Nantes : du développement économique (18è siècle) à la Révolution française (Jaurès HS7)

lundi 5 septembre 2016.
 

A Nantes comme à Bordeaux et à Marseille la bourgeoisie marchande et industrielle a atteint au xviiie siècle un si haut degré de puissance économique qu’elle est prête pour le gouvernement politique. Le docteur Guépin, dans sa belle histoire de Nantes, animée d’une pensée si républicaine et presque socialiste, a tracé un rapide et vivant tableau de l’activité de Nantes au commencement du xviiie siècle.

« Le principal commerce se faisait avec les îles de l’Amérique où l’on expédiait annuellement 50 navires de 80 à 300 tonneaux, savoir : 25 à 30 à la Martinique, 8 ou 10 à la Guadeloupe, 1 ou 2 à Cayenne, 1 ou 2 à la Tortue, 8 ou 16 à Saint-Domingue. Les cargaisons pour le voyage étaient du bœuf salé d’Irlande en tonneaux de 200 livres, des toiles pour le ménage, pour emballage et pour l’habillement des nègres, des moulins à sucre, des chaudières, etc. Quelques navires passaient à Madère où ils prenaient des vins : d’autres partaient avec un chargement de sel pour aller au Cap-Vert à la pêche des tortues, qu’ils revendaient dans les colonies pour la nourriture des nègres. Les retours se faisaient en denrées coloniales dont une grande partie était reprise à Nantes par des navires hollandais pour le Nord de l’Europe, excepté les sucres bruts qu’il était défendu d’exporter.

Le commerce de Terre-Neuve et du Grand-Banc occupait 30 navires faisant chacun deux voyages, ils partaient avec du sel et leurs provisions. Quelques retours se faisaient par l’Espagne et le Portugal qui les débarrassaient d’une partie de leurs cargaisons pour prendre les denrées du pays. Outre les navires nantais, 60 bâtiments de La Rochelle et d’Oléron apportaient dans notre port le produit de leur pêche : toute cette morue remontait la Loire pour se débiter à Paris, dans le Lyonnais et dans l’Auvergne. »

De bonne heure la bourgeoisie commerciale de Nantes était arrivée à une sorte d’organisation de classe. Dès 1648 elle avait bâti une Bourse du Commerce. Dès 1670 elle s’était donnée sous le nom de Chambre de Direction une Chambre de Commerce composée de six membres dont cinq choisis parmi les commerçants de Nantes et un résidant à Paris. Dès 1646, les bourgeois nantais avaient fondé une vaste Société de Commerce et de Navigation, avec un nombre d’actionnaires illimité, et en 1672, ils prenaient de nombreuses actions dans la Compagnie des Indes, créée par Colbert. Sous la Régence, ils s’intéressèrent aux opérations de Law et ils surent s’y conduire avec adresse, puisque, dès le lendemain de la chute du système, ils appliquent à la reconstruction et à l’embellissement de Nantes les vastes capitaux disponibles. Enfin, dans la deuxième moitié du xviiie siècle, il se produit à Nantes et dans toute la Bretagne une belle poussée d’activité commerciale et industrielle. C’est en 1758 que M. Louis Langevin établit à Nantes la première manufacture d’indiennes ; la fabrication de l’eau-de-vie et de la bière, commencée au xviie siècle se développe ; l’odieux trafic des nègres donne à la bourgeoisie nantaise fière et active, mais rude et âpre, des bénéfices croissants.

Une Société s’était constituée pour approvisionner de nègres nos colonies ; elle n’eut pas les fonds suffisants et les commerçants nantais se substituèrent à elle et firent le trafic en son nom en lui payant 15 et 20 pour 100 de dédommagement. Tant ce commerce détestable était lucratif ! Quelle triste ironie dans l’histoire humaine ! Les fortunes créées à Bordeaux, à Nantes par le commerce des esclaves ont donné à la bourgeoisie cet orgueil qui a besoin de la liberté et contribué à l’émancipation générale. En 1666. il fut expédié à la côte de Guinée 108 navires pouvant prendre à bord 37.430 esclaves du prix de 1000 livres et même au delà, ce qui représentait, en marchandise humaine une valeur de plus de 37 millions.

L’industrie s’anime : la fabrique de M. Langevin, à peine créée depuis sept ans produit 5.000 pièces ; la fabrique de cordages de MM. Brée et Bodichon s’étend, elle comprenait deux corderies, dix-sept magasins et occupait 1200 ouvriers et ouvrières. Les négociants armateurs, au début du règne de Louis XVI étaient au nombre de deux cents, puissante cohorte qui a de continuels conflits d’amour-propre et d’autorité avec l’arrogante noblesse bretonne. Ces négociants créditaient ou commanditaient les colons de Saint-Domingue. Aux approches de la Révolution ils étaient à découvert, pour l’ensemble des Antilles, de 50 millions et on devine avec quelle âpreté la bourgeoisie nantaise défendra le régime colonial fondé sur l’esclavage pour sauver les colons débiteurs d’un désastre qui eût entraîné sa propre ruine. Je note dans une des premières séances du club des Jacobins une députation des armateurs nantais venant protester contre toute réforme du système colonial. Mais cet égoïsme esclavagiste n’empêchait nullement la bourgeoisie nantaise, consciente de sa force croissante, de réclamer en France des garanties de liberté et de s’insurger avec l’orgueil de la fortune et la fierté du grand esprit d’entreprise contre les privilèges des hobereaux bretons. De nombreux ouvriers étaient groupés autour d’elle, prêts à entrer, sous sa direction, dans la lutte révolutionnaire contre l’insolence nobiliaire et l’arbitraire royal.

Les clouteries occupaient 400 ouvriers ; 2.400 métiers à toile battaient dans la région, dont 500 à Nantes même. La fabrication du coton dans ce pays et les premiers métiers mécaniques commençaient à apparaître. Dans les fabriques de toiles peintes travaillaient 4.500 ouvriers. Tout ce prolétariat était entraîné dans le mouvement économique et politique de la bourgeoisie, et comme emporté dans son sillage. Comme les bourgeois du Dauphiné, ce sont les bourgeois de Nantes et de Bretagne qui, avant même la convocation des Etats-Généraux et l’ouverture officielle de la Révolution engagent les hostilités contre l’ancien régime et ils paient bravement de leurs personnes. Le 1er novembre 1788, il était procédé à Nantes à l’élection des députés du Tiers-Etat qui devaient se rendre à Rennes aux États de Bretagne. C’est le bureau municipal qui était chargé de l’élection. La bourgeoisie nantaise voulut affirmer son droit. Elle ne voulait plus que les États de Bretagne fussent une parade aristocratique où le Tiers-État ne figurait que pour voter des subsides.

Elle demande au bureau municipal :

1° que le Tiers-Etat ait un député, avec voix délibératives par dix mille habitants ; que ce député ne puisse être ni noble, ni anobli, ni délégué, sénéchal, procureur fiscal ou fermier du seigneur ;

2° que l’élection de ces députés soit à deux degrés ;

3° que les députés du Tiers-État soient égaux en nombre à ceux des deux autres ordres, dans toutes les délibérations et que les voix soient comptées par tête ;

4° que les corvées personnelles soient abolies et l’impôt également réparti sur toutes les possessions. Mais le bureau municipal résistait, plusieurs notables étaient opposés au mouvement. Pour tout emporter, la bourgeoisie nantaise va fait appel au peuple ; les ouvriers, sortis des manufactures et des ateliers, enveloppèrent la salle où le bureau municipal délibérait, et des milliers de prolétaires, réunis pour faire peur aux récalcitrants, décidèrent la première victoire révolutionnaire.

Une délégation fut envoyée auprès du Roi pour obtenir de lui qu’il imposât aux Etats de Bretagne ce règlement nouveau. Le Roi renvoya la question aux Etats de Bretagne eux-mêmes, mais promit d’intervenir si les ordres privilégiés résistaient. La noblesse et le clergé ayant refusé leur assentiment aux demandes du Tiers, le Roi ajourna les Etats. Mais les nobles bretons prétendirent siéger tout comme s’ils étaient toute la souveraineté, et le conflit entre la noblesse et la bourgeoisie de Rennes s’exaspéra. Rennes était le centre d’études de la Bretagne, c’est là que les fils de la bourgeoisie venaient se préparer à la médecine et au barreau, et ils supportaient avec une impatience grandissante les dédains et les privilèges des nobles. Des rixes éclatèrent dans les rues : deux étudiants furent tués. Aussitôt, un député de Rennes accourt à Nantes : les bourgeois Nantais se réunissent à la Bourse du Commerce, qui était alors tout naturellement un foyer de Révolution bourgeoise comme demain peut-être les Bourses du Travail seront un foyer de Révolution ouvrière et c’est devant une Assemblée très nombreuse que le délégué de Rennes fit appel au concours de Nantes. Ce délégué se faisait appeler : Omnes omnibus (Tous pour tous). Était-ce un ressouvenir du jeune graveur breton François Omnès qui, pour des actes héroïques de sauvetage accomplis à Paris, avais reçu une médaille sur laquelle la devise : Omnes Omnibus était gravée ? Était-ce prudence et voulait-il surtout dérober au pouvoir son vrai nom ? Cédait-il à une sorte de besoin mystique ? Les Révolutions naissantes, même quand elles doivent aboutir au triomphe d’une classe se réclament de l’intérêt universel et de l’universelle solidarité. Le jeune orateur inconnu termina sa harangue, applaudie avec enthousiasme, par un véhément appel : « Citoyens, la patrie est en danger, marchons pour la défendre ! » Aussitôt une protestation est rédigée où éclate déjà toute la flamme de la Révolution : « Frémissant d’horreur à la nouvelle de l’assassinat commis à Rennes, à l’instigation de plusieurs membres de la noblesse ; convoqués par le cri général de la vengeance et de l’indignation ; reconnaissant que les dispositions pour affranchir l’ordre du Tiers de l’esclavage où il gémit depuis tant de siècles, ne trouvent d’obstacle que dans cet ordre dont l’égoïsme forcené ne voit dans la misère et les larmes des malheureux qu’un tribut odieux qu’ils voudraient étendre jusque sur les races futures ;

« D’après le sentiment de nos propres forces et voulant rompre le dernier anneau qui nous lie, jugeant d’après la barbarie des moyens qu’emploient nos ennemis pour éterniser notre oppression, que nous avons tout à craindre de l’aristocratie qu’ils voudraient ériger en principes constitutionnels, nous nous en affranchissons dès ce jour. »

« L’insurrection de la liberté et de l’égalité intéressant tout vrai citoyen du Tiers, tous doivent la favoriser par une inébranlable et indivisible adhésion ; mais principalement les jeunes gens, classe heureuse à qui le ciel accorda de naître assez tard pour pouvoir espérer de jouir des fruits de la philosophie du xviiie siècle.

« Jurons tous, au nom de l’humanité et de la liberté, d’élever un rempart contre nos ennemis, d’opposer à leur rage sanguinaire le calme et la persévérance des paisibles vertus ; élevons un tombeau aux deux martyrs de la liberté, et pleurons sur leurs cendres jusqu’à ce qu’elles soient apaisées par le sang de leurs bourreaux.

« Avons arrêté, nous, soussignés, jeunes gens de toutes les professions, de partir en nombre suffisant pour en imposer aux vils exécuteurs des aristocrates ; regarderons comme infâmes et déshonorés à jamais ceux qui auraient la bassesse de postuler ou même d’accepter les places des absents.

« Protestons d’avance contre tous arrêts qui pourraient nous déclarer séditieux, lorsque nous n’avons que des intentions pures et inaltérables. Jurons tous, au nom de l’honneur et de la patrie, qu’au cas qu’un tribunal injuste parvînt à s’emparer de quelques-uns de nous et qu’il osât un de ces actes que la politique appelle de rigueur, qui ne sont en effet que des actes de despotisme, sans observer les formes et les délais prescrits par les lois, jurons de faire ce que la nature, le courage et le désespoir inspirent pour sa propre conservation. »

Belle et généreuse exaltation ! Noble appel de la jeunesse à la philosophie du xviiie siècle. On devine les passions et les rêves qui fermentaient au cœur de la jeunesse bourgeoise dans les années qui précédèrent la Révolution ; plus concentrés et plus violents peut-être en Bretagne qu’en toute autre province. Pour que la puissance économique d’une classe montante devienne enfin puissance politique, il faut qu’elle se traduise en pensée, qu’elle aboutisse à une conception générale du monde, de la société et de la vie. L’ambition bourgeoise des commerçants et industriels nantais prenait, dans les écoles de Rennes, une forme plus haute, un accent révolutionnaire et humain. Mais sans la croissance, sans la maturité économique de la bourgeoisie de Nantes, les juvéniles ardeurs des étudiants de Rennes se seraient vite dissipées en fumeuses paroles. C’est parce qu’elle était devenue, à Nantes, une grande force de production de négoce et de propriété, que la bourgeoisie bretonne pouvait être à Rennes une grande force d’enthousiasme et de pensée. Nantes était le laboratoire de richesse et de puissance d’où les jeunes étudiants exaltés des écoles de Rennes tiraient la substance même de leurs rêves. Au reste, dans le discours du jeune délégué de la jeunesse rennaise et dans la décision finale qu’il propose, il y a une parole profonde : « D’après le sentiment de nos propres forces ». C’est bien, en effet, ce sentiment de la force économique accrue qui donne à la bourgeoisie son élan révolutionnaire.

Cette croissance était telle que la bourgeoisie était condamnée à entrer en lutte avec les vieux pouvoirs sociaux.


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