Les rouages intellectuels du système nazi

dimanche 16 janvier 2011.
 

Comment des juristes, économistes ou spécialistes de sciences humaines se sont-ils impliqués dans la logique génocidaire, interroge Christian Ingrao dans un livre passionnant. Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS, de Christian Ingrao. Éditions Fayard, 2010, 25,50 euros.

Le succès des Bienveillantes, le roman de Jonathan Littell racontant la Seconde Guerre mondiale du point de vue d’un juriste SS, a attiré l’attention sur une dimension peu connue du nazisme : la participation de nombre d’intellectuels aux organes de répression de l’État hitlérien. Le livre de Christian Ingrao offre une remarquable analyse historique de ce phénomène. Il est fondé sur l’étude de la trajectoire avant, pendant, puis après la Seconde Guerre mondiale de quatre-vingts hauts diplômés de l’université allemande engagés dans la SS.

La Première Guerre mondiale, durant laquelle ils furent trop jeunes pour combattre, a imprimé chez ces hommes un imaginaire fondé sur l’idée d’une Allemagne encerclée, dont l’existence même est menacée par des ennemis dépourvus de toute humanité. Sous la République de Weimar, ils s’engagent dans les groupes nationalistes qui luttent, parfois les armes à la main, contre la gauche et l’occupation française de la Rhénanie. Nul échec social, chez ces futures têtes pensantes du nazisme, mais au contraire une brillante carrière qui les voit accéder dès la prise de pouvoir hitlérienne à des postes importants au sein du service de renseignement de la SS. Ils y investissent le meilleur de leur formation universitaire pour y développer une surveillance qui se veut scientifique des adversaires du régime. « La systématisation des méthodes de travail, l’emploi de l’organigramme – issu de la sociologie –, l’ambition de scientificité et le degré d’avancement du travail impressionnent l’observateur », note l’historien. Mais cette scientificité s’évanouit dès que l’on aborde la production intellectuelle de ces hommes. Imprégnés d’une vision raciale et biologisante de la politique, ils vont contribuer à nazifier les sciences humaines (le groupe étudié par l’auteur ne compte malheureusement aucun spécialiste des sciences de la nature), réécrivant par exemple l’histoire pour démontrer la légitimité de l’expansion allemande.

L’invasion de la Pologne puis de l’URSS va conduire ces hommes à lier théorie et pratique. Plus du tiers du groupe étudié est affecté aux états-majors des Einsatzgruppen, planifiant ou participant directement à l’extermination des juifs. Convaincu de manière religieuse que le salut de l’Allemagne passe par l’élimination « aseptique » des juifs, ils contribuent notamment à imposer ce qu’Ingrao désigne comme « l’un des plus puissants interdits au sein des Einsatzgruppen : celui de la cruauté, c’est-à-dire de la violence infligée sans autre but qu’elle-même, et induisant un plaisir éventuel des tueurs », qui « permettait de nourrir la fiction selon laquelle le génocide était un acte militaire participant à la guerre totale que l’Allemagne nazie menait contre le monde de ses ennemis ». Un livre troublant et passionnant qui donne à réfléchir sur le sens de la violence paroxystique déchaînée par les nazis sur le front de l’Est.

Par Nicolas Chevassus-au-Louis


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