Argentine. La « doctrine du choc » exige la « doctrine de l’ordre »… au nom de la liberté !

jeudi 8 février 2024.
 

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Les débats sur le décret de nécessité et d’urgence (DNU), qui réduit les droits sociaux et économiques historiques en Argentine, et le méga-décret dit loi « Omnibus » [1], qui vise à réorganiser la structure de l’Etat et de l’économie, ont empêché la décision du président Milei de décapiter la direction des forces armées de s’imposer dans le débat public. Alors que le parlement multiplie ses activités en plein été, les forces internes de la Casa Rosada [palais de la présidence] jouent également leurs cartes en direction de l’armée.

En intégrant dans son gouvernement Juntos por el Cambio – l’alliance entre l’Union Civique Radicale et des secteurs de PRO (Propuesta Republicana) Macrista [Maurizio Macri] – Milei a confié respectivement les domaines de la Défense et de la Sécurité à Luis Petri [candidat à la vice-présidence de Juntos por el Cambio] et Patricia Bullrich, la candidate [à la présidence] battue au premier tour des élections. Milei a ainsi arraché à sa propre colistière, Victoria Villarruel [ardente défenseuse de l’armée], le butin pour lequel elle s’était battue pendant la campagne électorale : la sécurité, la défense et les services de renseignement. Cette décision a fissuré la relation entre les deux, apparemment aggravée par une probable rencontre au cours de laquelle l’actuelle vice-présidente aurait rencontré en secret l’ancien président Mauricio Macri. Lors de cette rencontre, Victoria Villarruel elle-même aurait assuré à Mauricio Macri qu’elle était prête à faire face à une éventuelle vacance du pouvoir exécutif et aurait annoncé qu’elle travaillait déjà à l’organisation d’une nouvelle formation politique propre en vue des élections législatives de 2025 et des élections présidentielles de 2027. Milei en a pris acte : il serre les rangs avec ses ministres Diana Mondino (Affaires étrangères), Patricia Bullrich (Sécurité) et Luis Petri (Défense) et ils organisent le nouveau dispositif militaire.

Remaniements dans l’armée

Les 22 officiers de l’armée mis à la retraite lors des premiers jours de janvier témoignent non seulement d’une politique en matière de défense de la part du gouvernement du président Javier Milei, mais aussi en matière de relations extérieures. La nomination de Xavier Julián Isaac, général de brigade de l’Armée de l’air, à la tête de l’Etat-major interarmées (Estado Mayor Conjunto) – qui réunit l’Armée de terre, la Marine et l’Armée de l’air – montre la décision de Milei de se démarquer de l’Armée de terre, plus proche du péronisme, et de la Marine – traditionnellement anti-péroniste – pour favoriser l’Armée de l’air, historiquement plus « technique » et sans grande couleur politique, bien qu’elle ne soit pas effectivement désidéologisée. C’est également ce corps d’armée qui, à la mi-octobre, a organisé l’opération de rapatriement des citoyens argentins qui se trouvaient en Israël après l’attaque du Hamas du 7 octobre.

Depuis 2011, l’Armée de l’air est la plus modernisée des trois corps d’armes, grâce à un projet de modernisation matérielle initié sous le premier gouvernement de Cristina Fernández [2007-2015]. Il y a trois ans, la direction de l’Armée de l’air a participé à l’achat de matériel et d’avions états-uniens, excluant les Chinois, invoquant une approche pragmatique : « Il est difficile d’obtenir des pièces de rechange pour les avions chinois », déclaraient les généraux. Mais ils ont aussi montré leur alignement idéologique traditionnel et historique sur Washington. Cette attitude de l’Armée de l’air a été reprise par Milei, qui préfère négocier avec le « monde libre » et non avec les « communistes ».

Les 22 généraux et les 16 amiraux mis à la retraite le 15 janvier ont entretenu de bonnes relations avec le gouvernement d’Alberto Fernández [décembre 2019-décembre 2023]. En effet, l’armée a participé à des opérations sociales pendant la pandémie sous les ordres du ministère de la Défense dirigé par le péroniste Jorge Taiana [août 2021-décembre 2023].

L’armée est aujourd’hui dirigée par le général Carlos Alberto Presti, fils du général Roque Presti, décédé et condamné pour crimes contre l’humanité pendant la dictature de 1976. Roque Presti était responsable du régiment 7, basé à La Plata, où il dirigeait la zone 113, sous la juridiction de laquelle se trouvaient les centres de détention clandestins Comisaría 5, Pozo de Arana et La Cacha. Il a été accusé de 44 cas de torture. Les organisations de défense des droits de l’homme se méfient de cette nomination, même si seul le collectif Historias Desobedientes [Histoires désobéissantes, rebelles], composé d’enfants de génocidaires, a exprimé publiquement son malaise : « Alberto Presti n’a jamais condamné explicitement le terrorisme d’Etat », ont-ils déclaré dans un communiqué.

Politique militaire et étrangère

Milei, par le biais de la DNU et de la loi « Omnibus », cherche à modifier la législation sur la sécurité et l’intervention des forces militaires dans les conflits intérieurs. Or, cela est interdit par la loi sur la sécurité intérieure adoptée sous le gouvernement de Raúl Alfonsín en 1985 [premier président post-dictature 1983-1989, membre de l’Union civique radicale]. Les ministres Victoria Bullrich et Luis Petri cherchent déjà à modifier les normes réglementaires dans le but d’intégrer les forces armées dans la lutte contre le trafic de drogue, par exemple. Bien que la loi doive être approuvée par le parlement, la question a pris de l’ampleur dans les deux ministères (Sécurité et Défense) et dans les commissions de la Sécurité intérieure, de la Prévention de la toxicomanie et du trafic de drogue de la Chambre des députés, ainsi que dans la commission sénatoriale correspondante. Et bien que, selon diverses sources parlementaires, tous leurs membres n’aient pas encore été confirmés, ils travaillent déjà dans le cadre de réunions informelles sur ces thèmes.

Le titre original pompeux de la loi « Omnibus » est Ley de Bases y Puntos de Partida para la Libertad de los Argentinos. Il s’agit d’une tentative de reproduire Bases y puntos de partida para la organización política de la República Argentina [Fondements et repères de l’organisation politique de la République argentine], un livre écrit par Juan Bautista Alberdi en 1852, texte ayant inspiré la rédaction de la Constitution de la nation argentine datant de 1853. Au cours de la première semaine du gouvernement Milei, des ministres et des fonctionnaires du pouvoir exécutif étaient présents pour répondre aux revendications des élus concernant cette loi controversée. La deuxième semaine, ce fut au tour des organisations sociales d’interroger les élus sur les 664 articles qui impliquent la modification ou l’abrogation directe des normes de la législation du travail et de l’environnement, ainsi que des lois liées aux activités scientifiques, culturelles, sportives et sociales. Toutes les personnes présentes ont apporté leur soutien à la grève nationale active appelée par la Confederación General del Trabajo (CGT) et la CTA (Central de Trabajadores y Trabajadoras de la Argentina) pour le mercredi 24 janvier. Elles ont exigé que le Congrès (Chambre des députés et Sénat) ne traite même pas de cette loi.

Milei a participé cette semaine au Forum économique mondial (WEF) de Davos [voir son discours du 17 janvier présenté par Pablo Stefanoni sur le site Le Grand Continent] et espère à son retour obtenir un avis favorable sur la loi dans les différentes commissions du Congrès, ce qui semble peu probable. Certains élus péronistes de l’Union pour la Patrie (Unión por la Patria) estiment que le changement à la tête de l’armée et le projet de loi sur l’intervention des forces armées dans la sécurité intérieure constituent une tentative de soutenir un gouvernement dont les mesures ont déjà eu un fort impact sur les revenus de la population [2] et une anticipation de contention face à une explosion sociale. Un élu de longue date, aujourd’hui dans l’opposition, a rappelé la « bordaberrization » uruguayenne de 1973 [Juan María Bordaberry, président de l’Uruguay dès mars 1972, prépare le coup d’Etat de juin 1973 et s’instaure dictateur jusqu’en juin 1976] avec la fermeture du Parlement. Cet élu – qui veut garder l’anonymat – fait aussi référence à l’expérience similaire plus récente d’Alberto Fujimori au Pérou en avril 1992. « Dans les deux cas, pour des raisons différentes et dans des contextes différents, l’addition-concentration des pouvoirs est toujours dangereuse. Je ne veux pas être considéré comme un trouble-fête », d’où l’anonymat requis. Le jeu politique est ouvert et le dénouement est encore imprévisible.

Fabián Kovacic (Buenos Aires)

• Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha le 19 janvier 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre le 22 janvier 2024 :

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Notes

[1] La présidence et le gouvernement de Milei sont en train de négocier des modifications de la loi « Omnibus » avec des opposants amis afin de la soumettre aux organes législatifs. Le gouvernement semble avoir accepté la réduction de la durée de « l’état d’urgence » (emergencia pública) à un an, en lieu et place des deux ans prévus – certes avec la possibilité d’une prolongation avec l’accord du Congrès ! – pour ce qui est des domaines économiques, financiers, fiscaux, sécurité sociale, santé, prix de l’énergie. La privatisation annoncée du secteur pétrolier (YPF, Yacimientos Petrolíferos Fiscales, entreprise chargée de l’exploitation, exploration, transformation, distribution du pétrole et de ses dérivés) est repoussée. Est repoussée la proposition de d’article 331 de la loi, faite par la ministre de la Sécurité Patricia Bullrich, impliquant qu’une autorisation doit être demandée pour une manifestation qui était définie comme étant « un rassemblement intentionnel et temporaire de trois personnes ou plus dans un espace public », ce qui n’implique pas que dès les premiers jours la mobilisation des forces policière a été massive.

La « doctrine du choc » est évidemment maintenue et est résumée dans l’article 1 de la loi « Omnibus » : « Objet. La présente loi a pour objet de déclarer l’état d’urgence dans les domaines économique, financier, fiscal, de la sécurité sociale, de la santé, des tarifs, de l’énergie et de l’administration, et de promouvoir l’initiative privée, ainsi que le développement de l’industrie et du commerce, au moyen d’un système juridique qui garantisse les avantages de la liberté à tous les habitants de la nation et limite toute intervention de l’Etat qui n’est pas nécessaire pour assurer l’exercice effectif de leurs droits constitutionnels. » (Réd.)

[2] L’augmentation officielle des prix en 2023 se situe à hauteur de 211,4%. Durant le seul mois de décembre, les prix ont augmenté de 25,5%, ce qui est un record depuis l’hyperinflation de l’époque d’Alfonsin. Toutes les mesures du gouvernement Milei aboutissent à une augmentation des prix des biens alimentaires, des services (transports, électricité), une libéralisation complète des baux à loyer (avec des baux valides pour trois mois et possibilité complète de résiliation), etc. A son retour de Davos, Milei a déclaré qu’« une augmentation des prix de 25% pour janvier serait un bon résultat ».

La grève générale appelée pour le 24 janvier va, d’une part, traduire la capacité de mobilisation des appareils de la CGT et de la CTA et, d’autre part, illustrer la capacité des forces de la gauche classiste à accompagner et élargir cette première initiative. Nous établirons un premier bilan à ce propos dans les jours qui suivent le 24 janvier. (Réd.)


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