Plaza de Mayo à Buenos Aires : depuis le 30 avril 1976, les mères de disparus marchent

dimanche 1er mai 2016.
 

Les mères tournent encore sur la place de Mai, au cœur de Buenos Aires. Un centre où il n’y a que des pigeons, éternels mendiants, et quelques retraités pour leur donner du pain. Rarement un lieu n’a été si étroitement identifié à ses nouveaux occupants. « Las Madres », figures mythiques, se sont accaparées l’espace de plaza de Mayo depuis des lustres déjà, au point de devenir les Mères de la place de Mai. Qu’il pleuve ou qu’il vente, chaque jeudi après-midi, des dizaines d’entre elles, accompagnées d’une nuée de proches, d’amis, de badauds ou de touristes intrigués, tournent et tournent silencieuses, portant en fichu le mouchoir blanc sur lequel elles ont brodé le nom de leur fils disparu. Les mères, des ennemies irréductibles de la « sale guerre », des années de plomb (1976-1983). Ce sont aujourd’hui des mamies aux cheveux blancs, à la démarche mal assurée, protégées en plein cagnard d’été par de grands parapluies.

Il y a trente-cinq ans maintenant, sous la dictature de Jorge Videla, le vendredi 30 avril 1976, elles refusent d’être des « pleureuses » vêtues de noir. Le pouvoir militaire ne veut pas répondre aux familles sur le sort cruel réservé à leurs enfants. Quelques femmes, elles sont alors quatorze, se lèvent de leurs bancs et marchent sans mot dire dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, autour de la pyramide érigée au centre de plaza de Mayo, face à la Maison-Rose, le palais présidentiel. Dès lors, pratiquement tous les jeudis, à la même heure (depuis la périodicité des rendez-vous s’est allongée), elles sont de plus en plus nombreuses, plus de 2 000 en 1980. Les militaires les avaient traitées avec mépris de « folles de mai ». Elles réclament la liberté ou le corps de leurs fils disparus, assassinés, torturés.

Elles ne se sont jamais arrêtées, au nez et à la barbe de la police et des soldats, bravant la censure des médias nationaux, interpellant l’opinion internationale, comme ce fut le cas lors de la Coupe du monde football de 1982 en Argentine. Elles ont été tuées, dispersées, frappées. Certaines ont disparu, telle Azucena Villaflor, qui eut l’audace de les rassembler la première fois, en même temps que les religieuses françaises Léonie Duquet et Alice Domont. Elles ont défilé sans trembler jusqu’à la chute de la dictature, jusqu’aux grands procès, de Jorge Videla, de l’amiral Massera, et de Reynaldo Bignone, le dernier chef de la junte.

Pourquoi tournent-elles encore  ? Pour résister toujours. À la tentation du « Point final » que Raul Alfonsin puis Carlos Menem voulurent imposer au retour de la démocratie, pour ne pas oublier les crimes de la dictature, et aussi parce que d’innombrables procès sont en cours ou restent à instruire. Depuis l’annulation des lois d’amnistie de 2005 par l’ex-président Nestor Kirchner, la justice argentine a condamné plus de 200 dirigeants des juntes militaires mais des centaines de policiers et d’officiers font encore l’objet de poursuites. On ne pardonnera pas aux tortionnaires. Les mères veulent toujours savoir. Où sont leurs enfants, où sont les corps des disparus  ?

« Las Madres » ont fait école, avec les Hijos, les fils. Elles ont fondé une association puissante et reconnue, créé une université populaire, se sont engagées dans le social, ont soutenu un programme de logements dans les bidonvilles, possèdent radio et journal. Revers de la médaille, elles ont aussi connu les dissensions internes, et tout récemment elles ont été atteintes bien malgré elles, malgré leur présidente Hebe de Bonafini à la confiance trahie, par un scandale financier venant de leur douteux fondé de pouvoir, Serge Schoklender, qui avait en charge de gérer les importants fonds venus de donations et de l’État argentin. Mais on ne touche pas aux Mères, véritable institution pour les Argentins. L’élégante plaza de Mayo, quant à elle, est devenue un patrimoine national. Un cercle de foulards blancs peints sur le sol rappelle leur inlassable marche contre le temps pour la vérité et la justice. Leur histoire en appelle une autre sur laquelle elle s’est superposée. Plaza de Mayo, ancienne plaza Mayor, a vu naître et croître la ville parfois dans le tumulte des révolutions. Non loin, le Cabildo, l’ancienne municipalité, est devenue musée, la catedral Metropolitana et le mausolée du général don José San Martin, père de la nation et libérateur de l’Argentine. Depuis la place, l’avenue de Mai, bordée de vieux platanes, mène au Congrès, c’est l’avenue « civique » empruntée par les grands défilés populaires, où le café Tortoni a préservé son charme ancien… Le nom de la place est un hommage au 25 mai 1810, jour de la proclamation du premier gouvernement argentin indépendant, après l’expulsion du vice-roi espagnol et de sa suite par les porteños (les habitants de la ville). Elle a connu les grands cortèges de protestation et de révolte de l’histoire du pays, les immenses rassemblements de foule au moment du péronisme, les manifestations de soutien à la démocratie des années 1980, les « casserolades » après le chaos économique et social de 2001-2002, l’occupation aujourd’hui par les ex-soldats des Malouines qui demandent reconnaissance et le statut de vétérans. Plaza de Mayo est un symbole de protestation et de révolte. Les mères, à chaque fois, ne manquent pas de répondre présentes.

Bernard Duraud


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