Nicaragua : Vingt-cinq ans après la Révolution, l’espoir vit toujours (par Sergio Ferrari)

jeudi 28 juillet 2005.
 

Expérience originale de révolution humaniste et participative, le sandinisme a fait rêver Nicaraguayens et militants suisses [1] de la solidarité internationale durant plus d’une décennie. Vingt-cinq ans après la chute de la famille Somoza, que reste-t-il de cet élan populaire, brisé par la sale guerre des « contras » de Ronald Reagan ?

Le 19 juillet 1979, le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) renversait la dictature somoziste -au pouvoir durant quarante ans- et ouvrait une page nouvelle et originale de l’histoire latino-américaine contemporaine. La « cosmovision » sandiniste reposait sur un programme simple et humaniste, à quatre piliers : économie mixte, pluralisme politique, non-alignement international et participation populaire massive, qui intégrait des milliers de croyants engagés. Ce fut l’une des consignes clef du processus en marche : « Entre christianisme et révolution, il n’y a pas de contradiction. » Un nouvel axe, internationaliste pour certains, universaliste et fraternel pour d’autres, affirmait : « La solidarité est la tendresse des peuples » (Tomas Borge, dirigeant historique du FSLN). Vingt-cinq ans plus tard, qu’est devenu le Nicaragua ? Y a-t-il encore place pour la solidarité ? Autrefois pays des « illusions » et des rêves populaires, le Nicaragua est aujourd’hui la seconde nation la plus pauvre du continent -juste devant Haïti- et il ne diffère plus en rien par rapport à n’importe quel autre pays de la région. Un quart des personnes en âge de travailler est au chômage complet ; les deux tiers vivent un chômage « caché » et réalisent de petites activités informelles.

Et avoir un « vrai » travail, même si c’est le privilège de peu de personnes, ne signifie ni la stabilité, ni l’abondance. 60% de la population vit aujourd’hui avec moins de 1,30 francs [2] par jour. Alors que les ouvriers agricoles -dans un pays où ce secteur produit 70% du revenu national- reçoivent un salaire mensuel de 52 francs, les employés de l’Etat touchent le double et le secteur privé n’arrive pas à 200 francs, alors que le « panier de la ménagère » revient actuellement à 364 francs.

Émigration massive

Depuis 1990, le Fonds monétaire international (FMI) a imposé des réductions de salaires dans le secteur public (pouvant arriver à un pourcentage de 44%) ; plus de 300 petites entreprises d’Etat ont été privatisées durant les cinq premières années post-sandinistes et d’autres entreprises importantes -comme le service des communications (TELCOR) qui était rentable...- ont connu le même sort.

Réalité dramatique pour une nation, dont les importations se montent annuellement à 2 milliards de francs, près de trois fois plus que les exportations. Paradoxalement, le milliard envoyé chaque année par des travailleurs nicaraguayens vivant à l’étranger est devenu le principal revenu d’un pays qui a vu l’émigration économique explosé depuis une dizaine d’années. Dans le seul Costa Rica voisin résident aujourd’hui un million de Nicaraguayens, dont de nombreux sont en situation illégale.

Conquêtes évanouies

La révolution fut brève. A peine onze années séparent juillet 1979 et février 1990, date de la défaite électorale du sandinisme. La relève fut prise alors par trois gouvernements successifs, tous néolibéraux, dirigés par Violeta Barrios de Chamorro, Arnoldo Aleman et Enrique Bolaños [3] (dont le mandat présidentiel se terminera en 2006).

Quatorze années de brusque recul, où les « ajustements » concoctés par le FMI et la Banque mondiale ont démantelé toutes les conquêtes populaires et où la logique du marché a liquidé la tentative sandiniste de démocratie participative.

La croisade nationale d’alphabétisation [4] qui, en cinq mois, dès août 1979, a réduit l’analphabétisme hérité du somozisme de 53% à 12% de la population n’est plus qu’un lointain souvenir. Aujourd’hui, comme par le passé, environ 40% des enfants en âge de scolarité ne fréquentent pas l’école ; deux élèves sur trois ne termineront pas l’école secondaire. Le taux d’analphabétisme est remonté à pratiquement 50%.

La santé publique pour tous, basée sur la participation citoyenne aux grandes campagnes de vaccination préventive -qui ont éliminé, par exemple, la polio- s’est totalement évaporée. On assiste au retour d’une logique de santé pour les riches et de maladie pour les pauvres...

La réforme agraire -même imparfaite et fragile- dont avaient bénéficié des milliers de paysans, s’est effondrée face au processus accéléré de re-concentration des terres. Et l’identité nationale, non-alignée, du Nicaragua sandiniste, a dérivé vers un suivisme automatique par rapport aux directives de Washington : des soldats nicaraguayens figurent dans les troupes de la coalition des occupants en Irak ; Managua appuie aveuglément le Traité de libre commerce (TLC), qui est destiné à amplifier la dépendance envers l’empire absolu du dollar.

Ce « nouveau modèle » a jeté 1,3 million de personnes (25% de la population) dans la misère totale : elles ne savent ni lire, ni écrire ; elles n’ont pas accès aux services de santé, à l’éducation et à l’eau potable ; elles souffrent d’une malnutrition sévère et leur taux de mortalité est inférieur à 45 ans.

David contre Goliath

En 1987, le Tribunal international de La Haye avait condamné le Gouvernement des Etats-Unis à payer une indemnité de 17 milliards de dollars en compensation des pertes directes et indirectes causées au Nicaragua en raison de la guerre fomentée par le président républicain Ronald Reagan. Ce montant équivaut à cinquante années d’exportations selon les critères de 1987 et à vingt-cinq années, selon les chiffres actuels !

En dix ans, ce conflit qui vit une armée de mercenaires -la Contra- harceler l’Etat et la population nicaraguayens a fait 30 000 victimes. Il a polarisé à l’extrême la société nicaraguayenne, altéré la logique politique, mis sur la défensive le programme sandiniste novateur et entraîné la défaite électorale du FSLN en 1990.

Néanmoins, la conséquence la plus grave de cette agression fut la profonde rupture du tissu social et l’évanouissement d’une « utopie réalisable » qui avait pris son envol lors de l’insurrection populaire de juillet 1979.

Effet secondaire de ce conflit et de ses corollaires politiques : l’usure profonde du FSLN, qui a cessé d’être la référence de toute une nation pour se transformer en parti oppositionnel supplémentaire dans un jeu démocratique formel [5]. Comme dans la plupart des pays latino-américain, la classe politique -à laquelle le Front s’est intégré- s’enferme toujours plus dans une minuscule sphère de privilèges, imperméable aux besoins et aux revendications des majorités populaires.

Nouveaux acteurs sociaux

Face à cette sclérose des partis, de nouveaux conflits et acteurs sociaux apparaissent, avec leur vitalité propre, leurs hauts et leurs bas et leurs rythmes cycliques. Ils sont généralement dirigés par des militants populaires des années 1970 et 1980, mais cette fois-ci sans appui organique partisans ni orientations de la direction vers la base. En capitalisant l’expérience participative du sandinisme, sa racine contestataire, il font renaître l’espoir d’une émancipation populaire ; par en bas.

La liste des grandes luttes sociales récentes est importante. A l’image des mobilisations paysannes pour le travail et pour la terre menées par les ouvriers agricoles de Matagalpa, une riche région exportatrice de café, où -selon les chiffres officiels- un tiers des habitants souffrent de dénutrition. Ou encore les campements organisés durant des semaines devant le Parlement national pour exiger l’indemnisation d’anciens travailleurs des transnationales bananières, dont certains sont touchés à mort par le Meganon et d’autres substances chimiques. Sans oublier les mobilisations contre les tentatives de privatisation de l’eau, particulièrement dans la capitale ; les constantes et incessantes luttes étudiantes revendiquant l’attribution de 6% du budget national pour l’éducation ; les mobilisations citoyennes contre la corruption et pour le jugement des hauts fonctionnaires impliqués dans de nombreux délits de détournement des fonds publics...

NOTES :

[1] Cet article a été publié dans Le Courrier, Genève, Suisse. (ndlr)

[2] 1 euro équivaut à 1.52700 Franc suisse (CHF). (ndlr)

[3] Violeta Chamorro est la veuve de Pedro Joaquin Chamorro, directeur du journal La Prensa, assassiné le 10 janvier 1978 par les sbires somozistes. Son successeur, Arnoldo Aleman, est un ancien dirigeant de la Jeunesse libérale (le parti de la famille Somoza). En décembre 2003, il a été condamné à vingt ans de prison pour blanchiment, fraude et détournement de fonds (100 millions de dollars selon Transparency International). L’actuel président, Enrique Bolaños fut, dans les années 1980, l’un des principaux dirigeants du Conseil supérieur de l’entreprise privée, organisation patronale très vite liée à l’opposition de droite au sandinisme et à la contre-révolution.

[4] Dirigée par le père Fernando Cardenal, qui fut entre 1984 et 1990, ministre de l’Education, la croisade d’alphabétisation avait été l’objet d’appréciations élogieuses de la part de l’UNESCO.

[5] A chaque élection, les USA interviennent fortement dans le processus démocratique et mettent en garde contre les conséquences d’une victoire du sandinisme.

En cas de reproduction de cet article, veuillez indiquer les informations ci-dessous : RISAL - Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine URL : http://risal.collectifs.net/

Source : Le Courrier, le 17 juillet 2004.

Traduction : H. P. Renk. Collaboration : E-CHANGER.


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