La royauté absolutiste représente une société de transition entre le mode de production féodal et le mode de production capitaliste. Elle favorise la croissance économique pré-capitaliste et la classe bourgeoise qui l’initie mais elle maintient un système de répartition des fonctions et des revenus protégeant les ordres hérités de la féodalité (clergé, noblesse).
L’historien Herbert Lüthy a bien analysé la contradiction insurmontable de cette société dans laquelle les ordres privilégiés veulent monopoliser les fonctions de commandement et d’élite de la société alors qu’ils n’en sont plus que les parasites. En prenant leur statut féodal au pied de la lettre, leur richesse " n’est pas et ne veut pas être d’origine économique, mais représente la dotation d’un service du roi, d’un pouvoir de commandement ou d’une fonction d’autorité seigneuriale ou spirituelle."
La France, première puissance économique mondiale, connaît au 18ème une poussée irrésistible de ses forces productives (population, production...).
Le mode de production féodal classique se complaisait dans la stagnation ou quasi-stagnation des forces productives.
Or, de 1750 à 1800, la population française passe environ de 19 millions à 29 millions d’habitants.
De 1750 à 1800, l’économie ancestrale fondée sur la prépondérance des activités agricoles tournées vers une consommation autarcique et le marché local recule devant l’économie de marché.
Cependant, au plan politique et idéologique (religieux), la France présente des aspects de féodalité attardée par rapport à la Grande Bretagne, aux Pays Bas, aux Etats Unis... Ces restes attardés de la féodalité (royauté, noblesse, haut clergé, Parlements...) essaient de s’opposer à l’évolution économique et sociale qui les marginalise.
L’importance de la préséance féodale dans les rapports sociaux fait qu’une majorité de la grande bourgeoisie française est plus attirée par les fonctions anoblissantes, les fonctions valorisantes, la spéculation (en particulier emprunts d’état) que par le risque commercial et le progrès technique.
Même la propriété de terres et de la pierre (logements de prestige, par exemple à paris) attire plus une majorité de la bourgeoisie que la production industrielle.
Ainsi, le progrès technique à but industriel prend pied en France avec un retard récurrent sur la Grande Bretagne (retard dans l’utilisation de machines à vapeur, retard dans l’introduction d’innovations pour l’industrie textile, retard dans les procédés métallurgiques...).
Il reste le premier ordre de la nation, bénéficiant de privilèges honorifiques (préséance systématique), privilèges juridiques (tribunaux particuliers), privilèges fiscaux (aucun impôt), privilèges administratifs (Agence générale)...
Ses revenus sont essentiellement composés de la dîme (payée en principe par les nobles comme par les paysans) et de la propriété de terres (40% dans le Cambrésis) souvent aussi mal entretenues que les latifundios d’Eglise en Espagne ou Amérique latine.
L’appareil du clergé s’est construit au Moyen Age comme appareil idéologique de la féodalité. Sur la fin du 18ème siècle, il garde de beaux restes de cette fonction : monopole d’état en matière religieuse, rôle prépondérant dans l’enseignement, pouvoir de censure sur les écrits (Direction de la Librairie)...
Au lieu de se démocratiser, le clergé participe de la réaction nobiliaire . Même une partie des fonctions de curé de village sert de source de revenu à des mondains peu intéressés par leurs responsabilités religieuses.
Le bas-clergé, lui, se contente de la portion congrue qui permet seulement de survivre.
La comparaison avec l’évolution de la noblesse anglaise permet de constater que la noblesse française aussi présente des aspects de féodalité attardée.
Depuis le 16ème et surtout le 17ème siècle, les nobles anglais se lancent dans le circuit capitalistique des affaires industrielles et commerciales (accaparement des communs, élevage exclusif du mouton pour alimenter l’industrie textile, création de fabriques...). De la collaboration avec la bourgeoisie d’entreprises s’ensuit une osmose culturelle et politique de plus en plus importante (parlement censitaire coiffé par une monarchie constitutionnelle).
En France, ce processus de rapprochement économique et social entre noblesse et bourgeoisie existe au 18ème siècle. Quelques familles se lancent dans les mines, les forges, le grand commerce maritime... Cependant, ce phénomène reste bien moindre qu’en Angleterre.
Les nobles français se prétendent toujours d’une race supérieure, issue des Francs, qui avaient envahi et dominé les Gallo-Romains. Ils sont aussi attachés à leurs privilèges de caste que le clergé : privilèges honorifiques comme le port de l’épée et le banc seigneurial dans l’église paroissiale, droits seigneuriaux (cens, lods, champart, corvées, banalités...), exemptions fiscales (pas de taille).
Les nobles français restent très attaché à leur lien historique à la propriété terrienne. Ils possèdent environ 20% des surfaces au plan national (jusqu’à 44% dans certaines régions de l’Ouest et du Nord).
La noblesse enfin n’était plus distinguée des autres classes des citoyens, que par les faveurs arbitraires de la COUR et par des exemptions d’impôts, moins utiles pour elles-mêmes qu’onéreuses pour l’État et choquantes pour le peuple. Elle n’avait rien conservé de son ancienne dignité et de sa première considération ; il lui restait seulement la haine et la jalousie des PLEBEIENS...
Ce que le clergé et la noblesse avaient perdu en considération, en richesse et en puissance réelle, le TIERS ETAT l’avaient acquis depuis le règne d’ Henri IV, et depuis la dernière assemblée des États généraux en 1614. La France avait fondé des colonies en Amérique ; elle avait établi un commerce maritime ; elle avait créé des manufactures...
Les richesses immenses qui s’étaient introduites dans le royaume ne s’étaient répandues que sur les plébéiens, les préjugés de la noblesse l’excluant du commerce, et lui interdisant l’exercice de tous les arts mécaniques et libéraux...
Paris s’était accru d’une manière effrayante ; et tandis que les nobles quittaient leurs terres pour venir s’y ruiner, les plébéiens y puisaient des trésors à l’aide de leur industrie.
Toutes les petites villes de province étaient peuplées de petits bourgeois plus riches et industrieux que les nobles. Ils avaient reçu, en général, une éducation qui leur devenait plus nécessaire qu’aux GENTILSHOMMES, dont les uns, par leur naissance et par leur richesse, obtenaient les premières places de l’ Etat sans mérite et sans talent, tandis que les autres étaient destinés à languir dans des emplois subalternes de l’armée.
Ainsi à Paris et dans les grandes villes, la bourgeoisie était supérieure en richesses, en talents et en mérite personnel. Elle avait dans les villes de province la même supériorité sur la noblesse des campagnes ; elle sentait cette supériorité, cependant elle était partout humiliée ; elle se voyait exclue, par les règlements militaires, des emplois dans l’armée ; elle l’était en quelque manière, du haut clergé, par le choix des évêques parmi la haute noblesse, et des grands vicaires en général parmi les nobles...
Ainsi, tandis que la noblesse avait été dépouillée de sa prérogative, nécessaire dans une monarchie, on donnait aux nobles des PRIVILÈGES nuisibles à la société."
Marquis de Bouillé ( 1739-1800) Mémoires.
Ce Tiers Etat comprend une couche sociale riche de "bourgeois" avec le sens suivant au 18ème siècle : "celui qui se trouve détaché de la terre par le caractère suffisamment rémunérateur de sa profession principale (Georges Lefebvre).".
Dans son ouvrage La société française 1789-1960, publié par les Editions Armand Colin (Collection U), Georges Dupeux fournit une analyse très fine de cette classe bourgeoise ; aussi, je la cite ci-dessous.
Pendant tout le siècle, le rôle commercial et industriel de la bourgeoisie n’a cessé de grandir. Les grands établissements industriels ne sont pas encore très nombreux mais grâce à des sociétés anonymes ou en commandite, des entrepreneurs audacieux dirigent de vastes manufactures : Decretot à Louviers, Van Robbais à Abbeville, Oberkampf à Jouy, Réveillon à Paris, Dietrich à Strasbourg dominent la bourgeoisie manufacturière, dont le gros est encore constitué par les "négociants fabricants" qui fournissent la matière première à des artisans travaillant à domicile et en reçoivent le produit fini qu’ils se chargent d’écouler. La fabrique lyonnaise est un exemple classique de cette structure.
Les fortunes les plus considérables se font cependant surtout dans le commerce et la finance. Les négociants des grandes places, les armateurs de Bordeaux, de Marseille, de Nantes, du Havre qui font le fructueux "commerce des Isles", et même les "marchands", c’est à dire les grossistes des grandes villes, sont les grands bénéficiaires du remarquable essor des affaires qui se produit dans la seconde moitié du XVIIIème siècle. Quant à la bourgeoisie de finance, elle réalise des bénéfices considérables au service et aux frais de l’Etat : fermiers généraux, officiers de finance et même les banquiers... Les intérêts annuels de la dette publique font vivre une autre catégorie de la bourgeoisie, les rentiers, dont on a estimé le nombre au dixième de celui de l’ensemble de la bourgeoisie.
Si certaines catégories bourgeoises dirigent l’économie, d’autres dirigent l’administration du royaume : détenteurs d’offices de justice, d’offices de finances, inspecteurs des métiers et des manufactures, du domaine royal et des forêts royales, maires, échevins... et monde des "commis" qui gravitent autour d’eux.
Parmi les carrières libérales, la médecine est peu considérée, les offices de notaire peu prisés ; le premier rang revient aux procureurs des Parlements et aux avocats...
Il n’est pas rare de de rencontrer des chefs d’entreprises, des hommes d’affaires qui investissent en terres... En outre, une "élite", progressivement issue de la société rurale, est venue grossir les rangs de la bourgeoisie propriétaire. Comment évaluer l’importance de la propriété foncière bourgeoise ?... En moyenne, elle atteint peut-être 25% à 30% pour l’ensemble de la France...
La frange inférieure de la bourgeoisie, ou petite bourgeoisie, se distingue assez mal des classes populaires urbaines...
Dans les années 1780, la noblesse constate l’affaiblissement de sa richesse et de son pouvoir au profit de la bourgeoisie. Elle est par ailleurs durement frappée par la hausse du coût de la vie et en particulier du logement (elle est souvent locataire à Paris ou dans une grande ville).
Plutôt que de s’investir dans les nouveaux circuits d’enrichissement (industrie, commerce, propriété de logements...), les nobles se crispent sur leurs droits féodaux et sur leurs privilèges d’ordre, avec le soutien du roi.
Un édit de Louis XVI daté de 1786 met la réfection des terriers (dont l’objectif est d’augmenter les taxes seigneuriales sur les paysans) à la charge des paysans eux-mêmes.
Le roi les favorise aussi par plusieurs décisions comme la clôture des terres et partage des communaux.
Sitographie complémentaire :
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