Relire Lénine – Retour sur le parti, le socialisme, l’Etat, l’internationalisme, la méthode

jeudi 20 mars 2008.
 

Lénine, qui a inspiré des générations militantes pendant si longtemps, n’intéresse plus grand monde aujourd’hui, à part quelques historiens de droite et des nostalgiques d’un certain âge, pour ne pas dire d’un âge certain.

Goodbye Lénine ?

On peut comprendre pourquoi. Sa disparition survient dans le contexte turbulent et contradictoire de la révolution soviétique, mais aussi au début d’une immense contre-révolution. Ses derniers combats contre la bureaucratie et contre Staline sont un peu pathétiques, alors que le système dont il a été lui-même le géniteur se rigidifie au point de tout emporter.

Plus tard, Lénine devient l’icône du « marxisme-léninisme », une sorte de parole sacrée au cœur du pouvoir stalinien. Son héritage est alors au mieux inintelligible, au pire une série de prescriptions autoritaires et simplificatrices. Au début des années 1960, une « nouvelle » gauche tente de le réinterpréter, mais elle non plus ne parvient pas à élaborer une stratégie d’émancipation. Au tournant des années 1980, l’implosion du socialisme réellement existant, de même que l’impasse rencontrée par les grands mouvements populaires dans les pays capitalistes et les mouvements de libération dans le sud, convergent pour ré-enterrer Lénine et avec lui, l’épopée des révolutions du vingtième siècle. Fin d’une histoire, disait Francis Fukuyama.

Et bien finalement non, l’histoire ne s’est pas terminée. Depuis deux décennies, le regain des luttes populaires provoque un renouveau de la pensée critique. Parmi les travaux rigoureux qui parsèment le paysage intellectuel et politique, se produit une nouvelle lecture du marxisme, ou encore des « mille marxismes » comme on le dit maintenant. Ces mille marxismes rassemblent un ensemble contradictoires de thèses et d’hypothèses, d’expériences et de bifurcations.

À partir d’éléments de scientificité, les marxismes décortiquent le réel pour comprendre la structure interne et dialectique de la réalité-processus. Les marxismes ne sont pas là pour « éclairer la voie », mais pour synthétiser une partie de la sagesse accumulée par les luttes populaires. En même temps, les mille marxismes sont un champ de débats, d’erreurs, de montages d’éléments plus ou moins hétéroclites, la plupart du temps influencés par l’air du temps, les modes idéologiques, les grands courants culturels.

De tout cela, tout le monde dira OK, mais quel est le rapport avec Lénine ?!?

La révolution soviétique, et dans celle-ci l’œuvre de Lénine, a exprimé, comme d’autres révolutions, une tension permanente entre la recherche de concepts opératoires et l’adaptation aux courants idéologiques d’une époque particulière. La créativité du processus, on pourrait dire la méthodologie, a permis les grandes ruptures qui se sont alors produites. Au-delà des mots, des espoirs, des déceptions aussi, c’est ce qu’il faut chercher à comprendre. Ce qui n’a rien à voir avec l’étude presque religieuse de textes que plusieurs considéraient comme « sacrés ».

Dit autrement, il faut « dialoguer » entre le présent et le passé, entre les protagonistes de ces épopées, dont celle des Soviets, et les acteurs contemporains du changement. D’emblée, il appert que ce « dialogue » peut explorer plusieurs questions importantes. La question du « parti »

Essayons donc d’amorcer ce débat à travers le temps. Il faut d’abord un peu revenir en arrière. En Russie et en Europe à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle, le point de départ est la chaîne logique qui émerge de la pensée de Marx.

Le capitalisme crée en son sein son propre destruction, et donc les germes d’une autre société.

La transformation doit venir de l’action d’un agent spécifique, volontaire, organisé, systématique. Cet agent, c’est, sociologiquement parlant, le prolétariat, cette nouvelle classe qui n’a « rien à perdre sauf ses chaînes ».

D’où émerge une troisième idée : pour que le prolétariat porte le projet à sa complétion, il faut un facteur agissant, un déclencheur, un catalyseur : c’est un « parti » (le mot a un autre sens à l’époque), c’est-à-dire une entité communiste, capable de de mettre de l’avant « les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolé­tariat » et de représenter « les intérêts du mouvement dans sa totalité », mais qui n’est pas, précise Marx, un « parti distinct opposé aux autres partis ouvriers », et qui n’établit pas de « principes particuliers sur lesquels les communistes voudraient modeler le mouvement ouvrier » [1].

Plus tard, avec l’émergence des partis de la social-démocratie européenne, le projet bifurque. Le parti devient une entité totalement distincte, qui doit fonctionner avec ses propres structures. Il a une identité qui lui est propre, presque une sous-culture composée de modes de communication et de débats originaux. Avec Lénine, l’identité « classe » et l’identité « parti » sont explicitement démarquées. En Russie, dans les conditions de la lutte contre l’autocratie et la répression, le parti est un outil animé par des militants déterminés et non par de « simples sympathisants ». Pourtant en 1905 au moment où l’irruption des masses déstabilise le régime, et surtout en 1917, Lénine relativise le concept de parti et remet l’accent sur les dimensions auto-organisées et démocratiques du mouvement social (voir l’État et la révolution). Il n’en reste pas moins que le parti léninien demeure au cœur du processus, ultra-centralisé, ultra discipliné, ultra militarisé.

Quel dialogue peut être engagé sur cette question ?

Aujourd’hui pour plusieurs raisons, cette idée du « parti » n’est plus valide. Soyons cependant nuancés ! Le « parti » a été utile, dans des moments spécifiques, et selon des alignements de force particuliers. Il a agi sur les rapports de force, surtout dans des conditions où la militarisation et la violence envahissaient l’espace politique, donc dans des conditions « extrêmes » et où une force extrême pouvait déstabiliser un adversaire extrême. À son meilleur, le « parti » a été un chef de guerre, comme l’Armée Rouge en 1918, ou plus tard, durant la guerre populaire prolongée en Chine dans les années 1930-40. Quand ces conditions n’existaient pas et que les conditions de la lutte étaient déterminées par un espace politique et social complexe et enchevêtré, l’idée d’une force centralisée, militarisée en quelque sorte, est devenue inopérante ou pire encore, nuisible [2].

Autre élément, le « parti », dans la conception léninienne, a été un vecteur du changement, mais pas de l’émancipation. Sa « science », sa « discipline de fer », sa confiance dans la « marche irrésistible de l’histoire », ont été des obstacles se heurtant à la complexité du réel. Lénine lui-même le savait, car mi sérieux, mi blagueur, il disait que ce parti ne servait qu’à embrouiller les choses, qu’il était en fin de compte un véhicule pour les affamés de pouvoir et les incompétents.

Si l’idée du parti « dur comme l’acier » a été généralement nuisible (et exceptionnellement nécessaire) dans le passé, elle est encore plus inopérante aujourd’hui. De prime abord, les luttes de classes dans leur multi-dimensionnalité se sont « dispersées » dans le tissu social en une myriade de conflictualités, de mouvements, de mobilisations. Le prolétariat de la classe ouvrière industrielle est devenu le « prolétariat-multitude » ou le « prolétariat-précariat », éparpillé dans les dédales du capitalisme contemporain. Fort et faible en même temps, cet ensemble de couches prolétarisées développe une multi-identité à l’échelle locale, nationale, internationale (« glocale »). Il se construit en micro et en macro résistances, via de nouveaux modes organisationnels, utilisant la forme « réseau », qui dans une large mesure, correspond à sa réalité éparpillée.

L’idée du « parti dur comme l’acier » devient un non-sens au moment où des synthèses permettant de relancer et de concentrer les luttes sont effectuées sous une forme décentralisée.

Néanmoins, l’idée contemporaine du « parti » n’est pas nécessairement originale puisqu’elle ressemble, d’une manière un peu ambiguë, au « parti » esquissé dans le Manifeste du parti communiste et dans l’utopie de l’État et la révolution [3]. Le « parti-outil », une sorte de caisse de résonnance, reste, contradictoire à tout le moins, à la fois dans le mouvement populaire et à distance du mouvement populaire. Il ne peut certes pas « commander » aux masses, il ne pas peut agir à leur place, il ne peut se substituer. Il n’est pas, comme on le voyait à l’époque, le « système nerveux » des masses en lutte » [4]. Le parti aujourd’hui « commande en obéissant », selon l’expression du sous-commandant Marcos.

Dans le projet d’émancipation, ce sont les masses qui doivent non seulement transformer le monde, mais se transformer elles-mêmes, et cette transformation n’est possible qu’à travers leur propre expérience, leurs propres victoires et leurs propres échecs. L’intelligence du « parti », c’est qu’il aide les masses à synthétiser ce qu’elles sont prêtes à accomplir, ce qu’elles peuvent faire dans un moment particulier pour avancer la cause de l’émancipation. Le « parti », en fin de compte, « doit être construit sur la base des capacités d’auto-organisation de la société » [5]. On est ici donc à des années-lumière des partis « marxistes-léninistes », mais aussi des partis dans la tradition de la Deuxième Internationale.

Autre trait caractéristique : dans la conception du « parti » qui émerge des luttes actuelles, l’outil n’est plus « étanche ». Les frontières entre le « parti » et les autres composantes des mouvements populaires sont poreuses, changeantes. Le « parti » est utile parce qu’il participe, avec d’autres entités, à la fabrication d’un consensus, qui est par définition temporaire, multiple, précaire, qui tente de tisser les liens entre les énergies et les consciences de l’émancipation et qui essaie, comme le disait Gramsci, d’extraire « l’unité de la multiplicité ».

Parti « réseau », parti « mouvement », faisceau d’initiatives, point de rencontre entre plusieurs composantes du mouvement populaire, capable d’amalgamer, d’inter-relier les multiples « bonnes idées » qui émergent et les transformer en stratégies, le « parti » doit être un combattant infatigable de la démocratie. Il n’est ni unique, ni mené par une structure pyramidale (le « centralisme démocratique »). Le « parti » défend une démocratie qui met de l’avant la multipolarité des lieux de pouvoir et d’élaboration des stratégies. Il préconise la confrontation des idées, mais aussi la patience, l’écoute, la tolérance. Il se construit sur l’idée fondamentale qu’il y a plusieurs vérités et non pas une seule, que dans les cultures diverses et composites de l’humanité existent des appréhensions du monde distinctes, tout aussi significatives les unes que les autres, tout aussi capables de produire des connaissances.

Le « parti » alors installe des « coupe-feux », empêchant la centralisation excessive du pouvoir, tant en son sein qu’entre lui-même et les autres structures organisationnelles et culturelles des dominés. Il réinscrit les intuitions de la Commune : rotation obligatoire des dirigeants, révocabilité en tout temps des élus, adoption d’un code de conduite strict empêchant dirigeants et élus de vivre « en dehors » et encore moins « au-dessus » du peuple.

Une fois dit cela, le « parti » ne doit pas confondre la démocratie du peuple avec la « démocratie » des dominants, avec ces simulacres de libertés enfermées dans des processus aliénants et opaques, ainsi que dans des institutions dont le premier mandat est d’insulariser le pouvoir des élites. L’exercice d’une véritable démocratie exige de sortir de la fiction d’individus atomisés, désocialisés, désancrés de leur condition de classe. Une réelle démocratie impose une négociation permanente, en même temps qu’elle doit permettre des conclusions, certes temporaires, mais qui représentent des avancées réelles pour les mouvements populaires. Ces conclusions représentent une synthèse d’expériences et de connaissances dispersées, transformées dans le cours de la lutte et des efforts de développer des praxis conséquentes.

Alors faut-il un « parti » aujourd’hui ? Bien évidemment que oui. Est-ce un « parti » sous la forme qu’on l’a vécu à l’époque de Lénine ? Bien évidemment que non. Est-ce qu’on voit cela ? Peut-être que oui. Cela s’appelle le Mouvement pour le socialisme (Bolivie), Syriza (Grèce), Québec Solidaire et d’autres projets en cours, tous fragiles, tous précaires, tous curieux. Comme ceux qui, avec d’autres mots et d’autres références, ont tenté de monter à « l’assaut du ciel » il y a 90 ans !

La question du « socialisme »

Tout au long de la révolution en Russie, la pensée de Lénine et du pouvoir soviétique oscille sur la transformation. Après le tragique épisode du communisme de guerre, s’impose l’idée d’une longue transition (Lénine évoque plusieurs décennies) durant laquelle les conditions seraient mises en place, progressivement, étapes par étapes, pour une véritable socialisation des rapports de production. Ce « réalisme » part du principe qu’il est impossible de « sauter par-dessus l’histoire » et qu’il est nécessaire de rétablir les liens avec les masses, particulièrement la paysannerie, tout en procédant au renforcement du secteur économique « moderne ».

D’emblée, il nous semble que ce « réalisme » radical est un héritage positif légué par Lénine, que la plupart des mouvements cherchent à sauvegarder. C’est ainsi qu’en Bolivie, le processus en cours vise à renforcer la production et la distribution de la richesse communautaire et autogérée plutôt que l’instauration d’un socialisme décrété, ce qui veut dire, selon Alvaro García Linera, de faciliter « le déploiement des capacités organisationnelles autonomes de la société (et donc) d’élargir la base des ouvriers et l’autonomie du monde ouvrier, de rendre possible (potenciar) les formes d’économie communautaire partout où il y a davantage de réseaux, d’articulations et de projets communautaires [6]. Erik Olin-Wright parle de la nécessaire utopie d’un pouvoir social :

Le socialisme est un mode d’organisation économique dans lequel les moyens de production appartiennent collectivement à la société entière. L’allocation et l’usage de ressources pour différents objectifs sociaux y sont donc réalisés par l’exercice de ce que l’on peut appeler le « pouvoir social ». Le pouvoir social s’enracine dans la capacité à mobiliser les gens dans des actions de coopération volontaires et collectives de diverses sortes au sein de la société civile. Cela implique que la société civile ne doit pas être considérée simplement comme un espace d’activité, de sociabilité et de communication, mais aussi comme un espace de pouvoir réel. (…) La démocratie, en ces termes, peut être conçue comme une façon spécifique de lier pouvoir social et pouvoir étatique. Si « démocratie » est le nom donné à la subordination du pouvoir étatique au pouvoir social, « socialisme » est celui de la subordination du pouvoir économique au pouvoir social [7].

Cette socialisation de l’économie n’est pas très loin du rêve de Lénine concernant l’expansion des coopératives comme moyen pour remédier aux carences d’un État surdimensionné, incapable de réguler l’activité économique autrement que de manière hiérarchique, et encore très inefficacement.

En même temps que se pose aujourd’hui le défi de socialiser l’économie et l’État, il s’en pose un autre. On le sait maintenant, il faut surmonter le concept de « développement des forces productives », trop ancré sur une vision déterministe et économiciste de la transformation. Au bout de la ligne, les Soviets n’ont pu aller de l’avant dans l’utopie de la transformation évoquée par la Commune, où le collectif des travailleurs surmonte une socialisation bien particulière des forces productives, d’autant que cette socialisation est harnachée et déformée par le capitalisme.

Aujourd’hui, et en fonction des expériences révolutionnaires aussi bien contemporaines que du siècle passé, cette conception de la « transition au socialisme » n’est plus pertinente. En Chine notamment lors du soulèvement populaire contre la bureaucratie « rouge » (communément appelée la « révolution culturelle), les collectifs ouvriers ont lutté pour la suppression progressive de la séparation entre travail manuel et travail intellectuel et la distinction entre tâches d’exécution et tâches de direction. Ils ont également demandé que les conditions des cadres et des techniciens cessent d’être différenciées par rapport à celles des travailleurs, que ceux-ci devaient vivre au sein des masses, de la même façon qu’elles, et être soumis à leur contrôle tout en participant au travail manuel. Des revendications autogestionnaires et égalitaires du même type ont constamment resurgi aux moments des grandes luttes prolétariennes (sous des labels différents) lors des révolutions comme on l’a constaté à Cuba, au Nicaragua et plus récemment en Bolivie et au Venezuela, ainsi que dans le cadre des mobilisations ouvrières en Argentine, en France, en Italie, aux États-Unis, au Québec. Dans ce sens, la pratique des masses a transcendé les hypothèses de Lénine. La transformation vers le socialisme ne peut remettre à un « plus tard » incertain et indéfini la transformation du pouvoir dans le processus de production.

Enfin, le projet socialiste contemporain ne peut plus écarter le fait que l’humanité vit sur une planète dont elle n’est pas « propriétaire », et où les formes de vie non-humaine et de non-vie ne peuvent plus être considérées comme de vulgaires « ressources » que les humains, même socialistes, peuvent piller à volonté. Cet élargissement de la transformation à une conception beaucoup plus vaste fait l’objet de vastes débats sous le label de l’écosocialisme sous l’impulsion de recherches innovatrices. Selon Michael Löwy,

Cette transition (doit conduire) à une société égalitaire et démocratique, mais aussi à un mode de vie alternatif, à une civilisation nouvelle, écosocialiste, au-delà du règne de l’argent, des habitudes de consommation artificiellement induites par la publicité, et de la production à l’infini de marchandises nuisibles à l’environnement. Cette convergence implique que le marxisme se débarrasse du productivisme, en substituant le schéma mécaniste de l’opposition entre le développement des forces productives et des rapports de production qui l’entravent par l’idée, bien plus féconde, d’une transformation des forces effectivement destructrices en forces potentiellement productives [8].

La question de l’État

À cette question de la transition s’ajoute celle de l’État. On s’en souvient, le mouvement sous Lénine est passé de l’expérience soviétique à l’utopie de la Commune, puis à la realpolitique du capitalisme d’État « moderne » sous l’égide de la « dictature du prolétariat ». Les Soviets à qui on voulait tout confier ont été submergés, à commencer par la guerre civile qui a atrophié la démocratie à la base et militarisé la société. Le « non-État » où les cuisinières devaient gérer la production sociale aussi bien que les ingénieurs est redevenu un État avec les mêmes dispositifs d’exclusion et de contrôle des masses. Le capitalisme d’État est devenu un capitalisme sans capitalistes, sous le contrôle d’une classe hybride, capitaliste-étatique.

La suite, on la connaît, donc pas question de revenir à cela.

Aujourd’hui, les mouvements populaires tentent de surmonter la contradiction apparente entre la nécessaire destruction de l’État et l’institutionnalisation de mécanismes par lesquels la société peut se réguler. Fondamentalement, l’État, pas plus que le capitalisme, ne peut être aboli d’autorité. Il repose sur des rapports sociaux complexes dont il articule les modes d’organisation et régule les alliances de classes. L’abolition de cet outil, comme l’abolition du capitalisme, est une œuvre de longue haleine qui requiert l’essor de nouveaux rapports sociaux, tel que l’évoque Marx :

Dans une phase supérieure de la société communiste, lorsqu’auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail, et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel, lorsque le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais vraiment le premier besoin de la vie ; quand avec l’épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance, alors seulement l’étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ».

Certes, l’utopie du dépérissement de l’État doit rester à l’agenda des mouvements de transformation. Aujourd’hui, les nouvelles explorations partent de l’idée qu’il faut éviter une trop grande étatisation de la société dans le cadre d’une transition vers le socialisme. On parle alors, selon David Harvey, de « systèmes de coordination entre des collectifs de producteurs et de consommateurs organisés de manière autonome, structurés en réseaux horizontaux et non plus en système hiérarchique de décisions descendantes » [9]. D’autres innovations sont nécessaires pour élargir la participation des masses à l’exercice du pouvoir autrement que sur le mode traditionnel (et partiel) de la représentation. Les exercices de décentralisation du pouvoir au niveau local, l’ouverture des processus de décision d’allocation des ressources (les « budgets participatifs »), la mise en place de mécanismes pour imposer la rotation des preneurs de décision et la reddition de comptes, sont autant de tentatives dans le sens de définir un État qui n’est plus un lieu « extérieur », coupé des masses et qui peut devenir, selon le rêve de Lénine, un « État non-État ».

Certes, une fois dit cela, un État conduit dans une perspective socialiste doit disposer des leviers essentiels, avoir une capacité d’orienter les « hauteurs dominantes » de l’économie (le système financier par exemple), ce qui implique de l’arracher des mains des classes dominantes. On ne peut pas s’échapper, « fuir » l’État comme s’il existait dans un « extérieur » des luttes de classes. « Naviguer » dans cet État, éviter les nombreux écueils, construire dans les interstices du pouvoir les embryons de l’auto-organisation et de l’autogestion, c’est l’art de la politique, où Lénine a encore quelques leçons à nous donner. La question de l’internationalisme

Lénine et ses camarades, et avant lui Marx bien sûr, avaient vu juste à l’effet que la construction d’un nouveau monde après le capitalisme devait prendre une dimension internationale. L’Internationale communiste, sous Lénine et le pouvoir des Soviets, a porté ce projet pour un temps.

Mais le projet a mal tourné, en partie à cause de l’imprudence, de l’improvisation et de l’impatience de ses dirigeants et animateurs. Il y eut aussi l’illusoire construction d’un « modèle » soviétique, qui pouvait être « copié » et adapté, mais toujours en demeurant dans le sillon d’une conception dominatrice et eurocentrique. Le résultat a été catastrophique. Mais aujourd’hui, où en sommes-nous ? Surtout quand la dite « mondialisation » impose encore plus d’internationalisme …

Le changement d’échelle des luttes anticapitalistes, à partir de la révolution chinoise et de plusieurs autres confrontations mondiales, a forcé les socialistes à reconsidérer cette idée du « modèle ». L’intuition de Lénine à l’effet que la révolution s’en allait « en Orient » était techniquement juste. Plus encore, elle était lourde d’implications, au sens où de nouveaux processus révolutionnaires, essentiellement à l’extérieur de l’Europe, ont pris place et doivent être compris et étudiés comme tels.

Sous Lénine est née l’idée que les socialistes européens devaient se mettre ensemble avec les mouvements anti-impérialistes dans le tiers-monde. Ces mouvements n’étaient pas nécessairement anticapitalistes dans la tradition de Marx, mais ils ont été de puissants adversaires du capitalisme mondial « réellement existant ». Ce tournant a permis également de considérer la juste place des luttes de libération nationale dans le processus d’émancipation, en ce sens que ces luttes n’étaient pas, contrairement à la vision léguée par la Deuxième Internationale, des simples « détournements » de sens, mais plutôt des résistances nécessaires et légitimes au pouvoir des empires.

Aujourd’hui depuis la fin de l’Union soviétique et le ravalement de la Chine comme atelier du capitalisme mondial, il n’existe plus de « centre » exerçant une quelconque « autorité » et c’est tant mieux pour cela. L’internationalisme est multidirectionnel et aligné sur des convergences et des alliances spécifiques. Également peu à peu émerge un nouveau paradigme, l’altermondialisme, qui est une autre manière de renforcer les luttes à travers de vastes réseaux internationaux se manifestant notamment par le Forum social mondial et des mouvements sociaux internationalisés comme Via Campesina [10].Encore là, les processus révolutionnaires sont forcés de faire des arbitrages. L’internationalisme ne peut être confiné à une approche « morale », il doit s’inscrire dans une stratégie de transformation et pouvoir discerner là et quand il faut combattre.

La question de la méthode

Tel que dit, la tradition de Marx, de Lénine et du long processus révolutionnaire exprime une « sagesse populaire », résultat de luttes intenses tant sur le plan pratique que théorique. Le point de vue matérialiste, point de départ de cette exploration, a été longtemps mutilé. Lénine, parmi d’autres, a permis, en partie au moins, de le sortir d’une gangue simpliste, positiviste, en affirmant que la réalité sociale est également une création humaine et que les humains, tout en transformant le monde, se transforment eux-mêmes, et de surcroît, dans la lutte. La pensée de Lénine, comme l’expliquait Henri Lefebvre, part du point de vue que la science est une « œuvre humaine », que « toute connaissance est approximative, provisoire, révisible, momentanée, et cependant elle enveloppe quelque chose d’absolu, un « grain de vérité », que la suite du développement viendra dégager, déployer » [11]. On a fini par comprendre que la réalité était une construction permanente, à travers l’enchevêtrement des contradictions, et que l’humanité n’était ni « condamnée » d’avance, ni prédéterminée par un abstrait processus de développement des « forces productives ».

Parallèlement, on a compris que la liberté des humains n’était pas un simple exercice de volonté, qu’elle devait s’exprimer dans un monde hérité, légué par les générations précédentes, et donc marqué par des structurations matérielles et des dispositifs culturels spécifiques.

D’où l’importance centrale de ce que Lénine appelait « l’analyse concrète de la situation concrète », des enquêtes approfondies, des « détours » par l’histoire et les théorisations antérieures, en s’efforçant de passer de l’essence aux apparences. Bref cette praxis, activité à la fois théorique et pratique, collective, issue de et tournée vers la transformation, renouvelle la pensée critique et comme le dit Mao, produit des concepts aptes à « saisir les choses et les phénomènes dans leur essence, dans leur ensemble, dans leur liaison interne » comme une totalité de rapports, de liens et de transformations multilatérales et multidirectionnelles [12].Sur tout cela, la relecture de Lénine est éclairante et c’est sans doute ce qui est le plus important de ses « héritages ». Ses ambitieuses batailles, à la fois contre le fatalisme et le déterminisme, à la fois contre le volontarisme et l’impatience, peuvent donner des points de repère et même en inspirer plus d’un. Pour aller plus loin, les mouvements contemporains devront être eux-mêmes très déterminés. Il faudra beaucoup d’audace et en même temps beaucoup d’humilité. La résistance opiniâtre, basée sur le principe de l’espérance, reste incontournable, avec la capacité de réfléchir, de débattre, d’explorer. Comment se mettront en place les projets révolutionnaires ? « Qui l’emportera dans cette bataille ? » comme le demande Immanuel Wallerstein : Nul ne peut le dire. Ce sera le résultat d’une infinité de nano-actions par une infinité de nano-acteurs lors d’une infinité de nano-moments. A un moment donné, la tension fera basculer définitivement la balance en faveur de l’une des deux solutions alternatives. De là naît l’espérance. Ce que chacun de nous fait à chaque instant sur chaque question concrète a son importance. Certains parlent d’« effet papillon » : le battement d’aile d’un papillon peut provoquer une tornade à l’autre bout de la planète. En ce sens, aujourd’hui, nous sommes tous de petits papillons [13].

Pierre Beaudet, 18 octobre 2014

Notes

[1] Manifeste du parti communiste.

[2] Il est peut-être prématuré d’affirmer que ces conditions de conflictualité et d’adversité extrême ne reviendront pas dans l’avenir. Autrement dit, il est possible que l’idée du « parti-armée » connaisse des rebondissements.

[3] Dans cet essai, Lénine, paradoxalement, n’utilise pas le mot « parti ».

[4] C’était la définition qu’avaient les bolchéviques d’eux-mêmes. Voir Victor Serge, dans l’An 1 de la révolution russe, La Découverte, 1997.

[5] Alvaro García Linera, « El descubrimiento del Estado », in Pablo Stefanoni, Franklin Ramírez & Maristella Svampa, Las vías de la emancipación. Conversationnes con Alvaro Garcia Linera, Mexico, Ocean sur, 2008.

[6] Alvaro García Linera, El manifesto comunista y nuestro tiempo, La Paz, La muela del diablo, 1999.

[7] Erik Olin-Wright, « Construire une boussole de l’émancipation », in Contretemps, 2010.

[8] Michael Löwy (coord.), « Écologie et socialisme », Paris, Syllepse, 2005.

[9] David Harvey, « S’organiser pour la transition anticapitaliste », in Contretemps, 3è trimestre 2010.

[10] Voir Beaudet Pierre, Canet Raphael et Massicotte Marie-Josée, L’Altermondialisme. Forums sociaux, résistances et nouvelle culture politique, Montréal, Écosociété, 2010.

[11] Henri Lefebvre, La pensée de Lénine, Paris, Bordas, 1957, page 134.

[12] Mao, De la pratique.

[13] Immanuel Wallerstein, « Le capitalisme et le papillon », in les Nouveaux Cahiers du socialisme, n°.11, février 2014.


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