j’avais découvert, par hasard, les volumes dépareillés dans une armoire de ma mansarde, tout en haut de la villa suburbaine que mon père avait louée pour les vacances.

Cette lecture d’enfant a peut-être influé sur mes réflexions d’homme, mais j’ai toujours considéré la Révolution de 1848 comme une des grandes dates de l’Histoire, comme une des occasions “cruciales” de l’humanité.

Il y a eu, il y a aujourd’hui cent ans, quelque chose d’extraordinaire : il y a eu un instant de raison, un moment climatérique où la Liberté pouvait se fonder non seulement en France mais dans l’Europe entière, hors la Russie du Tzar et la Turquie du Sultan. Il y a eu un moment, où la démocratie politique pouvait devenir l’instrument et la garante de l’indépendance des nations.

Il y a eu un moment où elle pouvait à la fois diriger chaque État vers la justice sociale et fournir un lien fraternel à l’ensemble des peuples affranchis, aux États libres d’une Europe unie. Ces rêves d’aujourd’hui auraient pu devenir une réalité il y a cent ans. Une immense espérance les faisait apparaître comme possible, comme tangibles, comme prochains. J’ai pu connaître encore quelques survivants de ce moment héroïque. Quand on les interrogeait, ils se bornaient presque à répondre comme le faisait un vieux conventionnel à Michelet : “Ah, Monsieur, que c’était beau !”

Et quand on pense que, moins de quatre mois après le 24 Février 1848, les ouvriers de Paris se faisaient tuer sur les barricades de juin, attaquées et défendues au cri de “Vive la République”.

Que, moins de deux ans plus tard, dans l’Europe entière, tous les pouvoirs autocratiques étaient rétablis de plus belle sur les insurrections écrasées.

Que, moins de quatre ans plus tard, la France était livrée pieds et poings liés à la dictature.

Quand on pense au siècle terrible qui nous sépare de ce 24 février dont nous célébrons le centenaire.

Quand on considère qu’après ce siècle écoulé, nous nous retrouvons devant les mêmes problèmes, les mêmes difficultés, les mêmes angoisses, et parfois sans la même espérance.

Alors on se dit que jamais peut-être l’humanité n’avait manqué une telle chance, que jamais elle n’était retombée de si haut.

Ce que je voudrais examiner avec vous, ce soir, à grands traits et sans m’exagérer, je vous assure, le prix de mes réflexions, ce sont les raisons de cette chute.

On a coutume de traiter les hommes de 1848 avec une indulgence moqueuse et sceptique.

Seignobos lui-même, ce vieux démocrate, en parle sur un ton volontiers protecteur. Les hommes de 1848 font pourtant un groupe assez honorable. Ces “vieilles barbes” sont Lamartine, Arago, Ledru-Rollin, Dupont de l’Eure, Marrast, suivies de barbes plus jeunes comme Grévy ou Jules Favre.

On s’est beaucoup gaussé, à l’époque où nous fabriquions nous-mêmes une Constitution, de celle qu’ils avaient donnée à la France et qui était, paraît-il, un chef-d’oeuvre d’insanité. Lisez-en l’histoire dans le livre excellent de P. Bastid. Vous verrez que ses auteurs se nomment Cormenin, Dufaure et Tocqueville... et vous pourrez vous en faire une idée exacte. On se plaît à railler leur inexpérience, leur ingénuité, leur foi candide dans la toute puissance des idées et des mots. Ils ont naïvement tenté l’impossible, et pourquoi leur tentative était-elle impossible ? Parce qu’elle était prématurée. Un des esprits les plus libres de sa génération, M. Charles Morazé, s’est rallié à cette thèse de l’anticipation révolutionnaire dans un récent article du Monde :

“Chaque civilisation - dit-il - a sa durée propre, une heure est marquée pour toute chose. En vain on la veut avancer ou retarder. On ne lutte pas contre l’histoire, contre le Temps. Destin est plus fort que Jupiter. Terrible, inéluctable contrainte du Temps contre quoi l’homme ne lutte qu’en s’y soumettant d’abord”.

Qu’en faut-il penser ?

Nous connaissons la loi des mutations révolutionnaires.

Nous savons aujourd’hui que la formule fameuse de Leibnitz le “Natura non facit saltus”, ne s’applique pas réellement à la nature et pas davantage à l’histoire.

Le passage d’une espèce vivante à une autre ne s’opère pas par une suite continue de dégradations insensibles comme celles qui séparent une couleur du spectre des couleurs voisines. Il s’opère, au contraire, par un saut, par une rupture de continuité. La mutation, c’est-à-dire l’apparition des caractères spécifiques nouveaux, survient brusquement. Mais cette Révolution ne survient que lorsqu’un degré suffisant d’évolution continue l’a préparée. Évolution et révolution se combinent, et c’est à cette loi d’évolution révolutionnaire qu’obéissent aussi les grandes mutations politiques et sociales.

Est-il vrai qu’en février 1848, la mutation révolutionnaire ne fût pas mûre, qu’elle fût insuffisamment préparée par l’évolution ?

C’est vrai en ce qui concerne, je crois, la révolution sociale.

Vous n’ignorez pas quel est le prodrome marxiste de la décadence des Sociétés :

La décadence d’un système social commence lorsqu’apparaissent une incompatibilité, un conflit, entre, d’une part, les forces de production et, d’autre part, le système juridique de propriété que ces mêmes forces de production ont déterminé.

Or, il est exact qu’en 1848 ce signe n’apparaît à aucun degré et il n’apparaît pas parce qu’il ne pouvait pas apparaître.

Certes, la légitimité du système capitaliste, du profit capitaliste, du salariat, leur légitimité au regard de la raison, de la justice, de la sensibilité humaine, avaient déjà été mises en cause depuis près de trente ans.

Sismondi avait discerné les conséquences économiques du salariat et démontré le caractère fatal des crises cycliques de surproduction. Les saint-simoniens dont l’influence a été si profonde et si féconde avant et après 1830, avaient montré que le régime industriel de production n’était aucunement lié à la propriété capitaliste, c’est-à-dire à la propriété indépendante du travail et indéfiniment transmissible par l’héritage, mais qu’au contraire le développement propre de la production industrielle exigeait une hiérarchie, une sélection de chefs dans laquelle l’acception de propriété n’interviendrait pas.

Proudhon avait recherché les origines de la propriété capitaliste et nié sa légitimité dès son principe.

Pourtant le capitalisme n’en était encore qu’au premier stade de son évolution économique, il avait pénétré les institutions politiques et pendant le règne entier de Louis-Philippe, il les avait mises à son service.

Mais il commençait seulement à élaborer son système juridique de propriété : sociétés anonymes, méthodes bancaires de commandites, de crédits, d’acceptation, contrôle de l’industrie par la finance, organisation du crédit public.

Nous n’en sommes donc encore, par conséquent, qu’au point de départ de l’évolution juridique comme de l’évolution économique et la contrariété, le conflit ne pouvaient pas encore apparaître.

D’ailleurs, seule l’élite ouvrière des grandes villes, en même temps qu’une élite pensante de la bourgeoisie, avaient été pénétrées par la propagande socialiste. Le mot même de “socialisme” n’existait pas, ne figurait pas dans le vocabulaire. Rien n’existait qui ressemblât à un parti socialiste.

Les grandes insurrections ouvrières de 31 à 34 n’avaient été qu’un soulèvement spontané de la misère. La petite brochure de cent pages qui devait exercer sur l’histoire humaine une influence comparable à celle du Contrat Social au siècle précédent, qui devait fournir dans le monde entier, à des millions d’ouvriers, une doctrine arrêtée, une tactique, une règle d’action, le Manifeste communiste de Marx et d’Engels, n’avait pas encore paru et devait rester longtemps encore à peu près ignoré.

Ainsi, il est bien vrai que la mutation sociale, que la révolution sociale au sens marxiste était impossible parce qu’elle était prématurée. Par conséquent, il est bien vrai que la mutation sociale, que la révolution sociale ne pouvait se faire. Mais ce qu’il est essentiel de remarquer, c’est que la masse des ouvriers, même des ouvriers parisiens, ne la réclamait aucunement.

A quoi se bornent leurs revendications ?

Que demande, par exemple, la délégation ouvrière conduite par le fouriériste Maye, que le gouvernement provisoire reçoit dans la journée du 25 février et à laquelle Lamartine opposera une fin de non recevoir pathétique ?

Elle demande l’organisation du travail, le droit au travail garanti, le minimum assuré pour l’ouvrier et sa famille en cas de maladie, le travailleur sauvé de la misère lorsqu’il est incapable de travailler.

Ce sont là des réformes sociales et que nous jugeons même aujourd’hui assez anodines, ce n’est rien qui ressemble à la révolution sociale.

Le programme de la Commission du Luxembourg qui sera rédigé cependant par deux députés socialistes, par Vidal et par Pecqueur, deux hommes dont Ch. Andler a révélé l’importance dans son commentaire classique du Manifeste communiste et dont on devrait connaître mieux le nom et étudier mieux l’oeuvre, ce programme ne va pas au-delà des revendications de la délégation du 25 février.

La garantie en cas de maladie et d’incapacité de travail n’est qu’une mesure d’assistance ou d’assurance. L’organisation du travail, formule popularisée par Louis Blanc, ne signifie rien de plus que le secours prêté par l’État sous forme de commandite ou de crédit à des associations ouvrières de production et de consommation. Et cette formule rejoint d’ailleurs, comme vous le voyez, les conceptions proudhoniennes.

Et quant au droit au travail qui fût le grand cheval de bataille, c’est bien un socialiste, Victor Considérant, le disciple de Fourier, qui l’a fait inscrire dans le premier projet de constitution où il fût d’ailleurs biffé après les journées de Juin, mais ce n’est pas non plus une revendication socialiste. Je dirai même, sans nul paradoxe, et vous en conviendrez avec un instant de réflexion, que la notion du droit au travail contient une reconnaissance implicite du système capitaliste puisqu’elle n’est concevable que dans le cadre du capitalisme.

Car la revendication du droit au travail suppose nécessairement que l’ouvrier ne peut subsister que par la vente ou la location de sa force de travail, c’est-à-dire par un salaire. Elle implique donc le salariat.

Elle implique donc la division de la société entre détenteurs des moyens de production et prolétaires.

Dans une constitution socialiste, on ne parlerait pas de droit au travail, on parlerait du devoir du travail.

Ainsi, ce que j’appellerai la théorie de la prématuration révolutionnaire me paraît à la fois valable et non valable en ce qui concerne la révolution sociale.

Elle est valable en ce sens que la révolution sociale était effectivement prématurée, et elle n’est pas valable en ce sens qu’en fait le peuple ne la réclamait aucunement.

Mais, en ce qui concerne la révolution politique et ce que j’appellerai la démocratisation internationale, c’est-à-dire la proclamation de la propagation hors de France du mouvement de libération et d’indépendance, alors, le cas me paraît tout autre.

Là, je ne concède pas qu’il y ait eu prématuration.

Chacun de ces points comporterait, bien entendu, d’amples développements. Je me bornerai, forcément, à résumer à grands traits.

Ce qui montre avec une évidence irrésistible à quel point la révolution politique était mûre, c’est la façon dont le régime Louis-Philippin, le régime de l’oligarchie censitaire a disparu ; on ne peut même pas dire qu’il ait été renversé, il s’est effondré, il s’est évanoui. On n’a rien vu de pareil jusqu’à un spectacle dont nous avons été témoins il y a une vingtaine d’années : l’évanouissement de la monarchie espagnole d’Alphonse XIII. Un homme dont je me plais particulièrement à prononcer le nom sous cette voûte et qui ne fut pas seulement un grand administrateur mais un véritable historien, et même un grand historien, Sébastien Charléty, a montré dans son admirable Louis-Philippe de la collection Lavisse, comment tous les étais, tous les supports qui avaient soutenu l’établissement de Juillet s’en étaient progressivement retirés, même l’affection et la reconnaissance capitalistes, depuis la crise économique qui avait débuté en 45-46 et qui sévissait encore.

On a parlé de la révolution du mépris. Le terme est juste, bien que les hommes de la monarchie de Juillet ne fussent pas individuellement méprisables. Le régime se jugeait solide et même indestructible, on n’a qu’à feuilleter, pour s’en rendre compte, la correspondance familière de Guizot avec Mme de Gasparin que Georges Mandel m’a fait lire à Buchenwald.

Cependant, le vide s’était fait autour de ce régime et sous lui. Il ne correspondait plus à rien, et ne reposait plus sur rien. Au jour de sa chute, il n’avait plus un seul défenseur, un seul partisan.

Et, par quoi pouvait-il être remplacé sinon par une République démocratique ? Rien d’autre n’était possible. Il ne pouvait pas encore être question de fusion entre les deux branches des Bourbons. L’idée de la restauration monarchique par la fusion est venue très vite. Elle apparaissait déjà dès 1850 mais, pour l’instant, elle n’était pas même concevable. L’Empire ? Malgré la grande propagande romantique, malgré le grand spectacle patriotique du retour des cendres contre lequel Lamartine s’était élevé dans son plus beau et plus prophétique discours, la préparation bonapartiste était à peine commencée. Rien de possible que la République : tout le monde l’acceptait, tout le monde s’y ralliait avec le même enthousiasme. Les légitimistes lui savaient gré d’avoir d’abord débarrassé la France de l’usurpateur de Juillet, du fils régicide. L’Église était favorable : depuis deux ans, elle avait pour souverain pontife un Pape libéral et patriote. En France, l’enseignement d’évangélisation démocratique de l’admirable Lamennais s’était propagé à travers Lacordaire, Frédéric Ozanam et beaucoup d’autres. La grande campagne de l’Église contre le monopole universitaire avait été placée, non seulement par Montalembert mais par Veuillot, sur le plan de la liberté de l’enseignement conçu comme un droit naturel solidaire de tous les autres droits de l’homme.

L’adhésion des propriétaires fonciers légitimistes et de l’Église suffisait alors à garantir celle des campagnes.

Tout cela était mûr, était bien mûr, tout cela permettait une mutation durable, une mutation acquise. Ce qui le prouve d’ailleurs surabondamment, c’est qu’en France l’oligarchie censitaire ne reparaîtra plus.

La grande conquête symbolique et pratique de la révolution démocratique, c’est-à-dire le suffrage universel, demeurera incontestable. A part le court accident de la Loi du 31 mai, personne n’y touchera plus et personne n’osera plus y toucher.

Le conflit de la démocratie politique avec le peuple ouvrier est apparu dès les premières semaines, dès les premiers jours. J’affirme cependant qu’il était évitable, aisément évitable et j’ai déjà indiqué pourquoi.

Les ouvriers ne demandaient certes pas l’impossible, ils n’étaient pas exigeants. Ils demandaient leur droit de cité. Ils voulaient exister, être reconnus dans l’État, ils voulaient que l’État tint compte d’eux, se penchât sur eux que le soulagement de leurs misères et de leurs souffrances fût inscrit dans le cercle des préoccupations nationales et des devoirs gouvernementaux. Rien ne s’y opposait. Malgré le peu de pénétration des idées socialistes dans la bourgeoisie dirigeante, le spectacle des misères ouvrières avait ému les coeurs, avait troublé les consciences ; les enquêtes de Villermé, de Bure, de Villeneuve-Bargemont avaient étalé les ravages vraiment barbares de l’industrialisation naissante que J. Godart vous rappelait tout à l’heure.

L’atroce répression des insurrections ouvrières de 31 à 34, des insurrections de la faim, avait laissé une émotion mêlée de remords. La littérature - le Romantisme seconde manière - avait agi dans le même sens. Hugo, G. Sand, Eugène Sue, bien d’autres encore avaient préparé la sensibilité de l’opinion publique. On pouvait s’acheminer sans heurt, sans lutte, dans un acquiescement quasi général, faire une démocratie politique du même type que celle qui a régné couramment depuis soixante ans dans la France gambettiste ou radicale, c’est-à-dire faire une République inclinée dans le sens de la réforme sociale, admettant l’amélioration progressive du sort du plus grand nombre, pour reprendre la formule de Saint-Simon, “comme une fin essentielle, dans toute la mesure compatible avec la permanence du système capitaliste”.

Cela était possible, cela était solide et cela pouvait et devait durer.

Même conclusion pour ce que j’ai appelé la démocratisation internationale.

« La dirigeants de la Révolution de 1848 ont échoué parce qu’ils étaient obsédés par une psychose : le souvenir de 1793. »

Texte d’une conférence donnée par Léon Blum en 1948 pour le centenaire de la Révolution de 48. (deuxième partie)

Le mouvement avait, de Paris, gagné la France, et de la France, l’Europe entière ou presque.

Toutes les nationalités opprimées et tous les peuples asservis, secouaient le joug : les trônes tombaient l’un sur l’autre comme des châteaux de cartes : l’insurrection populaire triomphait à Milan, à Venise, à Rome, à Berlin, à Dresde, à Vienne, à Prague, à Budapest.

Le symbole de cette “chute immense des tyrans”, comme disait Hugo, est la fuite du vieux Metternich, le maître et le mentor de l’Europe depuis près de trente-cinq ans, quittant Vienne aussi furtivement que Louis-Philippe avait quitté Paris. C’est qu’en réalité la vieille Europe monarchiste et autocratique s’effondrait aussi complètement, aussi totalement que la France censitaire et oligarchique.

Elle aussi n’était qu’une ruine vermoulue et destinée à disparaître sous le choc de la mutation révolutionnaire. Les hommes du congrès de Vienne, Alexandre, Metternich, Castleraegh, l’affreux Talleyrand, l’avaient reconstruite arbitrairement sur les bases de la légitimité et de la Sainte-Alliance, tout comme si la Révolution et l’Empire n’avaient pas existé. Elle était à contre courant de toute réalité. Elle ne s’était maintenue que par la contrainte militaire et policière. Elle avait résisté à grand peine à la secousse de 1830. Elle était privée maintenant de toute capacité de résistance et, en effet, elle ne résistait plus. La démocratie politique pouvait et devait s’installer partout. Pour la première fois - et aussi pour la dernière, car cette “lune de miel” ne devait plus se retrouver - les mouvements d’émancipation nationale coïncidaient exactement avec les mouvements de libération démocratique : indépendance et liberté se confondaient.

Toutes les démocraties, toutes les nations opprimées se sentaient solidaires les unes des autres.

On pourrait fournir, là-dessus, des textes à foison. Tous les documents du temps concordent.

Vous entendrez, tout à l’heure, le Chant des Ouvriers, de Pierre Dupont : “Quand les ouvriers se retrouvent dans un de leurs rares instants de repos, ils boivent ensemble à l’indépendance du monde”.

Et j’ajoute qu’un consentement à peu près unanime en Europe désignait la France, la France de la grande Révolution, la France de février 48, comme l’inspiratrice et comme le guide de ce mouvement universel.

Ainsi, pour me résumer, il est exact qu’une révolution sociale, au sens marxiste, eût été, il y a cent ans, une construction arbitraire, une construction, pour reprendre la formule de M. Morazé, “contraire au Destin”. Mais il n’en était pas ainsi ni de l’instauration d’une république démocratique, et “socialisante” en France, ni de la démocratisation internationale, ni de la fédération des démocraties libres d’Europe.

Et ce qui était une construction encore plus arbitraire, contraire à la fois à Destin et à Jupiter, c’était le rétablissement par la force d’une monarchie césarienne en France, c’était la restauration en Europe d’une autocratie autoritaire oppressive à la fois de l’indépendance et de la liberté des peuples.

Elle était si bien arbitraire qu’elle a été abattue sous les coups conjugués de Jupiter et de Destin, abattue à nouveau chaque fois qu’elle a voulu se relever, en France et en Europe, sous une forme ou sous une autre. Et nous avons assisté, il y a trois ans, à son écrasement définitif.

Mais alors, pourquoi les événements ont-ils suivi un cours tout différent ?

Pourquoi la démocratie politique avait-elle abdiqué en France dès avant la fin de 1848, en attendant d’être ramassée, trois ans plus tard, dans les paniers à salade du 2 décembre ?

Pourquoi les démocraties nées en Europe de l’insurrection des peuples sont-elles tombées à leur tour comme des châteaux de cartes sous les coups du Tzar Nicolas et de ses acolytes, le Roi de Prusse, les aristocrates autrichiens à la façon de Windischgrätz et de Schwarzenberg.

C’est ici que l’erreur, que la faute des dirigeants français de 1848, apparaît.

D’abord, ils étaient gravement divisés.

Le gouvernement provisoire était un gouvernement tripartite. Le groupe le plus modéré et le plus nombreux, le National, celui des hommes de gouvernement ; le groupe radical de la Réforme, dirigé par Ledru-Rollin ; le petit groupe ouvrier de Louis Blanc et Albert, vers lesquels Ledru-Rollin penchait parfois. Le chef effectif est Lamartine, traversé d’illuminations géniales, mais versatile et susceptible, soucieux de son personnage et de sa gloire, sans prévoyance forte et sans fermeté tenace.

Mais cela est relativement accessoire. Voici, selon moi, l’explication profonde de leur impuissance et, finalement, de leur échec.

Les uns et les autres, les radicaux de la Réforme, comme les libéraux du National et Louis Blanc lui-même à certains moments, ont été victimes d’une psychose. Ils ont été obsédés et égarés par le souvenir de la grande Révolution.

A leur époque, il faut s’en rendre compte, l’histoire de la Révolution n’était encore que très partiellement et très partialement connue. Elle l’était par Thiers, par Mignet et surtout par les Girondins de Lamartine, le plus grand succès de librairie du temps.

Or, à l’inverse de la théorie clemenciste du Bloc, il y a eu pour les hommes de 1848, la bonne et la mauvaise Révolution, ou plutôt la bonne et l’horrible. La bonne est celle de la Constituante et des Girondins : Danton lui-même en est exclu. L’horrible est celle de la Convention et de la Terreur, celle de Robespierre, de Marat et, à plus forte raison, de Babeuf, dont le livre récent de M. Buonarotti vient de ressusciter la mémoire. L’idée qui les obsède et qui les égare est la peur d’apparaître comme les continuateurs de la Convention et de Terreur. Ils s’efforcent à tout prix d’exorciser ce souvenir affreux aux yeux de la France et de l’Europe.

Or, pendant les grandes crises publiques, il n’y a pas de mobile plus redoutable et plus pernicieux que la peur. Même quand c’est la peur d’avoir peur. Même quand c’est la peur de faire peur, d’autant plus qu’en ayant peur de faire peur, on crée la peur.

Eux, sont obsédés et égarés par la peur de faire peur, de faire peur à un secteur quelconque de la société française, de faire peur à l’Europe, ils s’écartent avec effroi de tout ce qui pourrait être interprété comme conduisant à la dictature terroriste, comme ressemblant à la gestion quasi-irresponsable des comités, comme offrant la plus légère liaison avec le communisme “babouviste”, comme comportant le moindre danger de guerre idéologique, bien qu’en réalité la guerre idéologique de 1792 ait été, comme Jaurès a été le premier à le faire remarquer, l’oeuvre des Girondins contre Robespierre. C’est ainsi qu’ils seront conduits à écarter un plan de réforme sociale assimilable pourtant par la démocratie bourgeoise, et qu’ils s’appliqueront à éviter toute intervention en Europe.

C’est ainsi qu’ils rompent l’attache avec le peuple ouvrier, le plus ferme soutien de la République, et c’est ainsi qu’ils laisseront écraser l’un après l’autre, les mouvements et les gouvernements démocratiques en Europe.

L’obsession est si puissante qu’elle leur inspire même un doute sur la légitimité du pouvoir qu’ils exercent. Ils détiennent une dictature de fait qui leur a été remise par le peuple de Paris. Aucun autre pouvoir n’existait plus en France et il fallait bien combler cette vacance de légalité. Rien n’était plus naturel, plus nécessaire. Cette obligation de fait équivalait à une légalité. Mais c’était la première fois qu’une telle situation se présentait en France car, en réalité, pendant la Révolution, la souveraineté des Assemblées s’était succédée sans interruption.

En 1830, l’institution monarchique et la Chambre élue étaient demeurées en place et le changement s’était limité à la substitution de la pairie viagère à la pairie héréditaire, et de la branche cadette à la branche aînée dans la famille royale.

Est-ce l’absence de précédent qui inspire au gouvernement provisoire de 48 les scrupules timorés que ne connaîtra pas, par exemple, le gouvernement provisoire de 1870. Je ne sais. Toujours est-il que son désir visible est de limiter au strict minimum la durée de son existence, de remettre, au plus tôt, ses pouvoirs à une Assemblée régulièrement élue et, en attendant, de s’interdire autant qu’il le pourra toute initiative qui puisse être tenue pour une usurpation.

Les conséquences de cette disposition sont allées loin et elles ont lourdement retenti sur le destin de la République. La pression des ouvriers de Paris a obligé le gouvernement provisoire à proclamer la République, non sans quelques réticences. Le gouvernement a promulgué le suffrage universel parce qu’il était résolu à convoquer les élections le plus tôt possible et qu’il fallait bien prescrire d’autorité un système électoral.

Ces deux résolutions suffisent d’ailleurs à consacrer sa mémoire. Elles ont été prises dans les dix premiers jours, ainsi que la limitation de la journée de travail pour les adultes, ainsi que la création des ateliers nationaux. Ensuite, le gouvernement se bornera à expédier les affaires courantes qui, à dire vrai, ne sont pas commodes, et Seignobos pourra constater que, sauf l’envoi de quelques commissaires extraordinaires, le gouvernement provisoire a laissé entièrement intacte la structure et le personnel administratifs que lui avaient légués les monarchies. La destruction des cadres du régime aboli n’a même pas été envisagée.

Ce qui sépare le gouvernement provisoire de Blanqui et de ses amis, c’est essentiellement cette tendance à résigner d’avance le pouvoir révolutionnaire que le peuple leur a confié et le différend sur les élections est de même nature.

On pouvait - et c’était probablement le parti le plus sage - les faire tout de suite, dans le remous de la révolution, pour une prise d’acte et une légitimation immédiate du fait accompli, en devançant le mouvement de réaction provinciale et rurale que Tocqueville a décrit d’une façon si pénétrante dans ses Souvenirs.

Mais, une fois ce moment passé, la sagesse était d’attendre un peu davantage, d’attendre que la propagande, qu’un commencement d’éducation républicain eût préparé à son devoir civique ce peuple neuf dont l’immense majorité allait voler pour la première fois. C’est ce que demandent Blanqui et les ouvriers parisiens. Le gouvernement provisoire s’y refuse. L’obsession révolutionnaire l’empêche d’exercer son pouvoir révolutionnaire, lui fait perdre de vue les conditions de toute tactique révolutionnaire.

Voilà, je crois, la cause primordiale de l’échec ; c’est la psychose que je viens d’analyser qui a entraîné l’abandon du peuple ouvrier à lui-même et l’abandon de l’Europe à ses maîtres.

Je ne crois ni déformer, ni exagérer. Pour confirmer ce que j’avance, il suffit de se référer à deux pièces décisives : la circulaire de Lamartine prenant possession du ministère des Affaires étrangères, dans laquelle il reconnaît et garantit, en fait, le statu quo politique et territorial de l’Europe, et le compte-rendu de mandat qu’il a adressé le 25 août aux électeurs des dix départements qui l’avaient envoyé siéger à la Constituante et que l’hebdomadaire Les Belles Lectures vient de reproduire avec d’autres documents du temps, précédés d’une introduction du ministre qui a pris l’initiative de cette commémoration, Marcel-Edmond Naegelen.

J’achèverai en effleurant la plus anxieuse de mes interrogations intérieures, car il y a des problèmes qui, à peine formulés, font reculer comme devant un abîme entrouvert.

Pour fonder en Europe la démocratie internationale, est-ce qu’il ne fallait pas quelque chose de plus ? Est-ce qu’il ne fallait pas risquer la guerre, consentir à la guerre ?

Certes, la non-intervention pratiquée avec fermeté et décision aurait pu suffire. Qu’on ne se trompe pas sur le sens de cette formule : la non-intervention, c’était l’interdiction pour la France d’agir, au-delà des Alpes et sur le Rhin mais, c’était en contrepartie, l’interdiction pour la Russie d’agir en Prusse, en Bohème, en Hongrie, en Autriche, et, pour l’Autriche, d’agir en Vénétie et en Lombardie. C’était la liberté de leur Destin, laissée aux peuples insurgés. Une non-intervention résolue, armée, menaçante, eût peut-être arrêté le Tzar Nicolas, initiateur et instrument de la répression autocratique.

Mais, peut-être, aurait-il passé outre. Il concevait le rétablissement de l’ordre monarchique en Europe comme un devoir sacré et l’idée de la guerre ne l’arrêtait pas. La République française devait-elle, elle aussi, accepter le risque ?

Les hommes de 1848 ont répondu par la négative et j’ai expliqué pourquoi : pour ne pas apparaître comme les continuateurs serviles, les prisonniers de la Grande Révolution. Plutôt que de courir le risque, ils ont laissé Nicolas opérer seul, ils ont laissé passer la chance providentielle de l’Europe. Ont-ils eu raison ? Ont-ils eu tort ? Je pose ici la question, parce que je me la suis posée maintes fois à moi-même. Je me souviens de l’avoir discutée avec Jaurès, il y a quarante ans.

Je disais à Jaurès :

“Un siècle se passera sans que l’Europe retrouve une occasion semblable. Tous les peuples étaient avec nous. Sans doute, l’hypothèse des guerres de l’Empire - et même de la fin de la Révolution - n’était pas encore entièrement levée. Une méfiance subsistait surtout en Allemagne. Mais il dépendait de nous de montrer que la guerre de libération n’entraînait, cette fois, de notre part, aucune arrière-pensée hypocrite de conquête. Elle eût coûté beaucoup de sang. Mais les ouvriers qui sont tombés les armes à la main sur les barricades de Juin, auraient préféré mourir pour l’”indépendance du monde”. Blanqui et Proudhon avaient bien compris que l’intervention résolue en Europe était le plus sûr moyen de consolider la République en France et que la guerre étrangère ferait l’économie de la guerre civile. Robespierre, aux Jacobins, dans le débat célèbre avec Brissot, redoutait la dictature militaire après la victoire. Mais la dictature est venue tout de même, sans la victoire, et les guerres de libération nationale, d’unification nationale, sont aussi venues tout de même. Elles sont venues avec Napoléon III, avec Bismark. Elles ont été faites par la réaction militariste et à son profit, entraînant cette suite indéfinie de revanches (qui se clôt à peine, qui n’est peut-être pas close), au lieu d’être faites par les peuples au profit des peuples et d’aboutir à leur libre fédération”.

Jaurès n’écartait pas ces arguments comme négligeables ; lui-même avait rappelé “l’invocation formidable de Mickievitch”, dans le livre des Pèlerins. “Et la guerre, universelle pour la libération des peuples, donnez-la nous Seigneur”.

Il me citait les vers où Hugo, dans “l’Ode à l’obéissance passive” des Châtiments, s’adresse aux soldats du 2 décembre : “Nous réservions votre effort juste...”

Mais, pourtant, tout en lui résistait, se rebellait. Non, disait-il, c’est Robespierre qui avait raison contre Brissot. C’est Lamartine qui avait raison quand il écrivait : “La République n’intente la guerre à aucun peuple”. Une République ne lutte que contre l’agression pour la défense de son sol. La guerre ne crée pas la paix, la guerre ne crée que la guerre et transmet la guerre de générations en générations, comme la coupe empoisonnée des Atrides se passait de main en main. C’est la Paix, la Paix seule qui crée la Paix, quand elle est fondée sur la justice entre les hommes et sur la justice entre les peuples.

J’achèverai sur ce souvenir que je ne puis évoquer sans émoi.

J’ai sans doute cédé à l’excès à ce besoin chimérique et puéril de refaire l’Histoire après coup. J’ai peut-être commis un tort plus grave qui serait de frustrer les événements et les hommes que nous commémorons aujourd’hui, d’une part de leur grandeur. Mais leur part reste assez belle.

La véritable grandeur, la grandeur impérissable de la Révolution de 1848 et de la Deuxième République, c’est l’espérance immense qu’elle a suscitée, c’est l’aurore de fraternité, - de fraternité civique, de fraternité humaine, de fraternité universelle- qu’elle a fait lever sur le monde.

Lamartine, dans un texte cité par G. Bourgin, a dit : “La République est une surprise dont nous avons fait un miracle”.

Elle n’était une surprise qu’en apparence.

Et le miracle n’a pas été accompli.

Mais il a été annoncé.

Il a été préparé pour d’autres temps.

L’immense espérance n’est pas éteinte.

Léon Blum


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