Le rôle de la puissance publique a été court-circuité par le marketing ( Extraits de conférence de Bernard Stiegler)

lundi 3 août 2015.
 

Après Derrida, je voudrais méditer cette phrase de Jaurès : « L’humanité n’existe pas encore, ou elle existe à peine. » (…)

Si l’humanité n’existe pas, il faut bien qu’elle consiste si jamais elle chemine vers son devenir. Cette consistance serait peut-être cet à peine. Ce serait une existence, mais à peine : ce serait l’existence de ce qui, avec peine, soutient la consistance de l’humanité. Et par là, il faut entendre les oeuvres, les artifices par lesquels l’être non inhumain tente de s’élever vers ce par quoi et à travers quoi il consiste. Si l’humanité n’existe pas, et si elle est un processus, ce processus est nécessairement animé par des forces. Or ces forces sont évidemment au moins une force et une contre-force : je veux donc dire que l’humanité est le lieu d’un conflit. (…)

L’humanité qui n’existe pas est ce que Simondon appelait un processus d’individuation – qui est sans fin, c’est-à-dire infini, inachevable, interminable. L’humanité est un processus d’individuation à la fois psychique et collective. Simondon pose qu’une individuation psychique ne se réalise jamais que comme traduction sociale dans une individuation collective. (…) La résolution des conflits est une illusion. Ce qui fait le processus, c’est au contraire l’existence des conflits. (…) Cette thèse, que l’on trouve chez Simondon, converge avec celle de Leroi-Gourhan, selon laquelle l’humanité n’est pas unifiée. La vision unitaire de l’humanité est une fiction anthropologico-historique que chaque époque de l’humanité construit et dont elle a besoin pour penser l’avenir à partir du passé et pour mettre en oeuvre des processus d’unification. (…)

Plutôt qu’à l’homme, qui n’existe donc ni comme unité ni comme identité, il faut s’intéresser au processus d’hominisation, dit Leroi-Gourhan. Or ce processus d’hominisation est un processus d’extériorisation. Et cela veut dire que le processus d’individuation de l’être non inhumain est aussi le processus d’individuation de la technique : chez Leroi-Gourhan, l’extériorisation désigne aussi bien le geste que la parole. Cette extériorisation est une technicisation, une prothétisation qui crée une instabilité constante de l’être humain, et qui provoque des conflits. (…) Les objets techniques, lorsqu’ils deviennent des machines, c’est-à-dire de la technologie, et non seulement de la technique, deviennent des individus techniques qui, telles les machines-outils, dépossèdent les individus techniques qu’étaient les ouvriers : elles les dépossèdent de leurs savoirs, ce qui signifie qu’elles les prolétarisent. Une telle prolétarisation est une désindividuation, écrit Simondon. Autrement dit, dans le processus d’individuation, il peut toujours se produire des processus de désindividuation. Voilà où nous commençons à toucher des questions importantes : le processus d’individuation est le lieu d’un combat pour l’individuation, contre la désindividuation.

Mais un tel combat est une « pharmacologie », pour parler avec Derrida : la technique est à la fois remède et poison. Ce qui rend possible l’individuation, c’est la technique, nous disait Leroi-Gourhan. Mais la technique est aussi ce qui rend possible la désindividuation, en sorte que le processus d’hominisation est aussi un processus de déshominisation tel que non seulement l’humanité n’existe pas encore ou à peine, mais tel que le processus peut devenir celui de l’inhumain, qu’il faut entendre ici comme processus de désindividuation, et ce dont on a accusé à juste raison le stalinisme et tous les totalitarismes, c’est d’avoir poussé ce processus à l’extrême.

Une pensée technique requiert une pharmacologie et sa thérapeutique telle que le développement technique soit mis au service de l’individuation plutôt que de la désindividuation. Ici, il faut cependant bien comprendre que l’individuation n’est pas possible sans que se produise de la désindividuation relative (…).

À quelle condition de l’individuation peut-elle se produire plutôt que de la désindividuation ? La réponse de Simondon est claire : à condition que l’individuation psychique donne de l’individuation collective et réciproquement. Et la condition de ceci, c’est la constitution de ce que j’appelle des milieux symboliques associés – tandis que nous-mêmes vivons dans des milieux symboliques dissociés, c’est-à-dire désymbolisés, le milieu de travail étant tout aussi symbolique que le milieu du langage, par exemple, et ceci devrait devenir un sujet de discussion entre psychanalystes et lecteurs de Marx. Bertrand Gille nous explique que jusqu’en 1970, l’État moderne avait été conçu et mis en oeuvre pour permettre cette triple individuation (technique, psychique et sociale) de manière harmonieuse, et assurer ainsi la réalisation de ce que l’on pourrait appeler une modernité industrielle caractéristique du XXe siècle. Cependant, à partir des années soixante-dix, dans le monde entier, et tout d’abord aux États-Unis avec la révolution conservatrice, le rôle assuré par l’État d’ajustement entre le devenir, c’est-à-dire l’individuation technique, et les individuations psychiques et collectives, c’est-à-dire l’avenir, a progressivement été court-circuité : le rôle de la puissance publique a été court-circuité par le marketing, qui s’est substitué au processus d’ajustement qui a été mis en place par les sociétés modernes, et pour les remplacer par les prescriptions comportementales diffusées par le psychopouvoir du marketing.

Alors on a renoncé à l’adoption, c’est-à-dire à l’individuation (…). Et on a remplacé l’adoption et l’individuation par l’adaptation, c’est-à-dire par la désindividuation, comme processus de prolétarisation généralisée, c’est-à-dire comme perte généralisée des savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir théorique) qui sont la condition de toute individuation. Ce discours adaptationniste, très proche d’un darwinisme social, est aujourd’hui ce qui domine la société à travers ce que l’on appelle l’ultralibéralisme.

L’Humanité du 6 octobre 2009


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message