Dante

jeudi 25 novembre 2021.
 

B) «  Dante est le forgeron de la langue italienne  »

A lire : Enfer. La divine comédie, de Dante Alighieri, traduction, préface et notes de Danièle Robert, Actes sud, édition bilingue, 544 p., 25 euros

Entretien avec Danièle Robert réalisé par Sophie Joubert, L’Humanité

C’est un monument. L’œuvre qui a fondé la langue italienne et inspiré les poètes, de Pétrarque à Pasolini. Traductrice de l’italien, du latin et de l’anglais, prix Nelly-Sachs pour sa traduction de Rime de Guido Cavalcanti (éditions Vagabonde, 2012), Danièle Robert ne propose pas une traduction de plus de la Divine Comédie. Elle revient à la forme poétique créée par Dante, la terzina, et son corollaire essentiel, la tierce rime, qui n’est pas un ornement mais exprime concrètement le sens même de l’œuvre.

Comment est né ce projet d’une nouvelle traduction de la Divine comédie en vers rimés  ?

Danièle Robert L’idée m’est venue après la traduction de Rime de Cavalcanti, le meilleur ami de Dante et son aîné de quinze ans, qui l’avait fait entrer dans le cercle des « Fidèles d’amour », un groupe de poètes d’avant-garde qui allait inspirer toute la lyrique occidentale pour plusieurs siècles. Rime inclus des sonnets de Dante en réponse à ceux de Cavalcanti et inversement, comme cela se pratiquait beaucoup à l’époque. En les traduisant, j’ai eu envie d’aller plus loin et entrer dans la Comédie.

Pourquoi aucun traducteur français ne l’avait-il fait auparavant  ?

Danièle Robert L‘ensemble des traducteurs français contemporains a reculé sous des prétextes divers. Le premier argument est qu’on n’écrit plus en vers rimés aujourd’hui et que par conséquent cette forme est obsolète, voire rétrograde dans une traduction. Le deuxième invoque la musicalité de la langue italienne qui ne pourrait pas être transposée, notamment à cause de l’accentuation. La troisième raison est qu’en s’attachant à traduire en vers rimés, on fausse le sens en étant esclave de la rime. Je pense au contraire que la fidélité au texte passe par le respect de la rime et que la langue française ne manque pas de musicalité. La réticence des traducteurs français est d’autant plus curieuse que, dans de nombreuses autres langues européennes (catalan, espagnol, hongrois, anglais, allemand, russe), les traductions ont pris en compte la tierce rime.

Quel est l’apport de la tierce rime  ?

Danièle Robert C’est une invention géniale qui permet de donner au texte une pulsation inouïe. Le vers central de la strophe de trois vers rime avec le premier et le troisième vers de la strophe suivante. C’est un moteur qui donne une sensation de vigueur et de rapidité. Pour ce qui concerne la métrique, j’ai évidemment écarté l’alexandrin dont le rythme ample ne convient ni à l’hendécasyllabe italien, beaucoup plus souple dans sa structure, ni à la vivacité du vers de Dante. J’ai choisi une alternance entre le décasyllable et l’hendécasyllabe et joué sur la souplesse qu’offre la finale e qui peut être sonore ou muette à l’intérieur du vers.

Le comédien Vittorio Gassman, qui a enregistré la Divine comédie, parle d’un rythme de valse. Est-ce une image judicieuse  ?

Danièle Robert Il connaissait très bien l’œuvre et en a donné une interprétation prodigieuse. Dans le texte, tout tourne en effet autour du un et du trois  : les trois règnes, les trente-trois chants de chacune des trois parties, les quatre-vingt-dix-neuf chants de l’ensemble et le prélude qui fait aboutir l’ensemble au chiffre cent. Tout cela fait une référence implicite à la Trinité. Il y a aussi l’idée du cercle, les neuf cercles de plus en plus petits qui descendent en « Enfer » pour arriver au centre où se trouve Lucifer, les neuf cercles de plus en plus grands qui permettent de gravir la colline du « Purgatoire », puis les neuf ciels du « Paradis ». C’est ce rythme ternaire et ce tournoiement constant qui a suggéré à Gassman l’idée d’une valse.

La Divine Comédie est un texte codé, mais qui, à l’époque de Dante, était très populaire. Est-il selon vous difficile d’accès  ?

Danièle Robert  Il nécessite certaines clefs, c’est pourquoi j’ai rédigé des notes qui éclairent sur les noms des personnages et le contexte. Mais Dante voulait écrire un texte accessible. Il contient, à côté des notions historiques, politiques ou philosophiques, des références à la vie quotidienne. Dante utilise le vocabulaire des tisserands, des menuisiers, des travailleurs des chantiers navals pour s’adresser au plus grand nombre dans leur langue de tous les jours. À l’époque, on connaissait par cœur des pans entiers de son œuvre, transmis de bouche à oreille et mémorisés. Aujourd’hui encore, les Italiens connaissent très bien la Divine Comédie. D’autre part, Dante est le forgeron de la langue italienne et commence à l’unifier à partir de tous les dialectes auxquels il fait appel. Il se sert des parlers locaux, emprunte aux troubadours français, aux nombreux poètes courtois qui ont émigré dans le nord de l’Italie. Il connaissait également très bien la poésie arabe courtoise.

Cette traduction vous a-t-elle permis de réfléchir à votre métier  ?

Danièle Robert C’est une continuation car je réfléchis sur le métier depuis plus de trente ans. J’ai toujours considéré que traduire signifiait d’abord entrer dans la forme, qu’il s’agisse de théâtre, de roman ou de poésie. Je l’ai fait pour l’autobiographie de Billie Holliday, un texte très oral. Je suis entrée dans le langage d’une enfant noire américaine, comme dans la poésie latine de Catulle et d’Ovide ou dans la poésie contemporaine italienne. Devant l’œuvre de Dante, j’ai d’abord reculé, à cause de l’immensité de la tâche. Puis j’ai fait un essai et j’ai vu que c’était possible. Ce texte est fait pour être dit ou lu à haute voix  ; je souhaite qu’on entende la voix du poète, transposée dans une autre langue, la mienne.

Comment avez-vous interprété la phrase de Dante, qui sonne comme un avertissement au traducteur  : « Et par conséquent que chacun sache qu’aucun objet dont l’harmonie repose sur l’entrelacs musaïque ne peut se transmuer de sa langue en une autre sans rompre toute sa douceur et son harmonie. »  ?

Danièle Robert En général, on la cite pour dire que Dante était méfiant à l’égard des traducteurs. Or, il connaissait plusieurs langues et ne pouvait être indifférent à la question de la traduction. Il met l’accent sur la relation entre les mots et leur musique propre, c’est essentiel. Cette phrase ne veut pas dire que la « transmutation » est impossible mais qu’il faut trouver des équivalences. C’est ce qu’on appelle la créativité parallèle  : respecter le sens en employant d’autres mots, et surtout créer une harmonie dans la langue d’arrivée.

Est-ce que la traduction est un art de la perte  ?

Danièle Robert Oui, mais cette perte s’accompagne d’une compensation. C’est une rencontre entre le traducteur et l’auteur, entre deux personnalités. Le traducteur ne s’efface pas. La fidélité au texte n’est pas un esclavage  : on n’est pas en état de subordination, on est dans le respect. L’objet traduit n’est pas une création pure du traducteur, mais ce n’est plus l’objet de l’auteur  ; c’est un nouveau texte issu du premier, qui a son autonomie.


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