Retour en force du syndicalisme par le mouvement social de l’automne 2010 (dossier L’Humanité)

mardi 7 décembre 2010.
 

1) Syndicalisme : le retour en force ? Rappel des faits

2) « Les syndicats ont fait la preuve de leur solidarité et de leur efficacité » Par Robert Castel, sociologue

3) « La légitimité du syndicalisme prend ses racines dans le mouvement social » Par Stéphane Sirot, historien spécialiste des mouvements sociaux

1) Syndicalisme : le retour en force ?

Rappel des faits Les médias dominants ont décrété, à l’issue de la dernière journée d’action, le 6 novembre, que le mouvement était fini. Le Figaro a même fait sa une, le 8 novembre, sur « les syndicats affaiblis et divisés ». Les différences d’approche qui ont pu s’exprimer, récemment, entre les syndicats n’ont pourtant pas altéré la détermination à agir.

C’est à 2 heures du matin que le chef de l’État a promulgué la « réforme » des retraites. Réagissant à cette promulgation à la va-vite, la CGT a réaffirmé dans un communiqué sa « détermination à poursuivre la bataille, d’autant que les premières dispositions d’importance de la réforme ne s’appliqueront qu’à partir de juillet 2011 ». « Toutes les dispositions sont d’ores et déjà prises pour assurer le succès de la journée d’action du 23 novembre dans le cadre des décisions de l’intersyndicale », est-il ajouté. Si le taux de syndicalisation reste très bas en France (7 % en 2009), les syndicats disent observer actuellement une dynamique d’adhésion. Selon Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, celle-ci, depuis le 1er septembre, « a enregistré près de 8 500 adhésions » (l’Humanité du 6 novembre). De son côté, en avril dernier, la CFDT revendiquait pour 2009 une hausse de 2,3 % de ses adhérents, précisant qu’il s’agissait de la quatrième année consécutive de hausse. Mais la force et la légitimité des syndicats ne sauraient être résumées dans les seuls chiffres des adhésions. Il faut aussi prendre en compte l’ampleur du soutien de la population. Plusieurs sondages ont ainsi montré que 70 % des Français soutiennent le mouvement. Et d’après une étude Ifop rendue publique à la mi-octobre, ils seraient 53 % à « faire confiance aux syndicats », en progression de 10 points par rapport au mois de juin. Loin d’être en crise, le syndicalisme pourrait être à l’aube d’un nouvel essor.

Laurent Etre

2) « Les syndicats ont fait la preuve de leur solidarité et de leur efficacité »

Par Robert Castel, sociologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.

Comment appréciez-vous l’action des syndicats dans le mouvement pour la défense des retraites  ?

Robert Castel. Globalement, les syndicats ont fait preuve d’un remarquable esprit de responsabilité et de solidarité entre eux. À l’exception, peut-être, de Force ouvrière. C’est une banalité de dire que l’un des gros problèmes du syndicalisme français est sa division. Mais, en l’occurrence, dans le mouvement sur les retraites, il y a eu une unité d’action. Et ce n’est jamais gagné d’avance. Il est d’autant plus difficile de maintenir l’unité que le mouvement s’arrête ou, disons, marque un point d’arrêt. C’est une période délicate. Il est donc normal qu’il y ait des tensions. Mais globalement, ce qui ressort, c’est que les syndicats ont fait la preuve de leur solidarité, de leur efficacité et de leur sens des responsabilités.

Peut-on dire que le mouvement des retraites a apporté un démenti aux discours sur le déficit de représentativité des syndicats  ?

Robert Castel. En un sens, oui. D’ailleurs, il y a un paradoxe, qui ne concerne pas seulement le mouvement des retraites. En effet, le pourcentage de syndiqués en France se situe en dessous de 10 %. Et pourtant, même pour les gens qui ne sont pas syndiqués, et qui sont donc, malheureusement, la majorité, le syndicalisme continue à représenter quelque chose, et même, plus précisément, représente le principal outil d’organisation pour défendre les intérêts des travailleurs. Cela s’explique par l’histoire du syndicalisme dans notre pays. L’établissement de droits sociaux a été non pas exclusivement, mais dans une large mesure, le fruit de l’action des syndicats. Par exemple, la réduction du temps de travail a été portée par les syndicats dès le début du XXe siècle. Et cela a bénéficié à toute la population. Il y a à cet égard une mémoire de l’opinion.

La succession de journées d’action est-elle une méthode pertinente  ?

Robert Castel. L’élaboration d’une stratégie syndicale, c’est le travail des syndicats. Je ne me permettrais pas de porter des jugements à ce sujet. En tout cas, il faut remarquer que cette méthode d’action ne date pas d’hier. C’est donc qu’elle permet d’obtenir quelque chose. Ne serait-ce que pour ce qui est de la bataille d’opinion, dans le cas du mouvement des retraites. Certes, la loi est passée. Mais cela va laisser des traces qui ne sont pas à l’avantage du gouvernement. Ce qu’on peut dire, c’est que le choix de journées d’action successives n’a pas fait la démonstration du fait qu’il serait inapproprié, c’est plutôt le contraire. D’autres formes de mobilisation étaient-elles possibles  ? Pouvait-on s’orienter vers une action de type grève générale, grève illimitée  ? Je ne suis pas le mieux à même de répondre, mais il me semble en tout cas que l’opinion publique n’allait pas dans ce sens, pas plus que les stratégies des organisations syndicales, à l’exception d’une seule, Force ouvrière, qui cherchait peut-être un peu la surenchère. Quoi qu’il en soit, je ne crois pas qu’on puisse tirer de tout ce qui s’est passé un bilan négatif, ni quant à la représentativité des syndicats, ni quant aux formes d’action ou de mobilisation des syndicats.

Si le taux de syndicalisation était plus fort en France, peut-on supposer que le gouvernement aurait reculé  ? Y aurait-il davantage de chances que le gouvernement écoute les syndicats  ?

Robert Castel. C’est vraisemblable, dans la mesure où les échanges entre gouvernement et syndicats sont tout de même des rapports de forces. Forcément, plus les syndicats représentent de salariés, moins le rapport de forces sera en leur défaveur. Cela dit, je crois que l’enjeu se situe aussi en amont. Il est dommage, en effet, qu’il ne puisse y avoir en France de discussion paritaire, comme c’est le cas dans certains pays. Y compris sur la question des retraites. Prenez par exemple la réforme suédoise. Elle a été mise en œuvre après une dizaine d’années de négociations durant lesquelles les syndicats de salariés ont été fortement impliqués. Évidemment, c’était plus facile, dans la mesure où les syndicats représentent en Suède une majorité de la population active. Donc, effectivement, on peut se dire que la situation en France pourrait être autre. En tout cas, étant donné que c’est actuellement une situation qui n’est pas a priori favorable au mouvement syndical et à la véritable négociation collective, je pense que les syndicats s’en sont plutôt bien tiré.

Si la gauche revenait au pouvoir, devrait-elle coproduire les réformes avec les syndicats  ? Faut-il repenser l’articulation entre syndicats et action politique  ?

Robert Castel. Dans le cadre d’une politique de gauche, cela me paraît tout à fait évident. Parce que, effectivement, cette réforme qui vient de passer n’a pas résolu les problèmes de fond du financement des retraites. Une véritable réforme en profondeur du régime des retraites reste nécessaire. Il est évident, et en particulier si la gauche revient au pouvoir, qu’il faudrait reprendre le chantier, dans le cadre de véritables discussions paritaires dans lesquelles les syndicats auraient effectivement toute leur place, ce qui n’a absolument pas été le cas dans la préparation de l’actuelle loi.

Le discours syndical est-il poussé aujourd’hui à une certaine politisation  ? Si oui, est-ce positif pour le syndicalisme  ?

Robert Castel. Il ne faut pas se faire d’illusions. Il y a toujours eu une relation, même si elle n’a pas souvent été mise au premier plan, entre le registre syndical et le registre politique. Cela ne signifie pas nécessairement l’inféodation d’un syndicat à un parti politique, ce qui est évidemment très mauvais. Mais il est certain que si les syndicats défendent une politique en faveur des salariés, ils penchent ce faisant d’un côté du champ politique, en l’occurrence la gauche, pour dire les choses simplement. Bien sûr, je parle ici des syndicats ouvriers. Le Medef, à l’inverse, est un syndicat dont les liens avec la droite sont clairs. En tout cas, il n’est pas mauvais en soi qu’il y ait des relations entre une posture syndicale et une posture politique, cela me paraît même être dans la nature des choses, de surcroît dans le contexte sociopolitique actuel. À condition, bien sûr, qu’il ne s’agisse pas d’une inféodation à un parti.

Robert Castel est notamment l’auteur de la Montée des incertitudes  : travail, protections, statut de l’individu. Éditions du Seuil, 2009

Entretien réalisé par L. E.

3) « La légitimité du syndicalisme prend ses racines dans le mouvement social »

Par Stéphane Sirot, historien spécialiste des mouvements sociaux, professeur à l’université de Cergy-Pontoise.

Ces dernières années, il n’était pas rare d’entendre des discours, y compris à gauche, sur la faiblesse des syndicats, leur perte de représentativité, la nécessité de trouver de nouvelles formes de mobilisation, etc. Le mouvement des retraites n’a-t-il pas apporté un démenti éloquent à ce genre de discours  ?

Stéphane Sirot. La faiblesse du taux de syndicalisation en France est réelle  : entre 6 et 8 % selon les estimations. Il faut remonter cent ans en arrière pour trouver de tels chiffres. Cette situation, sans équivalent en Europe, conduit régulièrement à intenter au syndicalisme un procès en légitimité. Il semble d’ailleurs que les organisations de salariés se vivent elles-mêmes dans le besoin de démontrer plus solidement leur représentativité, comme l’a illustré en 2008 le débat sur la modification des règles en la matière. À cet égard, le mouvement d’opposition à la contre-réforme des retraites rappelle qu’en France, sans doute davantage qu’ailleurs, la légitimité du syndicalisme prend ses racines dans le mouvement social, donc dans ses capacités concrètes de mobilisation, davantage que dans des processus électoraux. Quant à la question des formes de mobilisation, elle reste posée aux organisations syndicales. La grève et la manifestation demeurent certes les modes de protestation historiques privilégiés, naturels du salariat. Mais au niveau des mouvements d’envergure nationale, l’utilisation quasi exclusive de la méthode des journées d’action pose problème. Typique de la période des Trente Glorieuses, cette pratique pouvait porter ses fruits à une époque où la régulation conflictuelle des rapports sociaux fonctionnait à peu près convenablement  : chaque acteur (les syndicats, l’État, le patronat), après avoir exposé ses forces, se montrait régulièrement enclin à la discussion. Aujourd’hui, le dérèglement de ce système est patent. Le pouvoir politique, dans son entreprise assumée de démolition de l’État social, a besoin de neutraliser la protestation et les contre-pouvoirs censés l’encadrer. Il s’enferme dans une posture de refus de négocier et table désormais systématiquement sur le pourrissement des conflits. Dans ce cadre, les journées d’action n’ont souvent plus qu’un impact de témoignage, au sens où elles ont montré, en peu de temps et à plusieurs reprises (2003, 2009, 2010), leur incapacité à faire fléchir l’appareil d’État sur l’essentiel.

Comment analysez-vous le soutien de l’opinion au mouvement social  ? Est-ce aussi, plus directement, une reconnaissance de l’utilité des syndicats  ?

Stéphane Sirot. L’approbation apportée par l’opinion est certes remarquable tant par son ampleur que par sa durée. Il me paraît cependant nécessaire de relativiser le phénomène, ou tout du moins de l’éclairer. D’abord, il n’est pas rare, dans notre pays, que la majorité de la population soutienne les grands mouvements sociaux. Le même phénomène avait par exemple été relevé en novembre-décembre 1995, alors que les transports publics étaient paralysés. Au fond, cela montre d’ailleurs que l’appui de l’opinion fluctue moins en fonction de la gêne occasionnée aux usagers que selon la capacité des salariés en mouvement et de leurs organisations à démontrer que les revendications portées se font l’écho du bien commun. Ensuite, face à un président de la République rejeté aussi massivement, il n’est guère surprenant que les manifestants se dressant contre celui qui incarne la sourde omnipotence de la légalité républicaine en reçoivent une adhésion massive. Les taux de jugements positifs du mouvement ont d’ailleurs été presque parfaitement équivalents à la proportion d’avis négatifs sur l’action présidentielle.

Enfin, il serait faux de croire à un rejet des syndicats dans notre pays. Au contraire, depuis une bonne dizaine d’années, les enquêtes d’opinion montrent une relative progression du degré de confiance qui leur est accordé, particulièrement par les salariés. Certes, des critiques récurrentes leur sont adressées  : leur efficacité et leur capacité à exprimer les attentes du monde du travail paraissent douteuses à beaucoup  ; ils renvoient en outre l’image de structures au service de la frange la mieux protégée du salariat, tels les fonctionnaires. Pour autant, la nécessité de leur existence et leur dimension protectrice en matière de conditions de travail sont reconnues.

Malgré l’ampleur de la mobilisation et l’unité syndicale, le gouvernement n’a pas cédé. Si les taux de syndicalisation étaient plus forts, peut-on supposer qu’il en aurait été autrement  ?

Stéphane Sirot. Pas forcément. Certes, des taux de syndicalisation plus élevés pourraient en partie annuler les arguments simplistes sur le niveau de représentativité. Mais ils n’auraient certainement pas plus contribué à faire reculer le pouvoir que l’ampleur de la mobilisation.

Le gouvernement n’a pas cédé parce qu’il juge cruciale la contre-réforme des retraites. Elle a été érigée en point d’appui, en mesure indispensable pour préserver la colonne vertébrale de son action, c’est-à-dire une politique inégalitaire résolue, en faveur des classes sociales les plus privilégiées. D’ailleurs, les remises en cause des droits en matière de retraite ont toujours eu cette caractéristique de servir de variables d’ajustement à une situation économique dégradée, en l’absence de volonté de mise à contribution des revenus du capital.

De surcroît, il semble possible de considérer que le gouvernement n’a pas fait de concessions majeures parce qu’il a reçu, ces dernières années, des signes évidents de modération de la part des directions des grandes confédérations syndicales. En 2009, elles avaient déjà fait preuve de leur volonté de ne pas s’engager dans un rapport de forces brutal avec le pouvoir. Cet automne, le discours porté dès la mi-octobre par la CFDT, suivie des syndicats s’inscrivant traditionnellement dans son sillage, n’a pu qu’envoyer un signal négatif au pouvoir, en semblant soumettre le temps social au temps politique. En effet, marteler qu’au terme du processus législatif, la mobilisation ne pourrait se poursuivre revient à transmettre un redoutable message qui pourrait être résumé ainsi  : si vous faites rapidement adopter vos lois, y compris iniques, nous replierons nos banderoles  ! Il paraît difficile de faire plier ainsi un pouvoir déterminé.

Aujourd’hui, face à l’autoritarisme du pouvoir et aux inégalités accrues par la crise économique, le discours syndical est-il poussé à une certaine politisation  ? Si oui, diriez-vous que c’est une bonne chose pour le développement du syndicalisme en France  ?

Stéphane Sirot. Il serait une chimère de penser qu’existerait une séparation entre l’action syndicale et l’espace politique. Les deux sont au contraire intimement mêlés, tout spécialement dans notre pays, où l’État joue un rôle crucial en matière de droit social et où les protestations d’envergure nationale s’adressent systématiquement à lui. En outre, les mouvements les plus récents, lorsqu’ils protestent contre les formes de la lutte contre la crise du capitalisme (comme en 2009) ou contre l’allongement de l’âge du départ à la retraite, s’immiscent puissamment dans le mode de gestion de l’État. Ajoutons que 2012 était présent dans les esprits des manifestants. Cette réalité était d’ailleurs fort visible lors de la journée du 6 novembre, où il n’était pas rare de croiser des pancartes individuelles du type  : « Sarkozy, rendez-vous en 2012 ». Alors, les organisations syndicales doivent se garder de l’idée d’une dichotomie champ politique champ social. Elles ont bien au contraire à assumer sans complexes une dimension interventionniste dans l’espace de la cité, ce qui correspond d’ailleurs à la tradition française. Il ne s’agit pas ici pour elles de s’inféoder à un camp partisan, mais de se placer en capacité d’imaginer la société future, de penser une rupture plutôt que de cogérer un système prêt à infliger au monde du travail un lot de souffrances grandissant.

Stéphane Sirot est notamment l’auteur de Syndicats, la Politique et la Grève (France et Europe, XIXe-XXe siècle), aux éditions L’Arbre bleu (parution prévue en janvier 2011).

Entretien réalisé par L. E.


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