« Il y a plus de délinquants dans les 500 plus grandes fortunes que dans n’importe quel camp de Roms »

mardi 3 décembre 2013.
 

Je répondais cette semaine aux questions de l’hebdomadaire Golias pour un assez long entretien sur mon livre.

Vous évoquez dans votre ouvrage, à de multiples reprises, l’existence d’un « lobby politico-sécuritaire »

Qu’entendez-vous par cette formule ? On trouve dans ce lobby des responsables politiques, des cadres policiers, des dirigeants d’entreprises spécialisées ou de grandes entreprises du CAC 40, des experts autoproclamés, des journalistes. Cette bande se partage un butin sécuritaire aux profits extrêmement divers : parts d’audience médiatique, plus-values électorales, copieux marchés publics… Je veux vous aider à mesurer l’importance des enjeux en présence. Au plan politique, les ministres de l’intérieur ont les meilleures cotes sondagières et beaucoup sont désormais convaincus que cette fonction est le marchepied idéal vers l’Elysée. Au plan économique, savez-vous que la troisième entreprise privée du monde par le nombre de ses salariés est un groupe transnational de sécurité ? En France, le secteur de la sécurité privée pèse déjà plus de 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 200 000 salariés. Fichiers digitaux et génétiques, bracelets électroniques, nouvelles armes non létales, vidéosurveillance, diagnostics locaux de sécurité : toutes ces technologies policières sont aussi des marchandises au catalogue. Au plan médiatique, on sait depuis le 19e siècle que le traitement des faits criminels fait exploser les ventes de papier journal. Enfin, au plan intellectuel, beaucoup de financements européens et nationaux ciblent les recherches sur ces thèmes. Sous Sarkozy, la criminologie a bénéficié de la création d’une chaire au CNAM et d’une section spécifique au conseil national des Universités. Aucune discipline ne peut en dire autant. Il s’agit du couronnement du dispositif. Les intellectuels organiques du lobby sécuritaire, dont l’archétype est Alain Bauer qui est au croisement de tous ces mondes, fabriquent un discours commun qui donnent au lobby pollitico-sécuritaire une force d’imposition considérable. Pensez-donc, lorsqu’un policier, un expert, un élu et un journaliste défendent les mêmes idées sur un plateau de télévision, celui qui ne va pas dans leur sens passe pour un idéologue illuminé.

Sarkozy a donc réussi à installer un double dispositif particulièrement efficace. D’un côté, il a porté une approche très idéologique de la lutte contre la délinquance, qu’il a située dans la continuité de la mobilisation politico-culturelle de la droite contre « l’esprit de mai 68 » censé avoir « affaibli l’autorité ». De l’autre, il a créé de nombreux organismes en apparence purement techniciens : ONDRP, CNAPS, CSFRS… Un observateur aurait pu croire que le président commun à toutes ces instances, Alain Bauer, était livré avec la tribune. Ces institutions sont le moyen d’assurer la cohésion et la prédominance d’un lobby sécuritaire qui s’est vu peu à peu confier le soin de définir les menaces qui viseraient la sécurité intérieure et les réponses qu’elles appelleraient. Cette opération a été facilitée par l’attitude du PS qui s’est mis à dire que « la sécurité n’est ni de droite ni de gauche » alors qu’en réalité la tâche de ces « experts » est extrêmement politique. Le pire c’est que plusieurs de ces sécuritaires le savent très bien pour s’être nourris des écrits de Carl Schmitt qui expliquent que la fabrication de l’ennemi est le propre de la politique.

Votre livre aborde la question de « l’insécurité » et cite de très nombreuses études ou chiffres, parmi lesquelles des comparaisons entre les statistiques des assureurs et celles communiquées par le ministère de l’Intérieur sous Sarkozy. Vous dénoncez une manipulation. Comment celle-ci a selon vous été possible et comment se fait-il qu’elles aient pu rester si longtemps inaperçues ?

C’est d’abord la conséquence du poids du lobby politico-sécuritaire. Qui était chargé de publier et commenter les chiffres ministériels de la délinquance ? Bauer. Qui était invité ensuite sur les plateaux de radio et télé ? Le même… Mais c’est aussi la conséquence de la politique interne à la police et à la gendarmerie mise en place par Sarkozy. Lorsqu’il est entré place Beauvau, il a proclamé la culture du résultat. Il a invité chacun à le juger à l’aune des « chiffres de la délinquance » publiées par son ministère. Mais il a aussi annoncé qu’il évaluerait les fonctionnaires de police sur la même base. Des primes ont été mises en place pour inciter chaque commissariat à produire de bons chiffres. Or un thermomètre ne vaut plus rien s’il sert à évaluer celui qui le manipule. C’est comme si le ministre de l’éducation promettait de faire progresser le niveau des élèves tout en décrétant que la note de chaque enseignant dépendra de la moyenne de sa classe… La manœuvre de Sarkozy a été d’autant plus efficace que la statistique policière ne vaut rien. Il est extrêmement simple de faire baisser le nombre de délits en les requalifiant par exemple en contraventions. Les taux d’élucidation sont totalement faussés par les infractions autoélucidés : c’est le cas des délits d’usage sans revente de stupéfiants, de séjour irrégulier, de racolage passif, de recel… Interpeller sur la voie publique une prostituée en possession de cannabis et en situation irrégulière rapporte trois infractions élucidées. Soit autant qu’une filière de trafic d’héroïne avec dix personnes interpelées (on compte alors une seule procédure), plus un proxénète et un groupe de passeurs arrêtés, ce qui demanderait à chaque fois des heures d’enquête. Je donne dans mon livre de nombreux exemples de l’escroquerie sur les chiffres pratiquée sous Sarkozy. Vous verrez à quel point les manipulations peuvent être grossières. Mais si les chiffres ministériels ne nous disent presque rien sur la réalité de la délinquance, ils ont malheureusement un effet très concret en détournant l’activité des policiers vers des priorités imbéciles.

Que pensez-vous des élus locaux de gauche, socialistes, et parfois même communistes, qui disposent dans leurs villes des caméras de vidéo-surveillance ?

Ils se font pigeonner. Les caméras peuvent être utiles dans quelques cas bien spécifiques. Mais leur généralisation sur la voie publique est un attrape-nigaud. Car le dispositif est extrêmement couteux, au plus grand bénéfice de sociétés comme Veolia ou Vinci, tandis que les résultats sont très limités. Je donne l’exemple de la ville de Saint-Etienne où le coût par interpellation, pour des délits mineurs, se monte à 10 000 euros. La vidéosurveillance participe de l’illusion technicienne selon laquelle on pourrait améliorer la sécurité en réduisant la présence humaine. Bientôt il y aura des logiciels d’intelligence artificielle pour repérer les mouvements suspects. Et un jour des drones chargés de procéder aux interpellations. A force de déshumaniser les délinquants, décrits désormais comme des « ennemis intérieurs », on aura fini de complètement déshumaniser les policiers.

Par quel biais est-il selon vous possible de démasquer culturellement et politiquement cette idéologie sécuritaire ?

Il faut d’abord démonter un mensonge. On nous fait croire que ces politiques sécuritaires sont un nouvel arbitrage entre la sécurité et la liberté plus favorable au premier terme de l’alternative. En réalité, c’est une nouvelle conception de l’action policière et de l’action publique en général qui a fait la démonstration de sa totale inefficacité. C’est pourquoi il ne faut pas laisser passer la falsification des statistiques répétée en boucle qui veut faire croire que Sarkozy aurait été performant en la matière.

Votre livre est paru en pleine « affaire du bijoutier de Nice ». Le traitement de ce fait-divers tragique a-t-il selon vous dérogé au traitement médiatique et politique d’autres faits-divers ? Le problème de l’insécurité n’est-il pas par ailleurs un problème médiatique ?

Comme toujours, les médias ont ouvert un débat sur « la délinquance » à partir d’un fait divers. C’est très pénible car devant de tels drames beaucoup de personnes, dont moi, préfèreraient se taire. Ces vies brisées méritent davantage de silence et moins de commentaires. Néanmoins, les déclarations d’un Estrosi ont montré à quel point les débats sur la délinquance sont hautement politiques. Alors qu’il dénonce régulièrement la « culture de l’excuse » qu’il prête à la gauche, nous l’avons vu déclarer qu’il fallait comprendre le meurtrier. Et même l’absoudre avant tout procès ! Je suis tout à fait prêt à comprendre les motivations de cet homme mais je ne confonds pas les circonstances atténuantes et la légitime défense qui l’exonèrerait de toute responsabilité individuelle. De plus, la légitime défense n’autorise pas à tuer pour empêcher un vol. La vie humaine est en effet la valeur la plus élevée de notre société et c’est pourquoi le code pénal sanctionne plus lourdement le meurtre que le vol. Estrosi promeut donc un basculement très grave qui consacre comme valeur centrale la propriété privée, et donc le rapport de forces des puissants. Aucune société ne peut vivre en paix sur une telle base.

Les pensées ou figures critiques de l’idéologie sécuritaire sont régulièrement accusées de laxisme, de recourir à une « culture de l’excuse », et autres poncifs droitiers. Est-ce selon vous le fruit d’un clivage ancestral droite/gauche ? Est-ce selon vous le fruit d’une hégémonie culturelle tendant à se droitiser ? Que répliquez-vous à ces poncifs ?

C’est une forme d’intimidation qui me laisse de marbre. Car je ne partage pas la vision paternaliste qui situe le crime dans les « basses couches de la société ». S’il existe une délinquance de subsistance ou de survie, celle-ci a très fortement reculé. Ce qui émerge en revanche est une délinquance qui vise à monter plus vite les barreaux de plus en plus écartés de l’échelle sociale. Sa source n’est pas la pauvreté mais l’inégalité. En réalité la « culture de l’excuse » protège les fraudeurs du fisc, la délinquance patronale, les paradis fiscaux. Il y a plus de délinquants dans la liste des 500 plus grandes fortunes du monde que dans n’importe quel camp de Roms.

La Police jadis comptait des forces syndicales bien plus marquées à gauche qu’aujourd’hui, notamment du fait de la présence dans ses rangs de policiers communistes qui, s’ils étaient minoritaires, se faisaient parfois entendre. Votre livre est-il un plaidoyer afin que la gauche pense la fonction sociale de la Police et se réapproprie une « Police du Peuple » malgré un héritage libertaire ayant assimilé l’idée de Police à la défense des possédants et de l’ordre moral ?

Je suis républicain c’est-à-dire que je crois à la souveraineté populaire. Notre mystique républicaine célèbre le moment où la loi traduit la volonté générale. Mais dans les faits, les lois votées par le Parlement sont appliquées par des fonctionnaires chargés de cette mission. Ceux-ci sont nécessairement amenés à réinterpréter les normes légales, en tolérant telle ou telle infraction et en faisant appliquer bien plus fermement telle autre. Les libertaires ont raison de mettre en garde sur les risques qui s’attachent à l’exercice de la force, quand bien même celle-ci serait légitime. Mais nous ne pouvons pas nous désintéresser des forces chargées d’appliquer la loi. C’est vrai pour les policiers autant que pour les inspecteurs du travail.

Vous plaidez dans votre ouvrage pour une légalisation contrôlée du cannabis. Ne craignez-vous pas que, loin d’assécher un seul marché, les trafiquants n’en irriguent d’autres, comme celui de la cocaïne et des opiacés ?

Je pars d’un constat objectif : la pénalisation de la consommation de cannabis est un immense échec. Il y a en France quatre millions d’utilisateurs réguliers. Vu la facilité avec laquelle on peut se procurer la marchandise, c’est un « business » des plus simples à mettre en place. Puis, quand le trafic se développe, les trafiquants rentabilisent les « go fast » organisés pour amener le cannabis en France en transportant également d’autres drogues, notamment de la cocaïne et les concurrents potentiellement trop nombreux s’éliminent les armes à la main. C’est donc la situation actuelle qui favorise le passage du trafic de cannabis à d’autres stupéfiants qui sont, eux, mortels.

Les classes populaires sont majoritairement hostiles à cette légalisation. Ne prenez-vous pas le risque de vous aliéner de nombreux électeurs par cette proposition alors que parmi eux certains pourraient être sensibles à vos propositions de lutte contre la délinquance financière ?

Je n’ai pas fait ce livre pour répondre à une demande électorale. Je suis parti des réalités cachées par le lobby sécuritaire pour y apporter des réponses efficaces parce qu’humaines. D’ailleurs je constate que Sarkozy lui-même avait fini par mettre en place des politiques de contraventionnalisation du délit d’usage de cannabis sans revente dans le département des Hauts-de-Seine. Je suis dont prêt à un débat avec lui ou avec ses amis. Et si je suis aujourd’hui minoritaire, c’est à mes yeux une raison de plus de chercher à convaincre.

En quoi le Ministre de l’Intérieur Manuel Valls se différencie-t-il de Nicolas Sarkozy du temps où ce dernier était lui aussi à l’Intérieur ?

Sarkozy menait une politique de droite décomplexée, Valls mène une politique de droite complexée. Car il lui faut encore dire rituellement qu’il est de gauche. Mais sur le fond des dossiers c’est la continuité qui domine. Derrière les discours, Valls n’a pas remis en cause la politique du chiffre. Il a fait peu de réformes depuis qu’il est en place, pour l’essentiel une loi sur le terrorisme et une réforme du renseignement intérieur qui sont dans la droite ligne des politiques précédentes.

Si vous étiez Ministre de l’Intérieur, quelles seraient les priorités de votre action ?

Je ne crois pas à une énième réforme de la police et je pense que la seule attitude réaliste est d’y réaliser une révolution citoyenne. Ce qui reste de pensée réformiste de gauche sur le sujet se concentre en deux idées. D’un côté il faudrait passer d’une police qui protège l’Etat à une police au service du citoyen. Or je crois hélas que la police ne protège même plus l’Etat. La lutte contre la corruption que l’on voit se développer avec une décentralisation sans contrôle n’est clairement pas une priorité. Cela le serait encore moins si l’on confiait aux maires la maîtrise des politiques locales de sécurité. Les atteintes aux biens publics, je pense notamment à la fraude fiscale, bénéficient d’une grande complaisance et impunité. Aujourd’hui, la police –et plus généralement les dispositifs sécuritaires qu’ils soient publics ou privés- est davantage mise au service de l’oligarchie en place. L’Etat est largement désarmé. Je défends donc dans mon livre d’autres priorités, notamment la lutte contre la finance et le contrôle des capitaux et une action contre les dérives mafieuses dans nos territoires.

L’autre réforme classique à gauche est la défense de la police de proximité. Or je suis persuadé que si l’on envoie aujourd’hui des policiers même volontaires, patrouiller à pied dans les quartiers chauffés à blanc par les opérations de la BAC voire les opérations de « saturation de l’espace » confiées aux CRS, ils reviendront en furie si ce n’est pas avec des blessés. C’est ce qui me conduit à défendre le recours à la conscription pour rétablir le lien brisé entre la police et le peuple.


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