Nelson Mandela... une longue lutte armée contre l’apartheid totalitaire

samedi 1er juillet 2023.
 

Entretien avec Denis Goldberg, l’un des quatre survivants du procès de Rivonia qui eut lieu à partir d’octobre 1963. Aux côtés 
de Nelson Mandela, il a été l’un des premiers engagés dans la lutte armée. 
Il a été libéré en 1985 après vingt-deux ans dans les geôles de l’apartheid. Il revient sur ce long combat.

Comment êtes-vous passé d’une lutte non violente à la lutte armée  ?

Denis Goldberg. Au début de l’année 1953, nous avons commencé à penser qu’inévitablement nous allions devoir prendre les armes. Il était clair à ce moment-là que l’État colonial d’apartheid n’abandonnerait pas le pouvoir. Mais il fallait que le peuple soit en mesure de comprendre la nécessité de la voie armée et l’accepte.

Il y avait tant d’actes de violence contre les manifestations de protestation. Par exemple, nous avons créé la charte de la liberté (Freedom Charter), en 1955, ce qui a été l’aboutissement d’une campagne massive pour que les gens s’impliquent politiquement. La charte appelait clairement à une démocratie non raciale. L’État d’apartheid a immédiatement déclaré qu’il s’agissait de haute trahison, a arrêté 156 personnes et les a traînées en justice. C’est ce qu’on a appelé le «  procès de haute trahison  », qui a duré longtemps et a absorbé toutes nos forces. Mais il y a eu d’importantes manifestations sur le thème «  Nous sommes derrière nos leaders  », il y a eu des grandes collectes de fonds… Les gens se sont vraiment mobilisés pour défendre leurs leaders qui, à la fin, ont été déclarés non coupables. Cela a été l’opportunité pour mettre en avant, publiquement, la politique du mouvement de libération, la charte de la liberté. Jour après jour il y a eu des articles dans la presse. Des gens comme Nelson Mandela et d’autres sont devenus des leaders connus.

Dans le même temps, en 1960, il y a eu le massacre de Sharpeville et la déclaration de l’état d’urgence. Or ce qu’a fait l’apartheid avec le procès de haute trahison a été de permettre aux leaders du mouvement de se rencontrer tous les jours et de discuter politique. Ce qu’ils ne pouvaient pas faire normalement  ! Petit à petit, après Sharpeville, le sentiment de la nécessité de prendre les armes s’est renforcé. En 1961, une grève générale a été organisée contre le système d’apartheid. Elle a été écrasée par le régime. Finalement, le peuple a été convaincu de la nécessité de recourir aux armes. J’ai aidé à organiser les manifestations de 1961 contre le racisme de l’État. Mais les gens rappelaient qu’ils avaient été sévèrement réprimés l’année précédente et qu’il fallait donc que nous les protégions de la violence de l’État. C’est ainsi qu’est né Umkhonto weSizwe (la lance de la nation), plus connu sous le nom de MK. Comme un bouclier et une lance (logo des MK – NDLR) pour protéger le peuple. Biens sûr, avec des méthodes plus modernes qu’une lance et un bouclier, mais c’était symbolique. C’était également un rappel des centaines d’années nécessaires aux Anglais pour conquérir le peuple d’Afrique du Sud. Mais, à l’époque, ils avaient asservi les tribus les unes après les autres. En ce début des années soixante, au contraire, il y avait l’unité du Congrès national africain (ANC), mouvement de libération, plus ses alliés du Parti communiste, du Congrès du peuple métis, le Congrès indien et le Congrès des démocrates des Blancs, progressistes, la plupart d’entre eux étant des communistes. Il y avait également le Sactu (le Congrès sud-africain des syndicats). À cette époque, les syndicats ne pouvaient jouer pleinement leur rôle, mais l’idée de l’unité des travailleurs restait vivante.

Qui a joué un rôle majeur 
dans la formation des MK  ?

Denis Goldberg. Nelson Mandela, de l’ANC, et Joe Slovo, secrétaire général du Parti communiste sud-africain (SACP), individuellement et ensemble, nous ont appelé à faire partie de cette lutte armée qui s’engageait et était absolument nécessaire. Pour ma part, j’étais un ingénieur, j’avais une qualification technique importante, parce que je suis blanc. Et dans une armée, il y a besoin de qualifications techniques. On m’a posé la question  : «  Denis, veux-tu en faire partie  ?  » J’ai immédiatement répondu oui  ! On m’a alors demandé de réfléchir. Mais j’y pensais depuis plus d’un an  ! À cause de cette brutalité, parce que toutes les voies pour des protestations pacifiques étaient bloquées.

Plusieurs années après, en Angleterre, on a demandé à Oliver Tambo (président de l’ANC décédé en 1993 – NDLR) si ce n’avait pas été difficile pour lui, qui, à l’origine, voulait devenir prêtre, de prendre les armes. Et Tambo avait répondu  : «  Non, pas du tout. La difficulté a été de retenir le peuple jusqu’à ce que nous soyons prêts à lancer la lutte armée. Nous devions prendre les armes.  » Je trouve son commentaire très intéressant. Chef Luthuli (président de l’ANC avant Tambo et prix Nobel de la paix 1961 – NDLR) a été consulté. Il a dit que, s’il fallait prendre les armes, il fallait le faire correctement. Certains disent maintenant qu’il n’était pas totalement d’accord mais j’ai des camarades très proches qui, à l’époque, avaient été le voir, comme l’avait fait Mandela. Et Chef Luthuli avait été clair. On ne pouvait pas laisser le peuple se faire massacrer. Il fallait prendre les armes.

La situation internationale 
de l’époque a-t-elle aidé cette stratégie ou, au contraire, l’a-t-elle freinée  ?

Denis Goldberg. Il y avait un environnement international qui nous le permettait. Il y avait la guerre froide, il y avait la possibilité de s’appuyer sur les pays africains nouvellement indépendants. Il y avait le soutien du bloc soviétique. Un soutien militaire direct, en formation et en matériel. Il y avait la solidarité internationale des peuples occidentaux qui faisaient pression sur leurs gouvernements qui freinaient l’imposition de sanctions à leur partenaire économique. Mais les nouveaux États africains ont vraiment joué un grand rôle. Nelson Mandela est sorti d’Afrique du Sud en janvier 1962 pour sillonner le continent et apprécier le soutien que nous avions. Lui-même a bénéficié d’un entraînement militaire en Algérie et a reçu de bons conseils là-bas, notamment pour envoyer des gens en Chine afin d’acquérir la formation nécessaire. D’autres sont allés dans des camps en Tanzanie… Nous avions besoin de ces soutiens. Ces pays africains ont d’ailleurs payé un prix très terrible. Les camps d’entraînement basés en Angola et au Mozambique ont été détruits par l’armée de l’apartheid. Des gens ont été tués, assassinés. Malgré cela, ces pays sont restés à nos côtés. Parce qu’il était impossible de se sentir libre si, dans cette partie de l’Afrique australe, régnait l’apartheid, qui les déstabilisait. Le rôle de Cuba a également été crucial, notamment en dans le sud de l’Angola, lors de la bataille de Cuito-Cuanavale, en janvier 1988. Celle-ci a opposé l’armée angolaise, soutenue par les troupes cubaines, à la rébellion de l’Unita, soutenue par l’Afrique du Sud de l’apartheid et les États-Unis. L’armée de l’apartheid a été battue. Cela a été un grand choc pour les Blancs d’Afrique du Sud de savoir que, pas seulement des soldats noirs, mais les peuples d’Afrique pouvaient vaincre l’armée la plus puissante d’Afrique. Cette bataille a amené la libération de la Namibie, alors sous l’emprise de l’apartheid, puis le départ des troupes cubaines d’Angola. De là est parti ce besoin d’établir une négociation en Afrique du Sud. Nelson Mandela, depuis sa prison, a pu lancer son appel à la négociation. C’est ce que nous voulions trente ans auparavant lorsque nous avons fondé Umkhonto weSizwe. Depuis l’extérieur, Oliver Tambo demandait la même chose. De l’autre côté, le gouvernement d’apartheid voulait négocier. Il était sous la pression des Occidentaux qui ne voulaient pas perdre leurs investissements, notamment dans les mines. Les négociations se sont donc ouvertes.

La lutte armée, à elle seule, a-t-elle permis la victoire  ?

Denis Goldberg. La lutte armée aurait sans doute pu être poursuivie plus fortement. Il y a eu des événements spectaculaires  : les attaques contre les raffineries de pétrole, l’attaque contre le quartier général des forces armées au cœur de Pretoria… Un véritable choc psychologique. Un choc pour les jeunes Blancs. Ils devaient tous faire leur service militaire, aller dans des zones de combat, perdre une jambe parce qu’ils sautaient sur une mine antipersonnel. Ils revenaient alors à la maison et s’apercevaient que les emplois qui étaient réservés aux Blancs sous l’apartheid étaient maintenant occupés par des Africains. Pourquoi se battaient-ils  ? Ils étaient désillusionnés. C’est pourquoi, au milieu des années quatre-vingt, de plus en plus de jeunes Blancs refusaient de faire leur service militaire. Le gouvernement ne pouvait rien faire. Les jeunes Blancs disaient qu’ils étaient prêts à défendre l’Afrique du Sud contre une invasion étrangère mais pas à occuper les townships. Ils refusaient pour des raisons religieuses, morales ou politiques. Ce qui amenait les familles à changer d’attitude parce qu’elles devaient leur trouver des endroits où se cacher. Il y avait également un mouvement initié par des Blanches, opposé à l’absurdité de l’apartheid, à sa brutalité et à son inhumanité. Beaucoup de religieux ont aussi, à ce moment-là, arrêté leur soutien au système d’apartheid. Il ne restait plus que la négociation. C’était devenu un besoin pour y mettre fin.

Il y avait donc la lutte armée, mais également tout le travail politique, la connexion, dans les années quatre-vingt, avec le mouvement syndical qui considérait que son activité ne s’arrêtait pas à la porte de l’usine mais devait concerner la vie quotidienne des travailleurs. Et surtout la création en 1983 du Front démocratique uni (UDF) a permis de rassembler tous les types d’organisations, caritatives, sportives, syndicales… Elles ont adopté la charte de la liberté qui était la guilde politique de l’ANC. Ce concept de «  l’Afrique du Sud appartient à tous ceux qui y vivent  » a été un point clé. Il ne s’agissait plus de Blancs et de Noirs mais de tous. Enfin, la solidarité internationale a été particulièrement importante. Après ma libération, j’étais basé au siège de l’ANC à Londres. J’ai été souvent envoyé à la Fête de l’Humanité. La solidarité était vraiment étonnante. En France, le Parti communiste français (PCF) a vraiment soutenu notre représentante, Dulcie September, lui a fourni un bureau, la CGT a aidé financièrement… Il y avait d’autres groupes anti-apartheid, comme les Rencontres contre l’apartheid. Mais c’était vraiment à gauche  !

Pour ceux de ma génération, la lutte armée a été un moyen pour rendre victorieuse la lutte politique. La lutte armée n’a pas pris la place du combat politique. À la fin nous avions la lutte armée, la politique clandestine à l’intérieur de l’Afrique du Sud, la lutte légale à travers l’UDF et la solidarité internationale. Voilà les quatre piliers de notre lutte. Aucun pouvoir ne peut tolérer cela, d’autant plus lorsqu’il est de plus en plus isolé. Il s’est alors militarisé de plus en plus. Et l’idée de démocratie a disparu, même pour les Blancs. Leurs conditions de vie se sont même dégradées tant le coût de la survie de l’apartheid était élevé. Pourquoi alors maintenir l’apartheid si ça ne vous profite même pas  ?

Entretien réalisé par Pierre Barbancey, L’Humanité


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