Japon : la bifurcation de notre histoire humaine a commencé

jeudi 24 mars 2011.
 

Ce matin-là, mercredi, j’entrais dans la belle nef de la gare de Limoges, en route vers Montauban et Toulouse pour mes réunions cantonales. J’ai reçu le SMS d’information que me fait à intervalles réguliers mon équipe lorsque je ne peux me connecter à l’orchestre universel de la machine informative. « L’empereur du Japon dit qu’il faut prier ». Je comprends. Tout est perdu. La fusion du cœur des centrales frappées va avoir lieu. Je ne sais à quel espoir me raccrocher en esprit. J’imagine la terreur de ceux qui savent, l’horreur de ceux qui vont subir. Et la tête politique qui fonctionne toujours, tandis que le cœur bat la chamade, me dit que notre histoire humaine vient de bifurquer.

Sous la belle voute de la gare de Limoges un pigeon passe. Une femme pilote une balayeuse qui laisse le sol brillant comme un sou neuf. Deux jeunes parents marchent au grand ralenti, tenant chacun par une main un enfant bien concentré sur ses premiers pas. La lumière traverse une superbe baie de vitraux modernes. Qu’il est puissant l’esprit humain capable de concevoir cette beauté et de la réaliser. Comme la vie peut être belle, aussi. Ca vaut la peine de l’aider à l’être.

Une bifurcation c’est un changement de trajectoire. L’énergie propulsive du système en cause s’exerce toujours mais dans une direction différente qui en change la nature. Au fond, la fusion du cœur d’un réacteur relève aussi de ce concept. L’histoire humaine globale va bifurquer. L’impact matériel de la catastrophe japonaise est immense dans toutes les dimensions. A court terme c’est évidemment l’impact sur l’éco système qui va dérouler une onde d’évènements aujourd’hui incalculables. Puis le système intégré de l’économie monde. Et les esprits. Les esprits ! Plus rien ne sera comme avant quand il s’agira de penser le futur. Cet évènement est un tournant dans l’histoire de l’humanité. En réalité c’est lui qui nous fait entrer dans le vingt et unième siècle, celui où les êtres humains sont désormais confrontés aux limites de leur écosystème menacé d’être détruit par leurs activités.

Devant cette mise au pied du mur pour l’esprit je vérifie la solide cohérence des prémisses philosophiques de la vision de gauche. La démonstration de l’unité de l’écosystème humain, légitime l’intuition d’une communauté humaine une et indivisible préalable à toutes les différences qui la traversent. Et celle-ci établit qu’il y a un intérêt général de cette communauté globale. Comment discerner cet intérêt général autrement que par le débat argumenté et contradictoire ? Ainsi est fondée l’exigence qu’existe une agora démocratique où ce débat a lieu. D’où se déduit son caractère nécessairement laïque c’est-à-dire tenant à distance toute injonction d’une vérité révélée et tout dogme qui interdirait de discuter et de choisir librement et rationnellement. Enfin ce débat ne peut avoir pour fin que cela même qui l’a fondé : la prééminence de l’intérêt général humain. Cela veut dire qu’il ne peut décider que de ce qui est bon pour tous et non ce qui l’est du point de vue de ceux qui opinent. C’est la République. La démarche va à son terme lorsqu’elle fait retour sur son point de départ. L’unité de la communauté humaine, comme elle fait de chaque être le semblable de l’autre, s’accomplit quand cette similitude des droits de chacun devient effective. La mise en commun des moyens pour y parvenir en est la politique. C’est pour nous la racine de l’idée socialiste et communiste. Je prie que l’on excuse toutes ces abstractions que je jette sur cette note pour m’aider à penser aussi fluidement que possible ensuite quand il faut décliner tout ceci en analyses, discours et mots d’ordre. Mais devant le désastre japonais, plus que jamais je me sens universaliste. Mon adhésion à la démarche intellectuelle de l’écologie politique, au paradigme écologique en quelque sorte, a refondé mon engagement républicain et socialiste. Je ressens depuis qu’il est devenu l’un des trois piliers de la devise de mon parti l’enthousiasme intellectuel et politique que provoque toujours le sentiment de retour aux sources.

Après que le sol a tremblé c’est la sphère économique mondiale qui va turbuler. Le Japon est en effet la 3e puissance économique du globe, après les Etats-Unis et la Chine. C’est le 10e pays le plus peuplé avec 127 millions d’habitants. C’est aussi le quatrième plus gros exportateur. Et le sixième plus gros importateur. La reprise japonaise qui était engagée était saluée comme une grande nouvelle. Patatras ! Un des principaux moteurs de l’économie mondiale vient de se mettre en panne. La banque centrale japonaise essaie d’éviter l’effondrement de la Bourse en injectant des milliards de yens dans l’économie. Par exemple elle a remis l’équivalent de 54 milliards d’euros jeudi matin. Ce qui fait un total de 254 milliards d’euros sur toute la semaine. Heureusement que les Japonais n’ont pas un banque centrale indépendante à laquelle le gouvernement n’aurait pas le droit de donner des consignes. En conséquence, la dette publique du pays va faire un nouveau bond. Elle atteint déjà 220% du PIB, c’est le record du monde. La banqueroute reste possible mais le danger est moindre qu’ailleurs car cette dette n’est pas dans la main des marchés financiers internationaux.

Dès lors le vautour Moody’s qui a dégradé la note du Japon peu de temps après le séisme ne parvient pas à ajouter un nouveau drame au pays en le livrant en pâture aux hyper intérêts bancaires puisque ce pays finance son déficit avec son épargne nationale. Mais, quoi qu’il en soit, tout ceci ne répond pas aux déséquilibres fondamentaux de l’économie japonaise. C’est l’industrie d’exportation qui est le moteur de l’économie. Le Japon est le numéro un de l’industrie automobile, de l’électronique, le numéro deux de la construction navale. Cette spécialisation passe par une économie totalement extravertie, entièrement dépendante de l’extérieur. Notamment sur la plan des ressources naturelles : le territoire japonais ne pourvoit qu’à 3 ou 4 % de celles dont a besoin le pays. L’économie japonaise comme l’économie mondiale du reste repose donc sur l’existence d’une énergie abondante et bon marché qui va bientôt devenir de l’histoire ancienne.

Une discussion commence à gauche sur cette question de la transition énergétique. Pour ma part je ne crois pas à une bataille de certitudes réciproques que l’on se jetterait à la figure. Ma conviction personnelle se construit sur deux questions. La première est qu’il faut sortir des énergies carbonées qui provoquent l’effet de serre qui est le danger global majeur. A l’intérieur de la discussion sur cet objectif s’intègre la question du nucléaire. Je suis convaincu de la nécessité de sortir du nucléaire. Je crois que c’est un processus long, par nécessité. Raison de plus de ne pas perdre du temps à prendre les décisions. Mais de toute façon il y a pour cela des points de passages obligés. D’une part il faut pouvoir débattre librement, avec toutes les informations en main. Deuxièmement il faut prendre en compte un processus de sécurisation renforcée de l’industrie nucléaire et du parc de centrales du pays. Donc en chasser les logiques de profit et la cohorte d’irresponsabilités qu’elle implique. Troisièmement il faut approfondir et accélérer les recherches pour tout ce qui concerne le traitement des déchets et la réhabilitation des zones sinistrées. Dans ces conditions, à horizon de ma génération politique, c’est-à-dire pour les dix ans qui viennent, il n’y a pas de divergences concrètes entre les différentes options que la gauche présente aujourd’hui. Sinon la décision à prendre, oui ou non, de planifier la sortie du nucléaire. Je suis pour. Le Parti de gauche a débattu et tranché, il est pour. De façon lucide et concrète.

La transition énergétique est possible. Des scénarios concrets et réalistes existent. Nous pouvons notamment nous appuyer sur le scénario NégaWatt. Il a été élaboré par un collectif de scientifiques et professionnels de l’énergie pour permettre une transition énergétique crédible. Un journaliste, il faut dire que ce n’est pas n’importe lequel puisqu’il s’agit d’Hervé Kempf, dans le Monde daté de jeudi, se penche sur la question d’une sortie raisonnée du nucléaire. Nous avons fait de même dès la fondation de notre parti. Puis ensuite avec un premier forum sur la planification écologique et un second sur la transition énergétique. Hervé Kempf s’intéresse donc au travail de l’association Negawatt, qui a conçu un scénario précis pour rendre possible une sortie du nucléaire à l’horizon 2040-2050. Ce scénario a inspiré et guidé les propositions du Parti de Gauche en matière de transition énergétique. Il permet à la fois la sortie du nucléaire et la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Ce plan de marche vise une division par quatre des consommations d’énergie fossile. Il se présente en trois volets : sobriété énergétique, efficacité énergétique, énergies renouvelables. La sobriété énergétique permettrait de réduire la consommation de 15% en supprimant les usages inutiles. Il n’en manque pas. Par exemple les écrans publicitaires vidéos dans le métro parisien. L’efficacité énergétique permettrait de réduire la consommation de 30% en améliorant le rendement des équipements utiles mais en changeant aussi la manière dont ils sont produits. Tout cela permettrait de stabiliser la consommation électrique à horizon 2040 alors qu’elle doublerait si on restait sur la tendance actuelle. Et pour permettre de sortir le pays de sa dépendance au nucléaire, ce scénario expose les voies du passage à 80 % d’électricité renouvelable en développant l’éolien, le solaire, la géothermie et la biomasse. Le scénario Négawatt a établi pour cela des prévisions de développement de chaque mode en fonction des potentialités estimées par des scientifiques, en fonction de la réalité naturelle et géographique de notre pays. Bien sûr en cas de catastrophe ou de recul de la sécurité, il faudrait aller plus vite encore. Encore une fois : raison pour ne pas retarder les décisions.

En vantant la "pertinence" et la "sureté" du nucléaire français, Sarkozy fait comme si le risque qui s’est réalisé au Japon n’avait aucune conséquence pour la France. Les déclarations du président ont été précédées par les interventions d’une cohorte de minimisateurs : tel Eric Besson qui déclarait dimanche qu’on était en présence "d’un accident grave mais pas une catastrophe nucléaire" ou Anne Lauvergeon, présidente d’AREVA qui dit : "je crois qu’on va éviter la catastrophe nucléaire." Sans parler du cynisme d’Henri Guaino au grand Jury RTL LCI Le Monde, interrogé sur un éventuel impact négatif du séisme au Japon sur la filière du nucléaire français qui répond : "Je ne crois pas. Je dirais même le contraire puisque précisément la France s’est surtout manifestée par son souci de la sécurité (…) Ca devrait plutôt favoriser notre industrie nucléaire par rapport aux industries d’autres pays où la sécurité est passée au peu plus au second plan".

Or la catastrophe japonaise a révélé une faille de sécurité qui concerne toutes les centrales : un réacteur ne peut pas être refroidi et donc sécurisé sans alimentation électrique permanente. En cas de catastrophe naturelle, d’inondation, de choc radioélectrique, de ruptures des lignes d’alimentation ou des voies d’accès aux centrales rendant impossible de ravitailler des groupes électrogènes, le risque de panne des systèmes de refroidissement est réel. EDF y est confrontée comme l’opérateur japonais. Ce n’est pas moi qui le dit mais EDF elle-même dans la bouche d’Hervé Machenaud, son directeur du nucléaire : « La question que pose cet accident porte sur les limites des hypothèses que nous avions prises. Il faut les revisiter. Il n’y a pas de centrale au monde étudiée pour fonctionner sans source électrique. Ca n’existe pas. Il va probablement falloir qu’on regarde cela ».

Dans ces conditions, on comprend le choix de plusieurs pays de suspendre les constructions de nouvelles centrales ou de stopper leurs plus vieux réacteurs. L’Allemagne notamment a arrêté par précaution 7 de ses plus anciens réacteurs qui étaient promis à un allongement de leur durée de vie. Côté français, on ne fait rien. La procédure visant à prolonger la durée de vie de la centrale de Fessenheim continue. Et la centrale, ancienne et construite dans une zone sismique, continue de fonctionner.

Je suis frappé d’observer sur le nucléaire, le même discours fermé sur « la seule politique possible » que l’on retrouve dans la bouche des libéraux pour tuer le débat public sur tous les sujets. Sarkozy déclarait en 2008 qu’il ne voyait pas "pour quelle raison il n’y aurait pas une formidable expansion du nucléaire dans le monde dans les années qui viennent". En experte de l’agitation de la peur et des affirmations non démontrées, Marine Le Pen affirme aussi quant à elle : "Reculer sur le nucléaire au moment où nous sommes entrés dans l’après-pétrole apparaît totalement fou, sauf à revenir au Moyen Age. Il faut au contraire accélérer les investissements dans le nucléaire." Dominique Strauss Kahn était aussi plein de certitudes sur le nucléaire dans son livre La Flamme et la cendre, publié en 2002 : "Je ne crois pas que l’humanité renoncera à l’énergie nucléaire. J’irai plus loin : je ne pense pas qu’il soit souhaitable qu’elle y renonce. [...] C’est pourquoi je propose que les pays développés, ceux en tout cas qui disposent de cette culture de la qualité en matière industrielle et qui cultivent l’objectif du "zéro défaut", fassent l’effort nécessaire pour développer, sur leur territoire, une production importante d’électricité d’origine nucléaire." Rien de tout cela n’est à la hauteur des circonstances. La sortie raisonnée du nucléaire et la planification écologique, voilà l’avenir raisonnable.


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