De Spinoza aux Lumières Radicales

lundi 30 mars 2009.
 

• Qui sont les Lumières ? Jetez votre "Lagarde et Michard" ! Les Montesquieu - Voltaire - Diderot - Rousseau ne sont pas toute la Lumière ! L’ouvrage de Jonathan ISRAEL, professeur à Princeton, secoue la poussière des ouvrages des penseurs que vous aviez oubliés et sort de l’oubli des penseurs qu’on vous avait cachés. Il change notre compréhension des Lumières en démontrant qu’il s’agit non seulement du plus européen des mouvements culturels, mais d’une aventure qui doit moins à l’Angleterre que ce que Voltaire nous a fait croire.

Les Lumières radicales (c’est-à-dire combattant la domination des Églises sur la pensée européenne et prêchant jusqu’à l’athéisme) s’opposent aux Lumières "modérées" (droits de l’homme et croyez-en-Dieu). L’auteur se fonde sur les premières Lumières, c’est-à-dire celles du siècle commencé à la fin de la guerre de Trente ans, plutôt que sur une vision centrée 1750-1800 correspondant aux Lumières tardives. Parmi ces premières Lumières, la place centrale est attribuée à Spinoza et à sa cohorte de disciples "mal pensants" vivant surtout aux Pays-Bas le pays où le rationalisme est le plus avancée : dans les années 1690 on y frappe des médailles pour marquer la fin de la magie et de la sorcellerie. L’auteur étudie minutieusement le conflit entre partisans (souvent clandestins) et adversaires déclarés de la pensée radicale.

1. Spinoza et l’impulsion des Lumières radicales

De 1650 à 1750 « Spinoza devint le grand croque-mitaine de l’Europe des premières lumières » note Jonathan Israel. En 1717 quarante ans après sa mort, Buddeus le désigne toujours comme « le chef des athées de notre siècle ». Qui était-il donc ?

••• Baruch de Spinoza (1632-1677) est issu des cercles séfarades d’Amsterdam. Son père, Michel d’Espinoza (1588-1654), riche marchand en relation avec le Portugal, fait partie du conseil des anciens de la synagogue. L’entreprise périclite à partir de 1650 à cause de la guerre maritime anglo-hollandaise ainsi que des corsaires de Barbarie, et est ruinée en 1655. L’année suivante Spinoza est expulsé de sa communauté, il a 23 ans, pas de formation supérieure mais s’est déjà immergé dans le cartésianisme.

En septembre 1661 Spinoza s’éloigne d’Amsterdam pour trouver la tranquillité près de Leyde où il reprend des études universitaires. Olaus Borch, un savant danois vient à passer et note dans son journal : « À Rijnsberg il y a un Chrétien qui est un Juif apostat, une manière d’athée en fait qui ne respecte pas l’Ancien Testament et considère le Nouveau testament comme n’ayant pas plus de poids que le Coran et les Fables d’Ésope et que, pour le reste, cet homme vit d’une manière exemplaire et irréprochable, sa seule occupation étant la fabrication de télescopes et de microscopes. » Colerus publiera en 1705 une première grande biographie de Spinoza.

••• Une pensée radicale. La thèse de l’auteur est qu’on peut « sensément affirmer qu’un unique penseur a constitué la source du courant de pensée qui a fourni la matrice philosophique (…) de toute l’aile radicale des Lumières européennes. » Pour quelles raisons ?

Spinoza est d’abord un lecteur militant de Descartes (qui s’est installé à Amsterdam). Le premier texte qui nous reste est le Traité de l’amendement de l’intellect (1658). En 1670, est publié anonymement le Tractatus theologico-politicus. Trois ans plus tard, on saura que l’ouvrage « infâme » a pour auteur Spinoza, cet homme qui jusqu’au milieu du XVIIIè siècle, sera le seul grand penseur à nier les miracles. Pour Spinoza, la Bible relève du langage poétique. Il n’y a de vérité que démontrable logiquement, ainsi Spinoza concourt-il à ruiner les prétentions des théologiens.

Peu après sa mort, c’est la publication des Opera posthuma avec l’Éthique. Si le principe premier de Descartes est "cogito ergo sum", celui de Spinoza est notre idée de la totalité de ce qui est, être naturel et infini, autrement dit Dieu substance unique, « Deus sive natura », et puissance infinie, seule libre cause de toutes choses — ce qui n’est pas le panthéisme. Autrement dit une pensée déterministe, fataliste, où les hommes se croient libres parce qu’ils sont conscients de leurs désirs et de leurs appétits. L’esprit et le corps bien distingués dans le dualisme cartésien, sont ici une seule et même chose. L’argumentation "géométrique" de Spinoza est certainement ce « qu’un lecteur moderne n’est guère susceptible d’accepter sans sérieuse interrogation » avoue Jonathan Israel.

Le contemporain appréciera mieux son apport à la théorie de la liberté. C’est pour Spinoza non pas la tolérance limitée de Locke (qui en exclut les athées) mais la liberté de conscience, de parole et de publication : la "libertas philosophandi". Au lieu d’une série d’Églises concurrentes, Spinoza rêve d’une grande religion d’Etat avec au pire des groupuscules de dissidents.

Mais cette liberté est très guidée : « Plus un homme est conduit par la raison, écrit Spinoza, […] plus constamment il observera les règles de droit de la cité et exécutera les ordres du souverain dont il est le sujet. » C’est vrai que Spinoza, qui s’affirme démocrate et républicain, est mort avant de compléter le Tractatus politicus sur la démocratie.

••• Les premiers disciples de Spinoza

La plupart de ceux qui ont connu Spinoza personnellement à Amsterdam moururent dans les années 1680-90. On peut évoquer d’abord l’éditeur amstellodamois Rieuwertsz, assez ami de Spinoza pour tromper la commission d’enquête de Van Neercassel (infra). L’ancien jésuite Van den Enden, démocrate et égalitariste, a été son professeur de latin. Van Enden a des vues radicales sur les indigènes de Nouvelle-Hollande, il annonce en cela le bon sauvage de Lahontan. Adriaen Koerbagh publie le "Bloemhof" ou "Le jardin de tous les délices sans tristesse" (1668) et meurt l’année suivante. Le médecin Louis Meyer publie en 1666 sa "Philosophia S. Scripturae interpres" dont en reparlera. Bernard de Mandeville constitue le lien de Spinoza avec la vie universitaire.

Si la pensée de Spinoza est exposée souvent avec prudence par ses amis pour éviter des ennuis, elle l’est sans ménagement dans le "Traité des trois imposteurs" qui circule comme manuscrit clandestin, et que beaucoup attribuent à Spinoza ; il fut écrit par une coterie de huguenots d’esprit radical établie aux Pays-Bas, la première édition clandestine parut en 1719.

À la fin du siècle, les idées de Spinoza pénètrent la société hollandaise faisant des convertis chez les artisans, chez les gens éduqués, dans la classe moyenne urbaine qui se rencontre dans les cafés. La diffusion des idées radicales est en route. La répression aussi.

2 - La répression des Lumières radicales

••• Les "martyrs" du spinozisme

Adriaen Koerbagh, auteur du "Bloemhof" jugé blasphématoire et athée par le consistoire d’Amsterdam, est condamné à 4000 florins d’amende, dix ans de prison et de bannissement, et quasiment tous les exemplaires de "Een Ligt" ("Une lumière qui brille dans les ténèbres"), son essai consacré à démolir le christianisme, sont brûlés.

Balthasar Bekker, publie "Le Monde ensorcelé" - De Betoverde Weereld (4 vol. Amsterdam 1691-93). Non content de pourfendre les croyances populaires (ni Satan ni les fantômes n’existent !) il met en doute l’authenticité de certains passages de la Bible. Scandale. Les deux premiers volumes sont tirés à 5750 exemplaires. Les synodes de Hollande crient au blasphème.

La "Philosophia" de Meyer (1666), vite traduite en néerlandais, déclenche un tollé immédiat aux Provinces-Unies et en Allemagne : la philosophie est la seule norme infaillible pour interpréter l’Écriture, qui lui est désormais subordonnée et, suite à l’initiative de la classis de Haarlem (réunion des prédicateurs), la Frise est la première province néerlandaise à interdire formellement un texte produit par la coterie spinoziste d’Amsterdam. En 1672, cette classis dresse la liste des quatre livres "destructeurs de l’âme" : le "Tractatus" de Spinoza, la "Philosophia" de Meyer, le "Léviathan" de Hobbes, sans oublier la "Biblioteca fratrum Polonorum" (cf. doctrine de Socin - XVIè s.)

Le roman "Philopater" (1691 et 1697) est riche de sarcasmes et railleries sur les théologiens hollandais. Son auteur, Johannes Duijkerius (1662-1702) a été recalé par l’Église officielle pour bégaiement. Il est condamné en 1698 pour "moqueries blasphématoires". L’essentiel des tirages est détruit par les autorités. L’éditeur Wolsgryn est arrêté en 1698 pour avoir publié la 2è partie du "Philopater".

Hendrik Smeeks (mort en 1721) décrit un voyage au merveilleux royaume de "Krinke Kresmes" où hommes et femmes ont perdu tout intérêt pour la théologie au profit de la philosophie. Les magistrats de Zwolle interdisent ce roman.

Frederik Van Leenhof, prédicateur à Zwolle, publie le "Hemel op Aarde" (Le paradis sur terre) en 1703 : « la vraie religion, écrit-il, doit conduire l’individu à un bonheur pur et complet ». Il est obligé de signer une réfutation du spinozisme pour cette œuvre qui brille par l’absence de référence au Christ et à l’Église. Leenhof décéda en 1712 après avoir été protégé… par les autorités de Zwolle contre celles de l’Eglise réformée.

Le "Chaos imaginaire" de Wyermars date de 1710. Le traité s’ouvre par la dénonciation de Descartes parce qu’il recourt à Dieu comme cause première du mouvement. Conformément à l’édit de 1678 contre les livres spinozistes, le consistoire obtient des bourgmestres l’arrestation de l’auteur (15 ans de prison), de l’éditeur et la confiscation de ce "Librum pestilentissimum" comme dit Reimann.

Bien qu’ils soient complètement oubliés aujourd’hui, ces "martyrs" de la pensée radicale renforcèrent le mouvement spinoziste clandestin né aux Pays Bas.

••• Les acteurs de la répression

L’Inquisition règne dans l’Europe catholique. Déjà les Lettres provinciales de Pascal sont mises à l’Index du Saint-Siège en 1657. Les autorités papales interdisent totalement Spinoza par décret en 1690. Le rétablissement de l’Inquisition dans le royaume de Savoie en 1727 oblige le comte Radicati à s’enfuir. Les Jésuites s’opposent aux idées radicales, même à Venise, où Montesquieu considère en 1728 que « les Jésuites ont rendu les sénateurs dévots ». En 1748, ces mêmes jésuites dénoncent une inspiration spinoziste dans "L’Esprit des Lois", même si Montesquieu soutient qu’il croit en un Dieu provident créateur et conservateur de l’univers, sans toutefois empêcher une interdiction par l’Église.

Les autorités politiques sévissent. Quelques exemples. L’Électeur palatin Charles Philippe règna de 1716 à 1742, il impose un catholicisme rigide : l’université de Düsseldorf ne contient aucun livre de Descartes, Leibniz ou Spinoza. Au Portugal, comme l’Inquisition s’occupe surtout des juifs mal convertis, Pombal institue en 1768 une commission d’État de censure qui interdit toutes les Lumières radicales y compris Voltaire. Cent ans plus tôt, le canton de Berne interdisait les livres et les idées de Descartes, les étudiants revenant des Pays-Bas étant obligés de signer une déclaration rejetant le cartésianisme.

Les souverains du XVIIIè siècle souvent ne tolérent que les Lumières modérées. Auguste le fort, Électeur de Saxe et roi de Pologne jusqu’en 1733, libéra-t-il le commerce des livres à de Leipzig mais la censure continua de viser les textes radicaux et la littérature érotique. En 1750, le roi d’Espagne fait de Feijoo un penseur officiel, mais les radicaux restent interdits.

En France, la censure pourchasse les « livres de Hollande » et les Parlements brûlent des livres, Diderot en sait quelque chose. Lieutenant-général de la police à Paris en 1697, Marc-René marquis d’Argenson fait appliquer la censure des livres dans la capitale pendant plus de vingt ans, —et par ailleurs fréquente le cercle libertin de Boulainvilliers.

••• La réaction des traditionalistes

Calvinistes, Luthériens et Catholiques se battent sur deux fronts. D’une part, ils combattent la superstition (ex. procès contre les sorcières) pour faire avancer la raison. C’est la politique des évêques de la Contre-Réforme en France par exemple. D’autre part, ils combattent l’incrédulité et l’athéisme qui se répandent à partir de 1650 et des Pays-Bas. La réaction s’organise pour stopper la montée de ces périls, combattre la publication des livres de Spinoza, diffuser des réfutations —elles se suivent sans grand succès—, développer des contre-feux philosophiques (Descartes ? Leibniz ? Wolff ?), s’appuyer sur les pouvoirs publics pour endiguer le spinozisme.

Déjà l’avènement du cartésianisme avait provoqué des mouvements divers. En 1651 les cinq universités néerlandaises l’interdirent. Professeur à Utrecht, Voetius (1589-1676) mèna la résistance au nom de la tradition, alors qu’à l’opposé, une tendance théologique libérale se dessina à Leyde avec Cocceius (1603-1669). Alors quand arrive Spinoza comment croire qu’il suffirait de le vaincre par le discours de réfutation pour que la religion soit sauvée ?

Une première réfutation du "Tractatus" due à Jakob Thomasius paraît en 1670 et il est interdit en 1674. Dès que la publication des "Opera posthuma" est entreprise par les amis de Spinoza, l’opposition s’active à Rome. Le cardinal Barberini, neveu du Pape, écrit le 18 septembre 1677 à Van Neercassel, vicaire de l’Église catholique néerlandaise, d’organiser une campagne pour interdire la publication. Van Neercassel constitue une équipe œcuménique avec un prêtre catholique, un rabbin anonyme et un prédicateur calviniste ! Le rabbin est informé par certains membres de la famille Spinoza que le manuscrit est chez l’imprimeur Rieuwertsz. On informe Rome. Trop tard, en janvier 1678 Rieuwertsz a livré aux libraires ses premiers lots des "Opera posthuma". Aussitôt les ouvrages de Spinoza sont interdits ce qui en augmente la renommée et le prix. À une époque qui ne connaît pas le copyright, cela signifie des éditions clandestines. Des faux titres sont utilisés : exemple "Traité des cérémonies superstitieuses des Juifs tant anciens que modernes" pour masquer "L’Éthique" !

Hors des Églises le monde intellectuel mène aussi le "containment" du spinozisme. Leibniz mise sur son "Discours de Métaphysique" (1686) mais son continuateur, Wolff, subit en 1723 l’interdiction de ses idées par la couronne de Prusse. Il a eu l’imprudence de faire l’éloge de la philosophie chinoise ancienne. Chassé de Halle il se réfugie à Marburg en attendant que la Prusse lui rende raison en 1734. L’efficacité viendra d’ailleurs.

L’empirisme de Locke, Essai sur l’entendement humain (1689) —que le pape met à l’index en 1734 seulement— va conduire non pas tant au reflux immédiat du spinozisme qu’à l’effondrement du cartésianisme interprété comme le cheval de Troie du spinozisme par les uns et les autres. À Naples, Vico le dénonce dès 1708. L’abbé Claude-François Houtteville (1688-1742), disciple de Malebranche, publie en 1722 "La religion chrétienne prouvée par les faits" : c’est la dernière réfutation majeure de la pensée radicale dans une perspective cartésienne. Avec l’essor de l’empirisme anglais et la diffusion des idées de Locke, Newton, le cartésianisme est presque partout en recul après 1725. L’anglomanie triomphe dans les années 1730-40. En affirmant que les idées anglaises furent la principale source des Lumières européennes, on déforme quelque peu la vérité historique ! La faute à Voltaire.

Mais Spinoza fait-il réellement peur à tous ses adversaires ? Selon Fénelon, les erreurs de Spinoza sont si monstrueuses qu’il est étonnant d’avoir besoin de les réfuter (1696). Finalement il publie en 1713 "La démonstration de l’existence de Dieu"... que le Père Tournemine, redoutable jésuite responsable des "Mémoires de Trévoux", accompagne en douce d’une préface contre Spinoza. Une génération plus tard, l’abbé Étienne Bonnot de Condillac, dans son "Traité des Systèmes", La Haye (1749) écrit : « J’ai peine à croire que ses démonstrations renferment rien de plus que des mots ». Entre temps, le marquis d’Argens, note, dubitatif : « les systèmes de philosophie (…) se succèdent ici avec autant de rapidité que les différentes modes des coiffures des femmes, et se détruisent avec autant de facilité. »

3 - La diffusion des Lumières radicales

••• Les philosophes contre Dieu et Diable

La mort du Diable, le recul de la sorcellerie et de la magie sont des résultats mis par l’auteur au compte des Lumières radicales. En effet, seuls les radicaux, —que leurs contemporains les aient traité de naturalistes, d’esprits forts ou d’athées,— rejetent absolument les représentations traditionnelles de la magie, du pouvoir démoniaque, de la possession, de l’exorcisme… Au Danemark la dernière sorcière est brûlée en 1693. et les procès en sorcellerie cessent en Prusse vers 1710.

À ceux qui combattent la "superstition", Christian Thomassius (1655-1728) a donné le nom de « philosophes ». Entre 1650 et 1750, l’esprit critique s’attaque aux textes sacrés. On conteste que Moïse ait écrit plusieurs livres de l’Ancien Testament. On met en doute les miracles de Jésus, sa Résurrection, etc.

Peu à peu les "esprits forts", les "libre-penseurs", menacent tout l’édifice religieux. Pierre BAYLE (1647-1706) répéte que la raison est incompatible avec la religion. Dans le "Dictionnaire Philosophique", l’article "SPINOZA" est l’un des plus longs ; en effet, c’est par Spinoza qu’on explique cette évolution. Comme s’il était seul.

••• Des radicaux dans toute l’Europe !

Une diaspora intellectuelle huguenote, un marché du livre florissant étendu à toute l’Europe, plus de libertés qu’ailleurs : les Pays-Bas sont à la source de la diffusion des idées radicales. Elles touchent l’Angleterre après la Révolution de 1688 et s’y essoufflent seulement après les années 1720. Après quoi la poussée dynamique des Lumières radicales migre de façon décisive vers l’Allemagne et la France où le "Tractatus" est édité juste après la mort de Spinoza à La Haye le 21 février 1677.

Le comte savoyard Radicati (1698-1737), Vauvenargues (1715-1747), Toland, Shaftesbury, Mandeville, Lahontan, Bayle, Fontenelle, La Mettrie et Diderot, etc... Dans ces milieux avancés on ne compte que quelques femmes, citons Sophie la Princesse palatine qui lit le "Tractatus" en 1679, et Eleonora Barbapiccola, la napolitaine qui traduit les "Principes" de Descartes. Le marchand hollandais Dirk Sandvoort publie en 1719 un essai très mandevillien : la société compterait plus de gens sans travail et sans logis et sous ressource si tout le monde tenait compte des admonestations des prédicateurs pour adopter une règle de conduite austère !

Dans la coterie parisienne de l’Entresol, Nicolas Fréret, d’Argenson, Du Marsais retrouvent un ennemi de l’absolutisme, Henri de Boulainvilliers (1658-1722), qui traduisit l’Ethique et rédige un "Essai de métaphysique" manuscrit qui circule sous le manteau. Sa "Vie de Mahomed" publiée clandestinement à Amsterdam en 1730 montre un véritable prophète qui fait chuter les empires corrompus par la lumière de la raison.

Bernard Le Bovier de Fontenelle (1657-1757) est connu pour son "Histoire des Oracles". Empruntée au médecin Anthonie Van Dale (Amsterdam, 1683), il en donne une version adoucie car il craint les réactions de Louis XIV et de l’Église, bien que lui même soit secrétaire de l’Académie des sciences. Le roman spinoziste peut être plus lu et plus efficace que l’essai : ainsi l’"Histoire des Ajaoiens" est attribuée à Fontenelle. Dans le même genre, il faut citer les "Voyages et aventures de Jacques Massé", prétendument imprimés à Bordeaux, dus à Tyssot de Patot qui enseigna les mathématiques en Hollande.

Des revues contribuent à faire connaître la science nouvelle. En 1665 est créé à Paris le "Journal des sçavants". « En 1746, le savant berlinois Jean-Henri Samuel Formey observait que, sur près de trente journaux érudits diffusés en Europe et jouissant d’une réputation internationale seuls deux étaient publiés en France, plusieurs en Allemagne et en Italie, un seul en Angleterre et pas moins de dix-huit dans les Provinces-Unies. »

Les bibliothèques montrent, par leur taille et leur contenu, la progression des idées nouvelles. À Dresde, le surintendant Loescher possède 30 000 titres dont "presque tous les ouvrages impies de l’époque". Le Régent Philippe d’Orléans déménage la bibliothèque royale vers la rue de Richelieu, origine de la Bibliothèque nationale. René-Louis de Voyer marquis d’Argenson acquiert des manuscrits de Boulainvilliers et lègue à son fils le marquis de Paulmy qui installe en 1755 la future bibliothèque de l’Arsenal. La grande bibliothèque de Wolfenbüttel est inaugurée en 1704. Beaucoup de bibliothèques princières ou universitaires s’enrichissent par l’achat des bibliothèques de professeurs d’université mises aux enchères à la mort de leur propriétaire.

Quelques princes jouent un rôle important dans la progression des Lumières. Chacun sait que Frédéric II de Prusse est l’ami de Voltaire ; on sait moins qu’il impose Maupertuis comme président de l’Académie et La Mettrie comme membre (1747-48). Mais des décennies plus tôt, le comte palatin Karl-Ludwig dont l’éducation a été faite en Hollande, accorda la liberté de culte, et abolit en 1672 la règle de l’université de Heidelberg de ne recruter que des professeurs calvinistes : Spinoza refusa néanmoins l’invitation qui lui fut faite par l’Électeur de peur que la "liberté de philosopher" n’y soit pas durable.

Conclusion :

• L’ouvrage de Jonathan Israel se termine en abandonnant les premières Lumières pour une analyse des idées de Diderot et de J.J.Rousseau. Or, l’un a dû mettre en veilleuse ses idées radicales de son vivant pour publier l’Encyclopédie : c’était la modernité plutôt que les idées radicales. Et l’autre, tel Janus bifrons, a, nous dit Israel, conjugué Lumières modérées et Lumières radicales. Il me semble qu’il a aussi pris position contre l’instruction des femmes ! et enclenché la régression romantique. Voyez la pauvre Sophie, et Madame d’Épinay sut argumenter contre Rousseau. Salut la modernité !

• Bien sûr, durant la Révolution française, certains firent grand usage de cette pensée radicale en déclenchant la guerre entre l’Eglise et l’Etat. Jean-Jacques Rousseau entra au Panthéon, Marat fit un aller-retour, et Robespierre tenta d’instituer un Culte de l’Être Suprême et de la Déesse Raison. La Révolution française ne se réduisait certes pas à la proclamation des Droits de l’Homme des Lumières "modérées". Mais la démocratie occidentale est-elle bien fille de Spinoza ?

• La vie intellectuelle des années 1650-1750 a été remarquablement fouillée dans cette savante somme historique mais la « modernité » n’y a pas été directement définie et décrite malgré le sous-titre.


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