Morts aux chants d’honneur

dimanche 13 décembre 2009.
 

Parti sur le front en 1916, Louis Aragon est enseveli vivant par l’explosion d’un obus. Il est présumé mort. Toujours sous le choc, il écrit en 1956 Tu n’en reviendras pas (dans La Guerre et ce qui s’en suivit) : "Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit/Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places." Léo Ferré met le poème en musique. La chanteuse Dominique Grange et son compagnon, le dessinateur Jacques Tardi, ont inscrit la chanson au menu des Lendemains qui saignent, un livre-CD consacré à la guerre de 14-18 qui vient de paraître : des dessins de Tardi, des éclaircissements sur le conflit et la tradition antimilitariste (par l’historien Jean-Pierre Verney) et dix chansons.

C’est à Dole (Jura) que le Hall de la chanson, centre national du patrimoine de la chanson, en présentera, samedi 12 décembre, la transposition scénique, à l’occasion de la première édition du festival Chansons d’hiver.

D’hiver et divers, ces regards en biais (musique, théâtre, dessin...) ont attiré Grange et Tardi, des passionnés de la première guerre mondiale. Des lendemains qui saignent propose un livret illustré de photos inédites, prises par Pierre-Elisée Grange, médecin incorporé dans le 3e régiment de zouaves en 1915 et par ailleurs ami des frères Lumière. En janvier 1917, il est à Verdun et prend des autochromes (les premiers clichés en couleur) de tirailleurs sénégalais dans la forêt d’Argonne.

Pierre-Elisée Grange est le grand-père de Dominique Grange, chanteuse qui débute à l’aube des années 1960 dans les cabarets de la rive gauche, notamment aux côtés de Guy Béart, et compose en 1969 Les Nouveaux Partisans, sorte d’hymne de la Gauche prolétarienne (GP), le mouvement maoïste auquel elle appartient alors et pour le compte duquel elle part "s’établir" en usine.

Avec Tardi (trente-trois ans de vie commune et quatre enfants), "nous avons en commun d’avoir eu quatre grands-pères combattants de 14-18. Ils n’ont pas eu le loisir d’en parler publiquement. Cette guerre a été affreuse, mon grand-père médecin racontait comment il plongeait les mains dans les entrailles des soldats blessés, qu’ils n’avaient plus figure humaine. Personne n’y croyait, et ils n’oubliaient jamais", dit-elle.

Dominique Grange a composé trois chansons, dont Au ravin des enfants perdus, dédiée au village de Vauquois (Meuse), "disparu sous les cratères de bombe, avec sa butte où se tint une guerre souterraine de quatre ans, six étages de galeries, des labyrinthes", explique-t-elle. Dans le patrimoine, elle en a choisi sept autres liées au pacifisme et à l’insoumission.

Dominique Grange chante, là où Tardi dessine un mur, avec des traces de balle et un graffiti, "Mort par la France" - "mots qu’écrivaient les soldats après les exécutions, parce qu’ils avaient envie d’entonner La Chanson de Craonne, mais elle était interdite", précise le dessinateur.

Cette Chanson de Craonne, justement, détournement d’une chansonnette à succès écrite en 1911 (Bonsoir m’amour, de René Le Peltier et Charles Sablon), écrite par un anonyme, catégorie trouffion sacrifié : "Tous nos officiers sont dans leurs abris/En train de faire des chichis (...)/Tous ces messieurs-là encaissent le pognon." Nous sommes en 1917, l’incurie du général Nivelle a poussé les soldats sur le Chemin des Dames, entre Reims et Laon, où se situe le village de Craonne. Les refus de combattre se multiplient.

Grève d’un autre genre, mais d’une même logique, celle des génitrices : Grève des mères est un brûlot écrit en 1905 : "Refuse de peupler la terre !/Arrête la fécondité !/ Déclare la grève des mères !", car passer vingt ans de sa vie à élever un fils "Tandis que la gueuse en assomme/En vingt secondes des régiments", n’est pas acceptable. Montéhus fut condamné pour "incitation à l’avortement"... Chantre de la révolte rouge, ami de Lénine, Gaston Montéhus (1872-1952) était, dit Dominique Grange, "un chanteur de terrain", comme ceux qui s’en allèrent bien plus tard chanter dans les usines occupées. Il ne fut pas un pacifiste irréprochable, loin s’en faut. Va-t-en-guerre virulent, il composa de belliqueuses chansons pendant la première guerre mondiale, et tomba ensuite en disgrâce. Il tenta de se racheter en 1922 avec La Butte rouge (la butte de Bapaume, sur le front de la Somme, attaquée en 1916), ici présente.

Cette descente en terres de guerre passe par des raretés (O Gorizia, évocation d’un carnage entre Italiens et Autrichiens à la frontière slovène en mai 1915), et des anachronismes assumés, comme une version directe du Déserteur, écrite par Boris Vian en 1954 en pleine guerre d’Indochine, et chantée ici dans sa version originale, avec un dernier couplet qui serait aujourd’hui passible de poursuites pour terrorisme : "Si vous me poursuivez/Prévenez vos gendarmes/Que je tiendrai une arme/ Et que je sais tirer".

Tardi a fait de la guerre de 14-18 l’une de ses sources d’inspiration, et publié avec Jean-Pierre Verney Putain de guerre, en deux tomes, dont il lira des extraits à Dole. Pourquoi cette guerre ? "Parce que le monde dans lequel nous vivons s’est défini en 1917, avec la guerre et l’arrivée du corps expéditionnaire américain, la Révolution d’octobre, les frontières tracées sur des cartes d’état-major : on y est toujours. Et puis, comment ces types ont-ils pu tenir dans cette brutalité ? Je n’ai toujours pas la réponse."

Festival Chansons d’hiver, à Dole (Jura). Du 11 au 13 décembre, en divers lieux de la ville. Tél. : 03-63-36-70-00. De 8 € à 32 €. Sur Internet : www.lehall.com.

Des lendemains qui saignent, 1 livre et 1 CD, Casterman-Juste une trace, 19 €.

Véronique Mortaigne


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