Capitalisme néolibéral, vie quotidienne et dépolitisation du politique

mercredi 28 août 2013.
 

Directrice 
de recherches 
au CNRS, Béatrice Hibou inscrit ses travaux dans la filiation de ceux 
de Max Weber et 
de Michel Foucault. Après 
son Anatomie politique 
de la domination (1) 
la sociologue et politologue, aussi bien dans son dernier livre, la Bureaucratisation 
du monde à l’ère 
néolibérale (2) que 
dans la Bureaucratisation néolibérale (3), ouvrage collectif publié cette année sous sa direction, 
s’attache à l’analyse 
d’un processus dont l’effet d’envahissement sur notre société, aussi bien au niveau des institutions que de la vie quotidienne, 
va croissant. L’examen qu’elle mène et coordonne aboutit à un paradoxe 
qui appelle résistances 
et microrésistances, 
à la vigilance autocritique. Car il n’y a pas, selon 
sa perspective, imposition «  d’en haut  » des normes de la bureaucratie néolibérale comme facteurs de domination. Les individus sont à la fois le relais de ces pratiques bureaucratiques et les vecteurs d’aspirations qui s’y opposent. Cette autocritique est exigeante.

On associe souvent le phénomène bureaucratique à l’État. Vous abordez le processus de bureaucratisation contemporain à partir de la grande entreprise capitaliste comme foyer génétique. N’est-ce pas, pour ainsi dire, 
un retour aux sources  ? Qu’y a-t-il de nouveau avec la bureaucratisation « néolibérale »  ?

Béatrice Hibou. À partir du constat que nous faisons tous, que la bureaucratisation atteint aujourd’hui la vie et les relations sociales en général à travers l’extension continue de normes, règles, procédures et qu’elle ne s’incarne pas seulement dans les institutions de l’État, nous avons voulu analyser le moment contemporain que l’on qualifie généralement de néolibéral. Qu’est-ce qui est nouveau  ? Ce n’est certainement pas que la bureaucratie caractérise le secteur privé, entreprises ou banques. Marx et Weber en avaient parlé en leur temps, de même que les auteurs marxistes. Ce qui me semble nouveau, c’est au contraire que les normes, règles, procédures qui forment la bureaucratie néolibérale sont principalement issues du «  privé  », y compris dans le «  public  », selon le principe d’homothétie public-privé, fondé sur le postulat de l’unicité des logiques économiques et financières, et donc d’équivalence entre public et privé, et sur la croyance en la supériorité managériale du privé sur le public. C’est ce qu’illustre le «  new public management  », mais de façon plus générale l’extension de l’audit ou des techniques privées de comptabilité, de «  reporting  » ou d’évaluation des actifs. Cette diffusion des normes et procédures s’étend à la société tout entière, comme le suggère notre langage de tous les jours, lorsqu’on affirme «  gérer  » sa vie ou tel ou tel problème quotidien, ou l’extension des procédures de certification, de normalisation, ou de labellisation dans l’alimentation ou les loisirs. Le second trait caractéristique de la bureaucratisation néolibérale, c’est l’exacerbation de sa nature formelle  : toute bureaucratie est abstraite et formelle mais les codes, normes, règles et principes qui forment la bureaucratie néolibérale sont issus d’un travail d’abstraction réalisé à partir d’un monde particulier, celui du marché et de l’entreprise. En se diffusant à des contextes et à des domaines qui sont donc totalement étrangers à ceux qui leur ont donné naissance, la généalogie de ces formalités est pour ainsi dire perdue, en tout cas occultée. Ces abstractions, qui sont donc des formes sociales avec une histoire propre, convoient avec elles des conceptualisations, des façons de penser et de problématiser qui ne sont pas forcément compatibles avec leurs nouveaux espaces d’application, ce qui explique le sentiment de perte de repères ou de sens souvent exprimé.

N’est-ce pas là un effet de la montée 
de la puissance des multinationales et de 
leur tendance « totalitaire » sinon totalisante  ? De leur « triomphe » sur les États-nations  ?

Béatrice Hibou. Je ne dirais pas que c’est le triomphe des multinationales. Bien entendu, il y a hégémonie d’une certaine mise en forme capitaliste. Mais de là à dire que c’est le fait d’un projet capitaliste, non  ! Cette hégémonie n’est pas l’expression d’une intention ou d’une intentionnalité mais de la rencontre de différentes intentionnalités et de non-intentionnalités. Je ne nie pas que des grandes entreprises, des cabinets d’expertise ou des cabinets juridiques ou de grandes banques aient un projet d’hégémonie économique ou financière. Mais ceci est absolument insuffisant pour expliquer la diffusion de la bureaucratie néolibérale. Il faut essayer de chercher au-delà de cet aspect visible. Elle résulte d’une «  constellation d’intérêts  », selon l’expression de Max Weber, qui fait qu’on a des rencontres d’«  intérêts  », qui ne sont pas forcément en harmonie, ni même du même ordre. Nous montrons ainsi que si ces normes et procédures – ces formalités comme je les appelle – s’étendent, c’est premièrement parce que les États se les approprient et leur donnent force, non pas forcément parce qu’ils s’alignent sur les multinationales ou qu’ils sont cannibalisés par ces dernières, mais parce que, selon le principe d’homothétie public-privé, ils considèrent ces formalités comme efficaces, pratiques, judicieuses ou utiles, ou encore parce que leur pouvoir s’exprime principalement par leur insertion dans les rapports de forces et les luttes entre formalités en compétition. Si ces formalités prennent racine, c’est en second lieu parce qu’il y a rencontre entre les volontés et tentatives d’imposition de la part d’acteurs privés et des considérations tout autres émanant de citoyens ou d’autres intérêts constitués. Cela peut être des demandes de sécurité, des demandes de transparence, des demandes de justice, des demandes de meilleure consommation. Les normes ISO par exemple, et notamment la norme ISO 9000 de qualité et de management, étaient en germe dès les années 1950, mais l’ISO 9000 n’est devenue dominante et incontournable qu’à partir du moment où elle a rencontré des revendications et des objectifs d’organisation de défense de consommateurs. On comprend la puissance de ce processus de bureaucratisation néolibérale  : il ne s’agit pas d’un projet qui est porté par le capitalisme ou par les multinationales mais d’un processus beaucoup plus complexe et diffus de normalisation qui prend corps, qui prend sa puissance et sa force dans la société.

Taylor, l’un des promoteurs du « travail 
à la chaîne », se plaignait de ce qu’on 
ne pouvait pas réduire les ouvriers à l’état 
de « gorilles apprivoisés ». Dans le même ordre d’idées, de quoi se plaignent les promoteurs 
de la bureaucratisation néolibérale  ?

Béatrice Hibou. Si l’on suit la ligne de démonstration que nous faisons, il n’y a pas de promoteurs définitivement identifiés de la bureaucratisation néolibérale. Celle-ci n’est ni une structure, ni une institution, ni un dispositif administratif  : c’est un ensemble de dispositifs normatifs et procéduraux, diffus, éclaté et souvent insaisissable. D’une certaine manière, nous sommes tous des bureaucrates dans la mesure où cet ensemble de dispositifs normatifs et procéduraux ne se diffuse et ne s’étend à l’ensemble de la société que par nos propres actions, nos propres compréhensions. Mais soyons clairs  : souvent cette diffusion se fait à notre insu. Dans nos démonstrations respectives, nous montrons précisément que la bureaucratie néolibérale ne vient pas d’en haut ou de l’extérieur mais qu’elle procède par le truchement des individus et de leur façon d’être, de comprendre et d’agir dans la société. Quand on recherche la sécurité à tout prix ou qu’on veut que soit appliqué le principe de précaution, quand on voit dans l’efficacité et l’excellence les meilleurs principes de gestion de la vie publique, quand on croit à l’évaluation, à l’audit, aux techniques de transparence et même paradoxalement aux mécanismes participatifs comme ressort de la démocratie, quand on perçoit la modernité dans les termes d’une rationalisation toujours plus poussée, quand on cherche à faire le mieux possible son travail, on contribue à diffuser ces formalités qui forment la bureaucratisation néolibérale, même si l’on n’en a pas l’intention. Ce qui ne veut pas dire, bien évidemment, que des acteurs n’aient pas de leur côté des projets beaucoup plus intéressés et volontaristes et qu’ils ne se «  plaignent  » pas. Ils «  se plaignent  » aujourd’hui, en ce sens, pour les uns, par exemple l’industrie de la norme, de la non-conformité, de la non-compréhension ou de la non-application des procédures, des normes et des codifications, pour les autres, par exemple les industriels des pays les plus avancés et les grands cabinets juridiques, de ce qu’ils nomment la contrefaçon et qui n’est que la non-application d’un droit de la propriété intellectuelle étendu tous azimuts. Ils «  se plaignent  », pour d’autres encore, par exemple le capitalisme financier ou «  grand capital  », du dévoiement, de la réappropriation et des jeux autour des critères qu’il estime être l’ordre naturel des choses, pour d’autres toujours de l’«  archaïsme  » des syndicats, de la résistance des «  privilégiés  » de l’État providence par refus de la flexibilité et de l’adaptation permanente, bref de la mentalité d’«  assisté  ». Mais la critique peut viser aussi d’autres règles et normes puisque, évidemment, il n’y a pas unification en la matière. Sont alors ciblées les règles qui «  faussent la concurrence  » et troublent le respect des «  bonnes conduites  » telles qu’ils les imaginent.

Mais qu’est-ce qui résiste, dans l’ordre pratique, à la mise en œuvre 
de cette bureaucratisation néolibérale  ?

Béatrice Hibou. Beaucoup de choses  ! Les subjectivités ne peuvent pas être entièrement formatées dans la mise en forme néolibérale qui est celle issue du marché et de l’entreprise et donc, essentiellement, du management et de l’organisation industrielle moderne. La vie quotidienne est certainement de plus en plus envahie par cet ordre néolibéral – ce qui suscite un sentiment de perte de sens du travail, de la souffrance, au travail comme, paradoxalement, en l’absence de travail. Mais, dans la mesure où les gens ne sont pas des machines ou des continuations de machines, la vie quotidienne ne se résume pas à cette dimension. D’une part, les normes ne sont pas imposées d’en haut  ; elles ne peuvent qu’être interprétées pour être appliquées, précisément parce qu’issues d’un processus d’abstraction spécifique, elles nécessitent une adaptation qui est directement influencée par les rapports de forces du moment. Dans ce processus, les subjectivités s’expriment et les «  résistances  » jouent. Il n’y a pas imposition de normes fixées à l’avance et prescrivant la vie en société  ; les normes ne prennent sens que dans leur exercice concret, dans l’expérience individuelle. D’autre part, tout comme les individus sont le relais des pratiques bureaucratiques, ils sont aussi le vecteur d’autres aspirations, d’autres conceptions de la vie en société. C’est ainsi qu’il faut comprendre ce qui est interprété comme du désengagement, de la distanciation, du désintérêt, ce que les Allemands appellent «  Eigensinn  », le «  quant-à-soi  », c’est-à-dire le fait de suivre sa propre voie sans rentrer dans la mise en forme qui fait norme. C’est ainsi aussi qu’il faut interpréter ce que l’on nomme les «  bricolages  » du quotidien ou la résistance. Car les relations sociales ne sont pas entièrement soumises à ce processus de rationalisation qui allie division du travail, spécialisation, formation technique, évaluation par des procédures impartiales. En ce sens, l’exacerbation des formalités crée des «  informalités  », dans le sens de ce qui ne peut pas entrer dans le processus de formalisation. On ne peut comprendre la société néolibérale actuelle que dans cet enchevêtrement de formalités et d’informalités. Un exemple très concret, celui de la Grèce  : on «  découvre  », en 2009-2010, que la Grèce trafique ses chiffres. Or cette découverte est tout sauf étonnante si l’on adopte cette conceptualisation  : le processus d’intégration à l’Europe était politique, mais il était conditionné par le respect de formalités issues d’abstractions économiques, organisationnelles, sociales, bureaucratiques et politiques totalement étrangères à la Grèce. Pour les respecter, il a fallu créer des informalités de façon à faire entrer le pays dans les normes. Autrement dit, c’est le processus même d’européanisation et de bureaucratisation néolibérale qui a suscité en Grèce tout ce système d’informalités. 
La «  découverte  », vingt ans ou trente ans plus tard, de ce système ne fait que refléter un changement du regard, de perspective, sur la règle, la formalité et non plus sur le politique, sur l’objet même du processus d’européanisation.

N’est-ce pas à mettre en rapport avec la dérive de l’idée de gouvernement vers les concepts de « gouvernabilité » ou de « gouvernance »  ?

Béatrice Hibou. Oui, tout à fait. L’exemple de la Grèce l’illustre bien. En ne parlant pas de gouvernement mais de gouvernance ou de gouvernabilité, on dépolitise la question et on la technicise. La gouvernance ou la gouvernabilité, ce ne sont pas des concepts analytiques, ce sont des normes, des procédures. Réfléchir en termes de gouvernance, c’est mettre l’accent sur l’universalité de la rationalité économique, et même entrepreneuriale, sur la dimension technocratique de ce processus et sur son efficacité, sa moralité, dans une vision dépolitisée et très opérationnelle du gouvernement. C’est une forme très idéologique d’analyse du politique. Cette «  dépolitisation  » fait sortir l’art de gouverner de la question de l’exercice du pouvoir et de la domination, et ce faisant élude les grandes questions, celles de l’inégalité, de la lutte et des conflits, des rapports de forces entre acteurs aux positions différentes, voire incompatibles.

Entretien réalisé par 
Jérôme Skalski, L’Humanité


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