Pourquoi les socialistes haïssent-ils les professeurs ? par Denis Colin

jeudi 2 janvier 2014.
 

Ce qui se passe dans l’Éducation Nationale a un goût de déjà vu. C’est Claude Allègre qui avait décidé de « dégraisser » le mammouth, s’en était pris aux professeurs quasiment traités de fainéants et avait imposé sa « réforme » malgré l’opposition massive des professeurs et souvent des élèves et de leurs parents. Le PS l’a payé au prix fort : selon les sondages 150000 enseignants électeurs habituels du PS auraient voté pour Chevènement ou Besancenot. Résultat : Jospin éliminé au premier tour de la présidentielle.

Avec Peillon, c’est « Allègre : le retour ». Il impose au nom de la « refondation républicaine de l’école » un train de réformes qui conduisent à accélérer la dislocation de l’école républicaine et préparent l’entrée massive du privé sur le terrain de l’éducation.

Acte I : la réforme des rythmes scolaires. C’est Darcos, ministre de Sarkozy, qui avait imposé la semaine de quatre jours dans le primaire et projetait d’introduire des heures de projets prétendument éducatifs et culturels pendant les horaires scolaires. Ce que projetait Darcos et qu’il n’avait pas pu réaliser, c’est ce à quoi s’est employé Peillon, qui rétablit l’école sur cinq jours, mais sans la coupure du mercredi et en introduisant sous la responsabilité des communes du périscolaire à l’intérieur même de l’école, du périscolaire assuré par des « animateurs ». Beaucoup a déjà été dit sur les conditions ahurissantes de mise en œuvre de cette réforme : des animateurs sans formation, des agents municipaux sans qualification, sont brutalement promus au rang d’éducateurs en lieu et place des professeurs des écoles. Mais l’essentiel est ailleurs. Il ne s’agit pas tant de la mise en œuvre d’une réforme bâclée pour laquelle l’appareil des élus socialistes a été mobilisé pour applaudir le chef génial. Il s’agit des principes fondateurs de l’école : une partie du temps scolaire est passée sous la coupe des mairies, dépendant des moyens financiers et des groupes de pression locaux. C’est-à-dire que l’éducation nationale n’est plus nationale. Prolongement des projets d’établissement chers à Jospin, il s’agit de développer les écoles comme autant d’établissements autonomes, dirigés par un « manager » – il s’agit en effet de transformer le directeur d’école, de collègue en chef. Ces établissements autonomes pourraient ainsi être facilement mis en concurrence avec des entreprises privées d’éducation, à destination des enfants des classes aisées... Darcos et Ferry, anciens ministres de droite ont d’ailleurs chaudement félicité leur collègue Peillon.

Acte II : la réforme du statut des professeurs du secondaire avec la fin des décrets de 1950 qui consacraient le statut particulier des professeurs. L’orientation est claire : soumettre les professeurs aux règles générales de la fonction publique, c’est-à-dire en l’occurrence les « soumettre à la réglementation sur le temps de travail applicable à l’ensemble de la fonction publique ». Si la mention des 1607 heures annuelles ne figure plus dans le projet, il faut rappeler que l’article premier du décret du 25 août 2000, relatif au temps de travail dans la fonction publique, stipule que « le décompte du temps de travail est réalisé sur la base d’une durée annuelle de travail effectif de 1607 heures ». Les professeurs n’auraient donc plus de statut particulier et la réforme Peillon permettrait d’en finir avec les ORS (obligations réglementaires de service) qui définissaient des services maxima : 18 heures pour les certifiés, 15 heures pour les agrégés, respectivement 20 et 17 heures pour les professeurs d’EPS. Ces ORS incluaient des décharges : 1 heure dite de première chaire pour les professeurs ayant au moins 6 heures dans des classes d’examen – 1ère et terminales –, 1 heure pour classe à effectif pléthorique (plus de 36 élèves) et une autre heure quand l’effectif dépasse 42 élèves, à quoi il faut ajouter la quotité des professeurs de CPGE, une heure en CPGE comptant pour 1,5 heure.

Selon les méthodes en vigueur dans les sommets de l’État depuis pas mal de temps, on dit le contraire de ce que l’on fait puisque le ministère affirme que « les statuts particuliers sont maintenus ». Si les horaires de cours sont maintenus, ils ne sont plus des maxima mais seulement des horaires de référence (sic). C’est qu’en effet tout change. Les professeurs avaient des maxima de service parce que leurs heures de travail effectif n’étaient pas comptées : la mission du professeur étant l’enseignement : il faut non seulement faire cours, mais aussi préparer les cours, corriger les devoirs, corriger les examens, préparer et assister aux conseils de classe, participer aux réunions de l’équipe pédagogique, aux conseils d’enseignement, etc. Cela suffisait à occuper les professeurs. Avec Peillon, si cette mission est maintenue, d’autres missions sont intégrées à ces obligations de service d’enseignement, notamment toutes sortes d’activité de « partenariat » avec les collectivités locales ou les entreprises. En fait, le temps de travail des professeurs serait ainsi entièrement soumis au chef d’établissement, dans la limite des 1607 heures annuelles et notamment pourrait progressivement être imposée une présence dans l’établissement de 35 heures par semaine, ainsi que l’avait proposé la candidate Ségolène Royal en 2007 – laquelle avait pour lieutenant un certain Vincent Peillon.

Au-delà de l’analyse d’un projet de décret particulièrement tordu et écrit de manière à ce qu’aucune garantie réelle soit donnée aux professeurs, se dessine une orientation qui était déjà celle des gouvernements précédents : briser le corps enseignant comme corps dont la mission est la transmission du savoir. Car il ne s’agit plus de savoir, mais de « compétences » à faire acquérir par des jeunes que l’on veut rendre « employables ». « L’école du socle » inscrite dans la loi Fillon de 2003 est sur cette orientation. Et la loi Peillon n’est rien d’autre qu’une série d’amendements à la loi Fillon. Nico Hirtt (voir Le Monde Diplomatique, octobre 2010) a clairement montré en quoi cette orientation qui oppose la compétence au savoir découle des recommandations de la commission européenne et de l’OCDE. Voici quelques extraits de cet article que l’on peut trouver sur le site du Monde Diplomatique :

La pensée éducative de Mme Androulla Vassiliou, commissaire européenne à l’éducation, tient en quelques phrases : « améliorer les compétences et l’accès à l’éducation en se concentrant sur les besoins des marchés », « aider l’Europe à engager la compétition globalisée », « équiper les jeunes pour le marché du travail d’aujourd’hui » et« répondre aux conséquences de la crise économique ».

Analysant les documents produits par les instances de la « gouvernance internationale, Hirtt montre que les discours sur la « société de la connaissance » ne sont que des mots creux. Il s’agit en effet de former des masses de travailleurs non qualifiés :

Le Centre européen pour le développement de la formation professionnelle (Cedefop) prévoit, pour les années à venir, une augmentation de l’emploi hautement qualifié, mais également « une croissance significative du nombre d’emplois pour les travailleurs des secteurs de services, spécialement dans la vente au détail et la distribution, ainsi que dans d’autres occupations élémentaires ne nécessitant que peu ou pas de qualifications formelles- ». Un phénomène auquel l’agence européenne donne le nom de « polarisation dans la demande de compétences ».

Une tendance que les États-Unis connaissent aussi : sur les quarante emplois présentant la plus forte croissance en volume, huit seulement nécessitent de très hauts niveaux de qualification (baccalauréat + 4 ou davantage) alors qu’une vingtaine ne requièrent qu’une courte formation « sur le tas » (short-term on-the-job training). Divers auteurs anglo-saxons décrivent cette polarisation en opposant « MacJobs » et « McJobs » (par référence au Mac, l’ordinateur de la firme Apple, et au « Mc » de McDonald’s). Pour les économistes David H. Autor, Lawrence F. Katz et Melissa S. Kearney, « l’évolution de l’emploi [depuis] les années 1990 est polarisée, avec la plus forte croissance dans les emplois très hautement qualifiés, la plus faible croissance dans les emplois à qualification intermédiaire et une croissance modeste dans les emplois faiblement qualifiés ».

Et un peu plus loin :

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) se trouve contrainte de reconnaître cyniquement que « tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie” — en fait, la plupart ne le feront pas —, de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin ». En France, M. Claude Thélot, président de la commission du débat national sur l’avenir de l’école, reprit la même thèse dans le rapport remis en 2004 au ministre de l’éducation François Fillon : « La notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’école doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait à la fois une illusion pour les individus et une absurdité sociale, puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois. »

Peillon met en œuvre ces orientations, exactement sur la même ligne et avec les mêmes mots que Fillon. Si les compétences demandent de savoir exécuter ce qui est demandé, le savoir proprement dit n’est plus nécessaire. Comme Allègre, Peillon s’en prend aux mathématiques et demande que l’on valorise toutes les « compétences ». Dès lors des professeurs maîtrisant leur discipline ne sont plus nécessaires, d’où les projets de bivalence qui commencent à se développer. Le savoir suppose que le sujet soit capable de prendre du recul, la compétence demande au contraire que soit éliminé tout esprit critique et que la réflexion soit remplacée par la mise en œuvre de techniques déjà prêtes. Si les professeurs existent encore dans l’école de demain, ils seront seulement des moniteurs aptes à mettre en œuvre « l’enseignement numérique », autre marotte de l’actuel titulaire de la rue de Grenelle. On le sait depuis longtemps : en matière d’acquisition du savoir, les ordinateurs n’apportent rien. Pour apprendre les mathématiques, il faut apprendre l’art de la démonstration et comprendre les concepts mis en œuvre. Calculer, les machines font ça très bien. Pour apprendre le français, non le français véhiculaire, non le français technique de telle ou telle activité, mais la langue française, il faut lire, se plonger dans tradition de notre culture, écrire des dissertations, et là encore l’ordinateur n’apporte rien – sinon, éventuellement, un accès plus facile aux textes. Mais il faudra encore lire et expliquer les textes. Mais s’il s’agit d’acquérir des compétences, l’apprentissage de la langue n’est plus nécessaire : il suffit de savoir lire une notice d’utilisation, comprendre les ordres du chef ou les demandes du client. Pour ces compétences spécialisées, l’ordinateur peut aisément fournir des exercices d’entraînement qui pourraient être évalués automatiquement (fin des corrections de copies).

L’attaque contre les classes préparatoires (CPGE) s’inscrit dans cette perspective. Le ministre s’en prend aux professeurs de CPGE accusés d’être des privilégiés, parce qu’ils auraient de hauts revenus procurés par les heures supplémentaires, comme si les professeurs se créaient eux-mêmes des heures supplémentaires : les professeurs, dans les établissements scolaires font des heures supplémentaires à la demande de leur direction et parce que les dotations horaires globales (DHG) imposent un certain quota d’heures supplémentaires (13%) et, quand ce quota n’est pas atteint, on supprime des postes. En vérité, le sophiste Peillon ne veut pas que les professeurs fassent moins d’heures, il veut seulement augmenter leurs ORS pour les payer moins, en arguant de plus que les économies ainsi faites sur le dos des professeurs de CPGE bénéficieront aux professeurs de ZEP au moment même où le ministère se prépare à supprimer les deux tiers des ZEP... En réalité, Peillon fait les poches des professeurs de CPGE et se prépare à en faire autant pour les professeurs de lycées au moment où son gouvernement multiplie les cadeaux au patronat. Ainsi pendant que Peillon dénonce les « privilégiés » qui atteignent entre 4000 et 5000€ en fin de carrière – c’est-à-dire moins que les cadres de l’administration d’un niveau équivalent, pour ne rien dire des cadres du privé – Ayrault fait verser 150 millions de subventions à Vinci pour la construction de son éléphant blanc nantais, l’aéroport (l’ayraultport) de Notre-Dame-des-Landes.

L’attaque contre les professeurs de CPGE se double d’une offensive contre les CPGE, elles-mêmes, accusées d’être « élitistes ». En elle-même, la question des élites demanderait de longs développements. Je m’y suis essayé ailleurs. Toute société a besoin d’élites. Lénine est l’inventeur d’une théorie de l’élite du mouvement ouvrier. Gramsci est un théoricien de l’élitisme nécessaire au mouvement communiste. Les seules questions qui vaillent ne concernent pas la nécessité ou non d’une élite, mais ses critères de sélection, sa fonction et ses modes de renouvellement. Aujourd’hui, dans la France « socialiste », on sait bien qu’il y a une élite intouchable : l’élite financière. Elle occupe les plus hauts postes, depuis le président, ancien HEC qui « cotise » à l’impôt sur les grandes fortunes jusqu’à Bercy, forteresse des amis des banquiers. Cette « élite » est d’ailleurs non pas nationale mais transnationale. Les « socialistes » de haut niveau espèrent tous se recaser dans les institutions bruxelloises ou internationales (à l’instar de DSK au FMI ou de Lamy à l’OMC). L’intégration des sommets du PS à la TCC (transnational capitalist class pour reprendre l’expression de Leslie Sklair) est un fait patent qui détermine la « nature de classe » de parti qui n’a plus aucun lien avec ses racines ouvrières et ne distingue en rien du New Labour à la sauce Blair ou du PD italien dont la direction est entre les mains d’un jeune loup, Matteo Renzi, issu de la démocratie chrétienne. En revanche, l’élite du savoir en France est plutôt mal traitée. Les jeunes chercheurs « post-doc » qui travaillent au CNRS sont payés de salaires de misère. Le mépris de la culture se généralise, qu’il s’agisse de la véritable culture scientifique – celle qui recherche le savoir pour le savoir – ou de la culture littéraire classique.

On reproche aux CPGE de participer à la reproduction des inégalités sociales, comme si les inégalités sociales étaient engendrées par l’école et non par les rapports sociaux de production ! Quand les inégalités sociales ne cessent de s’aggraver, comment celles-ci pourraient-elles ne pas se refléter à l’école ? Les CPGE et les grandes écoles furent les filières par excellence de la méritocratie républicaine, permettant aux bons élèves des classes populaires de s’instruire et d’intégrer l’élite intellectuelle et politique. Si elles jouent moins ce rôle aujourd’hui, c’est précisément parce que l’école dans son ensemble a baissé son niveau d’exigence et laissé ainsi une plus grande place à l’héritage socioculturel jadis dénoncé par Bourdieu. Il demeure que les CPGE, recrutant sur la base du mérite et proposant des études sérieuses accessibles au plus grand nombre – une place en internat en CPGE coûte nettement moins cher que des études à l’université. Si on supprime cette filière, que se passera-t-il ? Exactement ce qui se passe dans les filières universitaires « d’excellence » comme Paris Dauphine : une sélection impitoyable dans laquelle les conditions sociales des parents joueront un rôle clé. L’excellence du concours de première année de médecine est parlant : un concours très sélectif qu’on a des chances de réussir si et seulement si on paie en plus une préparation privée, de même qu’il existe de nombreuses préparations spécifique pour intégrer « Sciences Po ». Ainsi la démagogie anti-élitiste n’a pas d’autre visée que de généraliser ces « modèles » qui fonctionnent avec le développement d’institutions privées permettant aux élèves d’atteindre un niveau que l’école ne permet plus d’atteindre, puisque l’instruction y est progressivement remplacée par toutes sortes de gadgets prétendûment pédagogiques.

Ainsi, les discours en apparence « égalitaristes » des « socialistes » (sic) ne servent que de couverture idéologique au consentement à l’inégalité et à l’intégration croissante des classes supérieures dans la TCC. Dans cette situation, les professeurs liés à une discipline qu’ils doivent maîtriser sont un obstacle. C’est la raison de fond qui explique que les politiques « socialistes » ou de « droite » se rejoignent dans ce haro sur les professeurs jetés à la vindicte publique, avec l’aide des « médias » où les ignorants et les vedettes des shows télévisés donnent le « la ».

Les raisons de la haine des socialistes contre les professeurs découlent de la transformation politique du PS au cours des dernières décennies. En outre les professeurs rappellent aux dirigeants socialistes le passé de ce parti : il faut donc chasser ce qui pourrait être leur remord. Ayant abandonné tout lutte, non pas pour le socialisme mais même pour la plus simple justice sociale, ils veulent enfermer dans les classes populaires dans le seul rôle qu’ils leur laissent : celui d’objet compassionnel leur permettant de garder « bonne conscience », comme les dames patronesses d’antan s’occupaient des miséreux.

Au moment où je termine cet article, on apprend que Peillon renoncerait pour l’instant à modifier les horaires des CPGE. Cette première victoire indique qu’il est possible de gagner. Il s’agit maintenant de passer à l’offensive pour obtenir le retrait du projet dans son ensemble. En dépit de la volonté des dirigeants de la FSU engagés dans la négociation avec le ministre, le début de mobilisation dans l’enseignement secondaire les oblige à prendre leurs distances avec le projet Peillon. La question de l’école de la république reste une question centrale. C’est autour de cette question que les clivages politiques essentiels apparaissent et que de nouveaux regroupements se feront.


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