Quelle actualité 
des pensées socialistes ? (dossier de L’Humanité)

mardi 27 septembre 2011.
 

Rappel des faits

Le colloque de Cerisy sur « Les socialismes » a invité les chercheurs à travailler en commun pour ouvrir des pistes théoriques et politiques contre le capitalisme mondialisé. « Quels socialismes pour notre monde  ? » Telle est la question qui a traversé le colloque « Les socialismes » (*), organisé au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, fin juin, sous la direction des professeurs Juliette Grange et Pierre Musso. Historiens, sociologues, politologues et philosophes ont croisé leurs approches pour déployer leurs réflexions autour de deux axes, historique et politique. De Saint-Simon à Durkheim, Marx, Jaurès et Gramsci… Le colloque a permis de revisiter les grandes œuvres et doctrines du socialisme, du communisme et de l’écologie ouvrant des voies nouvelles d’organisation sociale fondées sur la justice, le développement et l’égalité. Anna Musso (*) Les actes du colloque seront publiés par les éditions le Bord de l’eau.

A) Explorer les voies contre le néocapitalisme

Par André Tosel, philosophe, professeur émérite à l’Université de Nice

Il est urgent d’arrêter la spirale infernale qui conduit à la catastrophe sous la férule aveugle du capitalisme financier, notamment actionnarial, qui incorpore le capitalisme industriel et prend en otages des populations autant indignées qu’impuissantes pour l’instant. Des mouvements sociaux ne cessent de se manifester depuis 1995 dans les usines, les entreprises, les services. La réforme des retraites a fait l’objet d’un rejet massif. Et malgré tout cela, la crise de légitimité ne devient pas crise de système dont elle est le prodrome possible. Le pouvoir manœuvre la crise financière en voulant constitutionnaliser le contrôle des budgets publics par les diktats des marchés (« la règle d’or », qu’il serait plus exact de nommer « règle de l’ordure »). Chaque mouvement social trouve sa réponse dans un nouveau franchissement de seuil de cet intolérable toléré. Il est temps de frapper fort, d’un coup d’arrêt qui, fasse, enfin, contre-seuil.

Ce défi implique un mouvement de masse énorme, capable d’articuler ses composantes hétérogènes et fragmentées autour d’idées-forces  : contrôle drastique du capitalisme actionnarial et limitation des Bourses, impôts sur le capital et la fortune, lois contre la richesse excessive de type loi jacobine contre les accapareurs, suppression des fonctions de trader et des mécanismes sophistiqués de type subprimes, mise au pas des agences de notation, nationalisations effectives des banques et des entreprises qui délocalisent et annulent le droit du travail. Mais aussi  : suppression de la Ve République et mise en place de la VIe République régie par le suffrage proportionnel, satisfaction des besoins élémentaires des plus pauvres et des plus massacrés, réorientation anthropologique du désir dans une autre direction que celle du faux désir de consommer du désir, contrôle démocratique exercé par les ouvriers et employés sur la production, revitalisation des services publics gérés avec les tous individus concernés, actualisation de formes de démocratie de base de type communaliste. Puis, élimination des diverses formes de l’apartheid mondial, maintien d’une agriculture de qualité avec de vrais paysans, effort culturel sans précédent autour de la libre égalité et de la réduction de la division entre simples et intellectuels, lancement d’une réforme intellectuelle et morale pour produire la multiplication d’une puissance de penser et d’agir collective, développement d’une écologie critique sans culte du productivisme et du consumérisme. Enfin, abrogation des lois scélérates et xénophobes en matière d’immigration, restauration et élargissement du droit du travail, politique internationaliste de paix résolument anti-impériale.

On aura compris que nous ne parierons pas sur le vocable de socialisme et préférons celui de communisme, malgré le poids de l’histoire récente. Pourquoi ce choix  ? Tout d’abord, le socialisme actuel est épuisé et vide, soumis au néolibéralisme dont il est le contremaître docile et serf. D’autre part, le capitalisme actuel a d’ores et déjà été aussi meurtrier que les totalitarismes du siècle passé. Il détruit plus que l’humain, il détruit le peu de monde qui nous est encore commun. Le recours à une constellation nouvelle du commun excède toute socialisation, toute pensée du social en ce qu’il prend en compte toutes les dimensions du faire monde humain. Il est appel à maintenir le monde à raison, et monde garder. C’est dans cet esprit que la lecture critique des socialismes passés et présents (s’il en existe) et la critique du communisme réalisé au siècle précédent peuvent être fructueuses. Nous renouvelons, avec de meilleures raisons, notre proposition d’il y a quelques années d’un communisme de la finitude (Études sur Marx – et Engels. Vers un communisme de la finitude, Paris, Kimé, 1996). L’infinitude ontologique de la puissance d’exister existe dans le monde humain à chaque fois sous un mode fini qui trouve sa forme dans une coopération qui n’a d’avenir qu’à être respectueuse des choses et des êtres, consciente de la finitude de la planète Terre, délivrée du fantasme de la maîtrise propre à la production pour la production et à la consommation pour la consommation. Le communisme de la finitude n’a surtout pas à gérer le nihilisme capitaliste, qui détruit le monde au fur et à mesure qu’il le produit selon la loi de la « profitatyon » (ce beau mot créole) à tout prix et qui ne connaît d’autre dieu que l’argent s’autoengendrant jusqu’à dévorer le monde et consumer la présence humaine. Le communisme de la finitude veut affronter un enjeu cosmopoiétique, non pas panser dans l’impuissance les blessures du monde social livré à la logique du pire, la logique dominante.

André Tosel

2) Travailler notre héritage pour le transformer, activement, en un projet d’émancipation

Par Christian Laval, professeur de sociologie À Paris-X, membre associé de l’institut de recherches de la FSU

Il est banal de dire que le socialisme est un champ de ruines. L’effondrement des pays dits communistes, le virage vers l’hypercapitalisme de la Chine, le ralliement mondial de la social-démocratie à la norme néolibérale  : il y a apparemment bien peu de raisons objectives de croire en un quelconque avenir de l’idée socialiste, tant ses réalisations et ses incarnations historiques ont été décevantes. De fait, aujourd’hui, les multiples mouvements sociaux dans le monde semblent plus se battre contre le capitalisme ou le « libéralisme », que pour un système social radicalement nouveau.

Certes, on pourrait se consoler en disant qu’il n’y a là qu’un mauvais moment à passer et qu’un jour ou l’autre, l’Histoire repartira dans le bon sens. La plus grande erreur serait de se contenter de cette sorte d’attente passive  : « Nos idées sont bonnes, notre cause est juste, nos modes d’organisation sont sains, attendons que le vent de l’Histoire tourne à nouveau en notre faveur. » Mais à se confier ainsi à « l’Histoire » comme à une providence, on risque fort d’aller vers de nouvelles désillusions. Il en est même encore pour croire que la crise du capitalisme financier laisse entrevoir la fin de la cauchemardesque domination de la finance. Réactiver le vieux mythe de l’effondrement final du capitalisme, c’est oublier que la crise actuelle peut ouvrir la voie au pire, comme on commence à le voir, si aucune force sociale et politique ne renverse le pouvoir aujourd’hui absolu des oligarchies financières.

Laissons donc les consolations, les croyances et les mythes. La tâche qui est devant nous ressemble par certains côtés à celle des débuts du socialisme  : construire un projet d’émancipation articulé aux luttes du présent. Mais, pour redéfinir un tel projet, il nous faut être au clair avec le passé du socialisme et sous tous ses aspects  : théories pratiques, organisations, sociétés. Sans détour, c’est-à-dire sans plus aucune crainte de « faire le jeu de l’adversaire », attitude qui a coûté si cher et n’a pas peu contribué à l’échec historique du socialisme. C’est pourquoi il nous faut réexaminer cette histoire en dehors des lectures convenues, dominantes, dogmatiques.

Combien d’auteurs oubliés, combien de pistes fermées, combien de problématiques abandonnées  ? L’inestimable richesse de la tradition reste encore largement à découvrir. Historiens, sociologues, philosophes ont d’ores et déjà produit et publié des travaux remarquables sur Saint-Simon, Proudhon, Malon ou Jaurès et beaucoup d’autres. Mais cette découverte, ou redécouverte, nécessaire n’a rien à voir avec l’ambition d’une répétition. On ne reviendra pas plus au proudhonisme ou au socialisme associationniste qu’au marxisme. Non, la tâche à accomplir ne consiste pas à répéter, réciter, réactualiser. Prenons Marx, justement, qui a incontestablement dominé, depuis les années 1860, toute l’histoire du socialisme – pas toujours pour les meilleures raisons, d’ailleurs. Qu’il faille le lire et relire, le faire connaître, le traduire et le publier ne fait aucun doute. Mais on ne fera pas l’économie du travail qui montrera ce qui, dans sa pensée même, a formé des noyaux dogmatiques, a produit des erreurs de diagnostic, a nourri des illusions infondées. Renouons avec l’audace et la lucidité de Jaurès, quand il lisait le Manifeste du Parti communiste, ou celles de Rosa Luxemburg ou de Gramsci jugeant le bolchevisme.

La question qui nous est posée consiste à savoir ce que veut dire « hériter ». Jacques Derrida, dans ses Spectres de Marx (1993), avait dégagé le sens le plus fécond du verbe. Il faisait d’abord un constat  : « Qu’ils le veuillent, le sachent ou non, tous les hommes, sur la terre entière, sont aujourd’hui dans une certaine mesure des héritiers de Marx et du marxisme. » Ce qui embarrasse cette humanité héritière, dont nous sommes, c’est précisément de ne pas savoir ce qu’il y a à faire, de ne pas travailler cet héritage pour le transformer activement. Car, ajoutait Derrida, un héritage n’est pas une réception passive  : « L’héritage n’est jamais un donné, c’est toujours une tâche. » Cette tâche ne consiste pas à s’abreuver à la source pure et jaillissante des origines, elle ne consiste pas plus à compléter les collections du musée des idées mortes. Ni « réactualisation » militante ni « sorbonnification » académique, l’héritage comme tâche est tout à la fois, et du même geste, mise au jour des impensés et des impasses du socialisme et relance de la « critique de tout l’ordre existant », comme disait le jeune Marx.

Christian Laval

C) Relire les textes, revisiter l’expérience historique

Par Serge Wolikow, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne

L’actualité des théories socialistes aujourd’hui  ? Une telle question en soulève d’autres  : celles de l’unité, de la diversité et de la nature même des théories socialistes. Les résumer est souvent un moyen de les récuser, de les renvoyer du côté d’un passé révolu, celui de sociétés qui n’auraient plus cours. À l’inverse, insister sur la complexité peut être un moyen d’éviter d’affronter la possible permanence des principes d’une critique sociale, à l’aune des problèmes contemporains.

Les écrits qui constituent et accompagnent la critique sociale sont, depuis deux siècles, à la fois description et diagnostic, projet et pronostic. La construction historique de forces sociales et politiques qui se sont réclamées de ces écrits a donné à ceux-ci un rôle qui excédait parfois la pensée des auteurs. Ultérieurement, ces écrits ont souvent été articulés avec des pratiques politiques organisées de sorte que ces textes étaient pris dans une étroite imbrication associant enjeux tactiques et projet idéologiques. C’est le cas pour certains textes de Marx, du Manifeste à la guerre civile  ; c’est encore plus vrai des écrits de Lénine, pour la plupart inséparables de l’activité des socialistes russes puis des enjeux de la révolution.

L’existence des textes est ainsi liée à l’histoire des organisations qui s’y sont référées de différente manière  : propagande, éducation, élaboration des programmes d’action. Leur renommée comme leur sort sont corrélés avec la destinée des mouvements qui s’en sont réclamés, sachant que ces textes ont parfois été remaniés et organisés en un corps de doctrine bien après qu’ils aient été produits, parfois dénaturés ou tout au moins infléchis au nom même de leur auteur, que ce soit Marx avec le marxisme ou Lénine avec le marxisme-léninisme. L’invention de la doctrine, qui rassemblait et organisait des textes, participait de la construction d’une organisation politique – le parti – social-démocrate allemand, Parti communiste de Russie et Internationale communiste – avec une orthodoxie qui a eu comme résultat de discréditer tous les écrits d’autres auteurs considérés comme étant critiques ou marginaux. Si, dans les années 1960-1970, la discussion sur le jeune Marx ou sur les écrits de Lukacs ou de Gramsci prend une dimension politique, c’est qu’elle traduit la crise de l’orthodoxie marxiste-léniniste. Après 1989, la manière dominante à gauche de se représenter la filiation des doctrines se réclamant du socialisme a connu pendant une décennie une notable transformation. Le communisme mis entre parenthèses, la pensée socialiste réoccupait le devant de la scène idéologique à travers une reconstruction historique qui enjambait une large partie du XXe siècle.

Pourquoi relire les écrits socialistes aujourd’hui et lesquels  ? L’intérêt est souvent la découverte de textes oubliés et écartés par la pensée orthodoxe ou le courant majoritaire, c’est aussi d’aller vers des textes dont les manières d’aborder critique et transformation sociale raisonnent, en des temps où les certitudes anciennes sur la manière de faire la révolution ont été elles-mêmes balayées. Qui relire  ? Des auteurs ou des textes parfois cités mais rarement lus, soit qu’ils aient été rangés dans les précurseurs lointains, les socialistes utopiques, les dissidents impuissants ou les penseurs isolés. La lecture d’auteurs décriés ou délaissés comme Lukacs ou Gramsci correspond à une demande nourrie par des insatisfactions devant des problèmes non résolus comme ceux de la subjectivité, de l’aliénation ou encore les processus de la domination politique, à travers l’hégémonie.

L’importance de revenir aux textes originaux, au-delà des résumés ou des citations, est essentielle car il s’agit de les prendre dans leur complexité et leur développement. Pour autant, il ne s’agit pas de les relire en les considérant isolément de leurs conditions de production. Il ne s’agit pas de les inscrire dans une simple histoire des idées, mais bien de comprendre la genèse de ces écrits, leur histoire, ainsi que les conditions de leur mise à l’écart, voire de l’oubli dans lequel ils sont tombés.

Ainsi, plus que d’une simple relecture des textes, il s’agit de revisiter l’expérience historique dont ils ont été partie prenante. De ce point de vue, la prise en compte de la longue histoire du mouvement ouvrier international n’est pas superflue. De même, croiser les histoires nationales au sein d’une approche globale, sinon mondiale, est nécessaire pour récupérer un patrimoine d’analyses et de réflexions dont la mobilisation ne peut qu’aider à la formulation des projets d’aujourd’hui.

Serge Wolikow


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