25 août 1968 Manifestation sur la Place rouge de solidarité avec la Tchécoslovaquie indépendante, socialiste et démocratique

vendredi 31 août 2018.
 

LETTRE DE NATALIA GORBANEVSKAÏA, QUI PRIT PART A LA MANIFESTATION

Aux rédacteurs en chef des journaux Rude Pravo, Unita, Morning Star, l’Humanité, Times, Le Monde, Vashington Post, Neue Zeitung, New York Times, et de tous les journaux qui publieront cette lettre.

Monsieur le rédacteur,

Je vous prie de bien vouloir publier ma lettre sur la manifestation de la place Rouge à Moscou, le 25 août 1968, dans la mesure où je suis la seule manifestante encore en liberté.

A la manifestation participaient : Konstantin Babitski, linguiste ; Larissa Bogoraz, philologue ; Vadim Delaunay, poète ; Vladimir Dremliouga, ouvrier ; Pavel Litvinov, physicien ; Victor Fainberg, spécialiste de l’histoire de l’art, et Natalia Gorbanevskaia, poète. A midi nous nous sommes assis sur le parapet du lieu des supplices (5) et avons déployé nos mots d’ordre : « Vive la Tchécoslovaquie libre et indépendante » (en langue tchèque), « Honte aux occupants », « Bas les pattes devant la République socialiste de Tchécoslovaquie », « Pour votre et notre liberté ».

Presque immédiatement retentit un sifflet et de tous les coins de la place se sont jetés sur nous des agents du K.G.B. en civil : ils étaient de service sur la place Rouge, où ils attendaient la sortie du Kremlin de la délégation tchécoslovaque. En accourant, ils criaient : « Ce sont tous des juifs ! A bas les antisoviétiques ! ». Nous étions assis tranquillement et n’opposions pas de résistance.

On nous arracha les banderoles des mains. Victor Fainberg fut frappé au visage jusqu’au sang et on lui cassa les dents. Pavel Litvinov fut frappé au visage avec une lourde sacoche et on m’arracha des mains un drapeau tchécoslovaque pour le briser. On nous criait « Dispersez-vous ! Ordures ! » mais nous restions assis. Quelques minutes plus tard, une voiture s’approcha, où tous, sauf moi, furent jetés. J’étais avec mon fils, âgé de 3 mois, et c’est pourquoi on ne m’arrêta pas tout de suite : je restai assise encore une dizaine de minutes avnt d’être moi-même arrêtée.

Dans la voiture, j’ai été battue. Avec nous, on arrêta ceux des passants attroupés qui nous avaient manifesté leur sympathie - ils ne furent relâchés que dans la soirée. La nuit, une perquisition fut effectuée chez tous ceux qui avaient été arrêtés, sous l’accusation d’ « activité de groupe troublant gravement l’ordre public ». L’un de nous, Vadim Delaunay, était déjà, en principe, sous le coup de ce même article, pour avoir participé à la manifestation du 22 janvier 1967 sur la place Pouchkine (6).

Après la perquisition, je fus libérée, sans doute parce que j’ai deux enfants en bas âge. On continue à me convoquer pour faire des dépositions. J’ai refusé de faire des dépositions sur l’organisation et le déroulement de la manifestation, dans la mesure où c’était une manifestation pacifique, qui ne troublait pas l’ordre public. Mais j’ai fait des dépositions sur les actes contraires à la loi de ceux qui nous ont arrêtés ; je suis prête à en témoigner devant l’opinion publique mondiale.

Mes camarades et moi-même sommes heureux d’avoir pu participer à cette manifestation, d’avoir pu rompre, fût-ce un instant, le flot délirant du mensonge et du lâche silence, et montrer que tous les citoyens de notre pays ne sont pas d’accord avec la violence qui s’exerce au nom du peuple soviétique. Nous espérons que le peuple tchécoslovaque a appris ou apprendra ce qui s’est passé. Et la conviction que les Tchèques et les Slovaques, en pensant aux Soviétiques, ne penseront pas seulement aux occupants, mais aussi à nous, nous donne force et courage.

NATALtA GORBANEVSKAIA.

Moscou, A-352 Rue Novopestchanaia, maison 13/3, appt 34.

(5) Estrade de pierre blanche élevée sur la place Rouge, d’où l’on annonçait les oukazes du tsar et où avaient lieu des exécutions publiques.

(6) Sur cette manifestation, voir l’introduction, p. 58, et la lettre de Vadim Delaunay qui figure dans le chapitre précédent, pp. 371-378.

Publié dans Samizdat, la voie de l’opposition communiste en URSS, supplément de la Vérité n° 546, p. 414, 1969.


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