Joan Baez "un artiste ne peut faire la révolution dans son coin... sa chanson doit être en synergie avec une action"

jeudi 24 septembre 2015.
 

Qui a dit qu’une chanson ne peut pas changer le monde ?
Vous, qui avez mis votre art 
au service de nombreuses causes, êtes-vous consciente d’avoir donné un contre-exemple fulgurant 
à cette assertion ?

Joan Baez. Je vous remercie du compliment. Je suis en partie d’accord avec vous. Mais, un artiste ne peut faire la révolution dans son coin. à mon avis, il faut une condition : que cette chanson soit en synergie avec une action. Elle ne peut suffire en elle-même, elle doit s’intégrer dans une mobilisation.

Tôt dans votre vie, vous avez 
consacré votre énergie à la fois 
à la musique et à l’engagement politique, avec une ténacité surprenante…

Joan Baez. J’ai eu beaucoup de chance, parce que j’aime les deux. J’ai besoin des deux. Jeune déjà, je ne pouvais pas m’endormir tranquillement, sans rien faire, alors que je savais que des gens souffraient sous un coin du ciel. Je n’ai pas vécu mon engagement comme un sacrifice, même s’il m’a souvent conduite à mettre ma carrière au second plan, ce qui m’a maintes fois été reproché dans le milieu professionnel. Pour moi, dès mon enfance, il était clair que je pouvais mener les deux de front, je le faisais aussi naturellement que de respirer. J’ai l’habitude de formuler ça en disant que je n’ai pas choisi l’art et la conscience sociale. Mais ce sont eux qui m’ont choisie comme messagère.

Quand et comment votre conscience politique est-elle née ?

Joan Baez. La première chose extérieure qui m’ait marquée a été la lecture du journal d’Anne Frank. Le sort et le courage de cette jeune fille m’ont secouée, bouleversée. L’autre élément a été d’ordre familial. J’avais huit ans, quand mes parents sont devenus Quakers. Ils m’ont expliqué de bonne heure que, pour cette religion, aucun nationalisme, aucun drapeau ne pouvait compter plus qu’une vie humaine, ni justifier que l’on assassine des gens. Adolescente, j’ai eu le soutien d’un maître spirituel qui était dans la lignée du Mahãtma Gandhi. C’était, pour moi, un véritable choix.

Martin Luther King a marqué 
votre démarche politique. 
Comment est-ce advenu ?

Joan Baez. Je l’ai rencontré à l’âge de seize ans. Je m’étais rendue à une grande conférence qu’il donnait auprès des étudiants. L’émotion m’a submergée, parce que je réalisais à quel point son action était en phase avec mes convictions. Il dirigeait la campagne de boycott des bus, dans le Mississipwpi. Les Noirs souffraient terriblement de la ségrégation. Ils affrontaient d’effroyables violences. Mais les actions que Martin Luther King menait étaient résolument non violentes. Je trouvais ça extraordinaire, parce que j’avais beaucoup lu au sujet de la non-violence, mais je ne l’avais encore jamais vu mise en pratique.

A seize ans, vous aviez donc déjà une conscience politique ?

Joan Baez. Oui. J’avais déjà accompli ma première action de désobéissance civile. C’était à l’école. On nous a ordonné d’évacuer l’établissement, en prétextant de nous préparer à un éventuel bombardement de missiles soviétiques. J’ai trouvé ça ridicule. Tout le monde est parti, sauf moi. Je suis restée dans l’enceinte de l’école afin de protester. Le lendemain, les journaux déclaraient que j’étais une fille dangereuse, une communiste !

Ces diatribes médiatiques vous ont-elle découragée ?

Joan Baez. Pas du tout. Les profs étaient déconcertés de ma position non violente. J’ai commencé à discuter avec eux, à leur expliquer. Et j’ai senti quelque chose s’éveiller en eux. C’était ma première action cruciale. Cela a fait du bruit. Je ne me préoccupais pas des conséquences, je me sentais prête à les assumer.

Ce qui frappe chez vous, 
c’est que l’on ne sent jamais d’amertume. Pourtant, vous avez essuyé des déceptions. Comment expliquez-vous cette absence d’animosité ?

Joan Baez. Quelquefois, bien sûr, je suis en colère. Mais je ne suis pas souvent désappointée, parce que je veille à ne pas entretenir d’attentes trop élevées. Je me concentre sur le présent, sur ce que je décide de faire. J’ai compris assez vite qu’il valait mieux cultiver la force intérieure et délaisser la rancune. J’essayais modestement de suivre l’exemple de Gandhi et de Martin Luther King. Gandhi se levait et, quels que fussent les coups contre lui, il se redressait et recommençait son action. Martin Luther King, lui, savait qu’il allait être assassiné.

C’est ce que l’on a pu entendre, effectivement…

Joan Baez. Oui, il le savait ! En particulier, quand il s’est mis à dénoncer la guerre du Vietnam. Les autorités ont, alors, tenté de le marginaliser. La Maison Blanche ne voulait plus entendre parler de lui. Je suis convaincue que son action contre la guerre du Vietnam lui a coûté la vie. Il savait que ses ennemis possédaient un pouvoir énorme. C’est très dur de prendre les décisions qui ont été les siennes. Et plus dur encore de s’y tenir, comme il l’a fait.

Que s’est-il passé, quand il est venu vous voir en prison, où la police vous avait jetée parce que vous aviez manifesté ?

Joan Baez. Sa venue a été une merveilleuse source de réconfort, non seulement pour moi, mais aussi pour mes compagnes de geôle. Vous imaginez, votre héros vous rend visite ! En fait, ce qui m’a le plus touchée, c’est la réaction des autres prisonnières. Les femmes noires voulaient absolument le voir. Elles ont couru jusqu’à lui, avant même que les gardiens puissent les retenir. L’une d’elle a été si rapide qu’elle a pu s’accrocher à lui. Elle lui a dit : « Je n’ai rien à faire ni des avantages que les matons vont me retirer, ni des sanctions qu’ils vont m’infliger. Le simple fait de vous avoir touché me donne de la force ». Et elle s’est écriée : « J’ai touché Martin Luther King ! J’ai touché Martin Luther King ! » Le moral de toutes les détenues a subitement été regonflé à bloc.

N’aviez-vous pas peur de 
la répression, ne craigniez-vous pas d’être assassinée ?

Joan Baez. Avec le recul, je m’aperçois que je n’avais pas toujours complètement conscience du danger. Il y a des situations qui m’ont terrorisée. Par exemple, lors d’un concert à Birmingham, dans l’Alabama. Je traversais la scène. Quelqu’un, au balcon, a lancé une chaise. Cela a provoqué un bruit énorme. J’ai sauté en l’air à plus de trente centimètres du sol. Je ne savais même pas que je pouvais devenir à ce point nerveuse. Un silence de mort s’est brutalement abattu, parce qu’on croyait qu’une balle avait été tirée. Mon cœur battait la chamade. Mais, une fois qu’il a été vérifié qu’il n’y avait aucun danger, j’ai recommencé à chanter.

Vous qui avez connu l’âge d’or des luttes. Avez-vous parfois la sensation que, de nos jours, la pression économique est plus forte que la capacité à se mobiliser ?

Joan Baez. C’est vrai que l’on ressent un vide. Les années Bush ont découragé beaucoup de personnes. Aujourd’hui, je perçois encore cette sorte de désespérance. Toutefois l’élection de Barack Obama a suscité de nouveau l’espoir. Je l’appelle le miracle Obama. Mais le chemin sera extrêmement ardu pour lui. La droite le déteste. Elle ne supporte pas d’avoir affaire à cet homme très intelligent et cultivé. Elle va tenter de se débarrasser de lui. C’est à nous de jouer, maintenant. Les progressistes doivent s’organiser. J’ai conscience de n’avoir pas donné toute ma part. Accueillie à la Maison Blanche, j’ai fait un speech. Mais je sais que cela n’est pas suffisant. Nous avons beaucoup à faire.

Que pensez-vous de la situation économique et politique actuelle ?

Joan Baez. Les années Bush ont contribué au vide actuel… La droite a appris à faire des discours. Mais les progressistes n’ont pas appris à lui répondre. Longtemps restée aux manettes du pouvoir, elle est reine de la manipulation. Elle manipule le peuple, la presse, elle manipule ses propres troupes en enjolivant le tableau. Nous devons lui dire : vous racontez n’importe quoi, fermez-la !

Qu’est-ce qui vous préoccupe particulièrement aujourd’hui ?

Joan Baez. Outre la paupérisation mondiale, je pense que la détérioration de la planète va avoir de graves conséquences pour les plus démunis. Le dérèglement climatique aura des conséquences graves sur tous les plans : sanitaire, agricole, etc., sans oublier les réfugiés climatiques qui risquent de devenir de plus en plus nombreux et qui devront affronter des situations catastrophiques. C’est pourquoi, la sauvegarde de la planète m’apparaît comme l’urgence numéro un.

Avez-vous constaté que les droits 
de l’homme et leurs acquis sont 
de plus en plus remis en question ?

Joan Baez. Oui. Quand j’ai démarré mon action pour Amnesty International, je ne sais plus exactement si c’était en 1971 ou 1972, mais toujours est-il que nous notions de grandes avancées au sujet des droits humains. De nos jours, le monde est dans le chaos. La raison économique et financière prend de plus en plus le dessus.

Au début des années soixante-dix, vous vous êtes produite à la Fête de l’Humanité. Vous aviez chanté une chanson de Maxime Le Forestier. Quel message aimeriez-vous adresser à nos lecteurs, très sensibles à votre engagement ?

Joan Baez (en riant). Prenez une guitare et chantez avec moi ! Je plaisante. En fait, je ne me sens pas l’âme d’une donneuse de leçons. Je dirais simplement : écoutez votre cœur, car je sais que vous avez un cœur grand comme votre conscience.

Entretien réalisé Fara C., publié dans L’Humanité


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message