Les camps de concentration en Argentine (1976-1983)

dimanche 3 septembre 2017.
 

A lire : Pilar Calveiro, Pouvoir et disparition. Les camps de concentration en Argentine, traduit de l’espagnol par Isabelle Taudière, préface de Marina Franco et postface de Miguel Benasayag, Paris, La Fabrique, 2006.

lu par Marc Drouin

En 1976 les forces armées prennent le pouvoir en Argentine en vue d’astreindre la société dans son ensemble à un « Processus de réorganisation nationale ». Selon le général Jorge Rafael Videla, tout individu qui prétendait bouleverser les valeurs fondamentales de la société, « motivé par des idées contraires à notre civilisation occidentale et chrétienne » était un subversif, un terroriste. Pour purifier la société de ces éléments perturbateurs, 340 prisons clandestines ont été aménagées dans onze des vingt-trois provinces du pays, la plupart dans les installations des trois armes militaires ou de la police. Une fois lancé, le mécanisme de disparition pouvait broyer pratiquement n’importe qui : à la fin 1976, on comptait un assassinat aux cinq heures, quinze enlèvements par jour, entre 5000 et 6000 prisonniers politiques.

L’étude de la politologue Pilar Calveiro, d’abord publiée en Argentine en 1998 et publiée en français l’année dernière, est une partie seulement d’un mémoire de maîtrise rédigé en 1995. Parmi les premières à tenter une théorisation des années terribles de la dictature argentine, l’auteure place les camps dont il est ici question, les disparitions forcées d’opposants au régime et la torture dans un contexte proprement argentin. Car si la Doctrine de sécurité nationale puise son inspiration idéologique à Washington et à Paris, ce sont des Argentins qui l’ont adapté aux particularités de la tradition politique locale. En ce sens, le coup d’État de 1976 s’inscrirait dans la continuité directe de pratiques répressives antérieures. Si la « théorie des deux démons » voulait que le conflit argentin se limite aux seuls acteurs armés, guérilleros et militaires, tout en blanchissant le reste de la société, l’étude de Mme Calveiro a le grand mérite de mettre en cause cette interprétation du passé.

Rescapée des camps et exilé au Mexique depuis 1979, l’auteure laisse cependant témoigner d’autres survivantes et survivants dans son ouvrage afin de se concentrer sur l’explication nuancée du fonctionnement d’un système politique brutal et abrutissant. Par la terreur, la soldatesque argentine aurait ainsi tenté « de vider la société de tout ce qui dérangeait, annihilant ses forces vitales et interdisant une large gamme d’activités, de la politique à l’art ». Les prisons clandestines constituaient « un dispositif d’absorption, de disparition et d’oubli. De l’intérieur, oubli de l’individu, oubli du monde extérieur, de ses lois et de ses normes ». Le pouvoir militaire tentait ensuite de faire disparaître les prisons elles-mêmes, en niant leur existence ainsi que celle des détenus. Si les militaires argentins et leurs alliés pensaient faire oublier leurs crimes, l’ouvrage de Mme Calveiro est une pierre posée adroitement sur la barricade érigée contre l’amnésie collective et l’impunité. Il témoigne, en même temps, de la faillibilité d’un système qui se voulait omnipuissant et totalisant, laissant entrevoir la possibilité d’y résister et de faire sanctionner les responsables d’actes criminels posés au nom de la sécurité nationale. Une leçon qui serait applicable, sauf exception, à l’échelle du continent.


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