Jamais le christianisme institutionnalisé n’a pensé ni promu Liberté, Egalité, Fraternité (Pena Ruiz et réponse)

mardi 25 janvier 2011.
 

La critique de l’islamisme est juste, et nécessaire. Mais pas au nom d’un christianisme absous de ses violences millénaires par une mémoire sélective. Le seul discours audible par tous les peuples est celui qui se réfère à des droits universels conquis par la mise à distance de toutes les traditions rétrogrades, sous quelques cieux qu’elles se soient développées.

Sans surprise Marine Le Pen se situe quant à elle dans la logique du choc des civilisations chère à Samuel Hunttington. Mais cette fois-ci elle prétend récupérer des principes révolutionnaires. Elle affirme en effet que les principes émancipateurs consignés dans le triptyque républicain sont issus d’une tradition religieuse propre à l’Occident, alors qu’ils y ont été conquis dans le sang et les larmes, à rebours d’oppressions sacralisées par le christianisme institutionnel.

Faire dériver les trois principes de liberté d’égalité et de fraternité du transfert aux autorités séculières (c’est-à-dire inscrites dans le siècle, donc civiles) de valeurs religieuses (régulières, c’est-à-dire venant du clergé vivant selon ses règles religieuses) est une contre-vérité. Pendant près de 15 siècles de domination temporelle et pas seulement spirituelle de l’Eglise catholique en Occident (en gros de la conversion de Constantin en 312 à la Révolution de 1789) jamais le christianisme institutionnalisé n’a pensé ni promu les trois valeurs en question. Il les a bien plutôt bafouées copieusement et ces valeurs sont à l’inverse nées d’une résistance à l’oppression théologico-politique. Qu’on en juge.

Liberté ? Le droit canon de l’Eglise n’a jamais fait figurer la liberté de conscience (être athée, pouvoir apostasier une religion, en changer, etc... ) dans ses principes essentiels. Tout au contraire. La répression des hérétiques (cathares par ex), des autres religions ( protestante, juive, puis musulmane), de la science (Giordano Bruno, Galilée), de la culture (index librorum prohibitorum supprimé seulement en 1962) ne procède pas d’une philosophie de la liberté mais d’une théologie de la contrainte. En 1864 encore un syllabus de Pie IX (Encyclique Quanta cura) anathématise la liberté de conscience.

Egalité ? L’Eglise a toujours considéré que l’inégalité était inscrite dans l’ordre des choses et voulue par Dieu. Elle a entériné et sacralisé le servage de l’ordre féodal, la monarchie absolue dite de droit divin, et même, avec le pape Léon XIII à la fin du dix-neuvième siècle, la domination capitaliste. La répression des jacqueries paysannes se fit le plus souvent avec sa bénédiction. La seule égalité qu’elle a affirmée est celle des hommes prisonniers de leur finitude et de leur tendance au péché, et jamais elle n’en a fait la matrice d’une émancipation sociale ou politique. Ceux qui le tentèrent furent réprimés. La théologie de la libération, en Amérique latine, fut condamnée par Jean Paul II. La collusion du politique et du religieux fut aussi celle de l’ordre social et du religieux, si bien représenté par les soldats du Christ d’une noblesse peu soucieuse de ses serfs, à l’époque des croisades. Lors de l’affaire Dreyfus, l’Eglise n’a pas brillé dans la défense de la liberté et de l’égalité, et n’a guère mis en garde contre l’abjection de l’antisémitisme. Le thème du peuple déïcide a été ravageur.

Fraternité ? Si théoriquement les hommes sont frères comme fils du Dieu chrétien, ils ne le sont que dans la soumission et non dans l’accomplissement, toujours stigmatisé comme « péché d’orgueil ». La transposition de la fraternité issue de la condition commune des êtres humains en tant qu’ils sont mortels en fraternité sociale et politique est l’invention d’un concept tout nouveau, qui doit bien plus au droit romain d’une humanitas que Cicéron tenait pour source de la République qu’au décalque d’une fraternité de finitude.

Pour finir rappelons que la réécriture cléricale de l’histoire visant à faire d’une tradition religieuse particulière la source des principes universels de l’émancipation est devenue courante, malgré son évidente fausseté. Elle consiste à nier les apports du droit naturel (jus-naturalisme souligné par les historiens du droit) issu de l’antiquité gréco-latine mais aussi les souffrances et les luttes qui furent les vrais leviers de l’émancipation en dessinant les idéaux qui en creux dénonçaient les oppressions. Pour mémoire, ce sont des Athéniens qui inventèrent le concept de démocratie (pouvoir du peuple) : Solon et Clisthène. Ce sont des philosophes grecs qui pensèrent la liberté de conscience (Socrate, Stoïciens), véritable matrice de la liberté politique. Platon et Aristote ont imaginé aussi l’isonomia, égalité des citoyens, sans l’étendre aux esclaves il est vrai. Et Marc Aurèle a inventé l’universalisme en forgeant l’expression « citoyen du monde » (littéralement cosmo-politisme). Reste que même dans cette tradition préchrétienne les principes de l’émancipation ne sont pas automatiquement transposés sur le plan politique et social. L’esclavage limite singulièrement l’accès à la citoyenneté et à l’égalité. Il faut que Spartacus prenne les armes pour transposer en termes sociaux l’isonomia ( =égalité de droits) des citoyens et étendre l’éleutéria (= liberté juridique) à tous les hommes. Quant à l’égalité évoquée par Paul de Tarse elle n’est jamais un concept socio-politique ni juridique, mais un nivellement religieux de tous les hommes compris comme fidèles soumis à Dieu.

Un dernier mot. Ce qui est pervers et idéologiquement redoutable dans le nouveau discours du FN c’est le fait de tenter d’assumer les valeurs républicaines (triptyque évoqué, laïcité, etc) alors que traditionnellement c’est l’ordre social dominateur qui était encensé. Joseph De Maistre, penseur chrétien contre révolutionnaire, ironisait sur les droits de l’homme, qu’il jugeait abstraits et peu crédibles au regard d’inégalités tenues pour naturelles. C’est lui qui fonde l’idéologie de la droite extrême. Il rejette du même coup l’universalisme qui consiste à tenir l’humanité comme d’égale dignité en tous abstraction faite des hiérarchies sociales sédimentées dans la tradition occidentale, et des différences de civilisation. Et il en tire une condamnation de la Révolution Française. Voilà la tradition occidentale façonnée en partie par le christianisme institutionnel.

Cette fois-ci l’opération séduction de Marine Le Pen consiste à assigner à résidence les idéaux émancipateurs, à particulariser l’universel, à taire le long passé de luttes et de larmes qui les fit advenir contre une tradition fondamentalement rétrograde et oppressive. La nouvelle figure du différencialisme discriminatoire consiste à prétendre que seuls certains peuples habités par certaines religions ont accouché des droits de l’ homme, et que les autres, par essence, sont hostiles à de tels droits. Défendre ceux-ci, c’est donc continuer à exalter subrepticement certains peuples par rapport à d’autres. Au fond rien n’a changé, sinon l’habillage idéologique. Pas de Turcs dans l’Europe vaticane ! Après le différencialisme biologique, le différencialisme dit culturel se mue en discrimination hiérarchique et s’efforce de nourrir le rejet de certains peuples au nom de principes universels...qui seraient nés spontanément de civilisations particulières ! La ficelle est grosse mais elle peut hélas être efficace si l’on pratique l’amnésie volontaire de l’histoire. Et son instrumentalisation pour nourrir un prétendu choc des civilisations est dangereuse. Elle prétend essentialiser des données historiques, diaboliser certaines religions en les clouant à leur figure intégriste et en présentant les autres sous leurs traits « nouveaux » après avoir effacé de la mémoire collective les tragédies que leur instrumentalisation politique déclencha.

L’analyse effectuée ici pour le triptyque républicain vaut donc a fortiori pour la laïcité, dont une nouvelle idéologie prétend qu’elle serait née du christianisme, alors que celui-ci, dans son institutionnalisation, en a constamment piétiné les principes constitutifs. Ni la liberté de conscience ni l’égalité des divers croyants, des athées, et des agnostiques, n’ont jamais été défendues en théorie ni promues en pratique par les autorités chrétiennes, et il a fallu que les luttes pour l’émancipation laïque les fasse advenir. Le « ralliement » (ambigu d’ailleurs, car nostalgique des privilèges perdus) de l’Eglise à la laïcité ne s’est fait, du bout des lèvres, qu’au vingtième siècle. C’est bien tard pour une institution présentée comme habitée par de telles valeurs dès l’origine...

2) M. Pena-Ruiz, si vous voulez attaquer le christianisme, attaquez-le de front !

Quand la défense de la laïcité reprend les méthodes du populisme, elle n’a pas besoin d’aller chercher son slogan bien loin : "toutes pourries !", voilà ce à quoi se résume bien souvent la "pensée" d’une certaine laïcité violemment anticléricale pour qualifier les religions.

A cet égard, l’article La conversion républicaine et laïque du Front national n’est qu’un leurre d’Henri Pena-Ruiz publié dans Le Monde daté 21 janvier mérite une palme. On passera rapidement sur la petite malhonnêteté formelle qui consiste à allécher le public avec un slogan portant sur le Front national pour passer ensuite plus de trois colonnes sur cinq à parler uniquement de l’histoire du christianisme ; attachons-nous plutôt aux confusions de fond introduites par l’article.

Première confusion : une vision délibérément partielle et partiale de l’histoire. Henri Pena-Ruiz cite ainsi Pie IX, un des papes les plus réactionnaires de toute l’histoire du christianisme, pour conspuer (à raison) son syllabus ; mais il omet délibérément de parler de Jean XXIII. Or, la formidable ouverture à la modernité que fut le concile de Vatican II, ouvert par ce dernier, est d’un siècle postérieur à l’encyclique incriminée ! Ce genre d’oubli pousse à se demander de quand date le combat de M. Pena-Ruiz...

De la même manière, Henri Pena-Ruiz fait preuve d’une évidente mauvaise foi (car on peut difficilement le soupçonner d’ignorance en la matière) quand il ne veut voir en Léon XIII que le pape qui aurait "entériné et sacralisé (...) la domination capitaliste". Comment peut-on écrire une chose pareille quand l’encyclique Rerum novarum dénonçait, en 1891, la "situation d’infortune et de misère imméritée" de la classe ouvrière ? Evidemment, Léon XIII ne prônait pas le socialisme. Comment l’aurait-il pu ? Néanmoins, quand il parlait de "la concentration, entre les mains de quelques uns, de l’industrie et du commerce, devenus le partage d’un petit nombre de riches et d’opulents, qui imposent ainsi un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires", n’usait-t-il pas pour autant de mots que n’aurait pas renié le plus orthodoxe des marxistes ?

Toujours dans le même ordre de silences, Henri Pena-Ruiz laisse à penser que l’Eglise a toujours réprimé tout ce qui aurait pu aller dans le sens de la liberté, de l’égalité ou de la fraternité. A-t-elle jamais condamné l’action de l’abbé Pierre ? Cette action n’allait-elle pas dans le sens d’une plus grande fraternité ? L’Eglise catholique n’est donc certes pas parfaite, mais elle évolue ; pas toujours dans le même sens, mais elle change. Refuser de le reconnaître est un premier déni de réalité.

Deuxième confusion : un mélange entre une institution, ceux qui la dirigent et ceux qui s’en reconnaissent membres. Les catholiques ne sont pas responsables de tout ce que peuvent faire, dire ou penser les chefs de l’Eglise ! Certes, la théologie de la libération a été condamnée et même violemment combattue par Jean-Paul II et celui qui n’était encore à l’époque que le cardinal Ratzinger. Est-ce une raison pour condamner l’Eglise en tant que telle ? La théologie de la libération avait pourtant été soutenue par de très nombreux fidèles à travers le monde entier ; bien plus, elle avait été initiée par des théologiens et soutenue dès le départ par des évêques !

Allons-nous demander à M. Pena-Ruiz, membre du Parti de gauche, de rendre compte de la moindre parole de Jean-Luc Mélenchon concernant les journalistes français ? Non ; qu’il veuille bien faire de même envers les catholiques : ils lui en seront reconnaissants. Troisième confusion enfin : l’indistinction entre le passé et le présent.

Certes, rappeler les crimes passés d’un groupe ou d’une institution peut être salvifique. Les livres noirs ont leur utilité et la repentance ses vertus. On peut aussi juger que l’Eglise catholique ne la pratique pas assez. Mais il faut tout de même se souvenir que les livres noirs ont aussi leurs limites : ils sont un outil bien commode, mais assez malhonnête, pour stigmatiser ou culpabiliser ad vitam aeternam des gens parfaitement innocents des erreurs de leurs pères.

Les catholiques d’aujourd’hui sont-ils responsables de toutes les atrocités commises par leur Eglise dans le passé et qu’Henri Pena-Ruiz ne manque pas de convoquer, des croisades au supplice de Giordano Bruno ? Pas plus, a priori, que les Allemands d’aujourd’hui ne sont responsables de la Shoah, ou que les membres du Parti de gauche, qui se réclame du socialisme, ne sont responsables des crimes de Staline, qui s’en réclamait aussi...

UN AMALGAME INJUSTE

Au-delà de la simple évidence qui consiste à dire que les vivants n’ont pas à payer pour les morts, cette question pose le problème de la responsabilité d’un groupe en tant que tel. Evidemment, l’Eglise est coupable de l’Inquisition en tant que groupe, en tant qu’institution. A ce titre, il est normal qu’elle fasse amende honorable. Néanmoins, on ne peut pas considérer, comme semble le faire Henri Pena-Ruiz, que l’Eglise de 2010 est exactement la même que celle de 1095. Il est souvent difficile de parler d’identité entre un nouveau-né et le vieillard qu’il est devenu 80 ans plus tard ; de la même manière, la responsabilité des crimes passés ne peut pas reposer aujourd’hui sur les épaules de l’Eglise, ni a fortiori sur celles des catholiques, comme s’ils avaient été commis hier.

Pour revenir en fin de compte au titre de l’article, il est évidemment possible de croire que le FN a un agenda secret et que sa "conversion républicaine et laïque" n’est qu’un argument électoral et un moyen de le dédiaboliser. On peut aussi penser le contraire. Mais il n’y a aucune raison pour le prouver de faire des amalgames douteux, pour ne pas dire insultants.

Quel besoin, pour dénoncer une éventuelle hypocrisie de Mme Le Pen, d’aller convoquer toute l’histoire chrétienne depuis la conversion de Constantin ? Et quel besoin, pour évoquer les crimes passés du christianisme, de parler des évolutions du positionnement du FN ?

Le seul véritable motif de ce rapprochement, c’est qu’il permet à son auteur de diaboliser le christianisme en l’associant à un courant politique massivement condamné. Cet amalgame n’est pas seulement absurde. Il est surtout profondément injuste.

LEMONDE.FR Aurélien Dupouey-Delezay, professeur d’histoire et géographie


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message