Et hop Franco, plus haut que Carrero

mercredi 21 décembre 2022.
 

Il est un peu plus de 9 h 30 en ce matin gris et froid du jeudi 20 décembre 1973 à Madrid. Le Révérend Père Turpin, lit son bréviaire au couvent des jésuites, rue Claudio Coello à Madrid. C’est alors qu’il voit passer devant sa fenêtre, pourtant bien au-dessus de la chaussée, une voiture noire. Il s’agit de la Dodge Dart de l’amiral Carrero Blanco, chef du gouvernement du dictateur espagnol Francisco Franco. “J’ai cru rêver” dira plus tard le jésuite (1). Il est vrai que les deux tonnes de la voiture ont effectué un vol de plus de 30 mètres de haut.

Ce qui a causé ce “vol” ce n’est pas “le gaz” comme le crient sur le moment deux ouvriers en s’enfuyant. Les ouvriers en question sont en effet des membres d’ETA qui viennent d’actionner une puissante bombe au passage de la voiture de l’amiral revenant de la messe à laquelle il assiste quotidiennement.

Le coup est alors le plus rude porté au régime finissant. Carrero Blanco était en effet considéré jusqu’à lors comme le dauphin d’un caudillo vieillissant. Il faudra d’ailleurs plusieurs heures avant que le régime n’annonce officiellement la mort du Président du gouvernement.

Clé de voûte du régime

Vers 21 heures le premier communiqué de revendication d’ETA est diffusé. “Luis Carrero Blanco (...) était la clé de voûte du système franquiste, le garant de sa continuité et de sa stabilité ; il est certain qu’avec sa disparition, les tensions qui opposaient entre elles les différentes tendances associées au régime fasciste du général Franco (...) vont s’accentuer de manière dangereuse pour le pouvoir” indique le communiqué.

Un rôle de “clé de voûte” que lui reconnaissent aussi nombre d’historiens. L’amiral avait rejoint dés le début de la guerre civile les troupes putschistes. Militaire dans la marine, il a ensuite gravi tous les échelons jusqu’à être nommé amiral en 1966. Mais dès 1940 il est vice-secrétaire de la Présidence et devient ministre en 1957. Considéré comme l’âme damnée du dictateur, sa main mise sur l’appareil d’état et sa capacité à concilier les différentes tendances du régime le placent sur orbite. “Franco apprécie chez Carrero Blanco l’absence de scrupules, son rôle de conciliateur et d’unificateur entre les différences tendances fascistes” est il d’ailleurs écrit dans le premier numéro d’Ildo (2). Le 6 juin 1973 le dictateur, sentant sa fin approcher, crée pour lui le poste de président du gouvernement. ETA le considérait déjà comme une cible prioritaire depuis de nombreux mois. L’organisation clandestine basque souhaite dans un premier temps l’enlever. “Je suis parti avec d’autres planquer pendant quelque temps, dans le but de voir si nous pouvions l’enlever” se souvient un ancien membre de cette organisation. Un autre témoin affirme en plaisantant à moitié que “la moitié des effectifs de l’organisation” ont été à un moment donné ou un autre affecté à la préparation de l’opération.

Mais la nomination de “l’ogre” à la tête du gouvernement rend l’opération impossible. Il est alors décidé de l’éliminer. L’opération est minutieusement préparée. Elle a été racontée dans Opération Ogro : comment et pourquoi nous avons exécuté Carrero Blanco, premier ministre espagnol un livre de l’écrivaine Eva Forest (Seuil 1 974) sous le pseudonyme de Julen Aguirre (3) dont la version en castillan vient d’être rééditée par le quotidien Gara. Un livre qui fut aussi adapté au cinéma (4) mais qui, s’il livre un récit complet de l’opération, brouille aussi quelques pistes pour des raisons de sécurité à l’époque de son écriture dans la maison de Marc Légasse à Ciboure. De même ETA au travers d’une conférence de presse près de Bordeaux donnera quelques fausses informations afin de protéger ses militants.

Thèses conspirationistes

Il n’en fallut pas plus pour que des voix mettent en doute la paternité de l’attentat. Parti communiste, KGB, CIA beaucoup fut dit sur les auteurs de l’attentat.

La thèse conspirationiste la plus répandue et encore diffusée aujourd’hui par la presse d’extrême droite espagnole est celle de la responsabilité des Etats-Unis. L’objectif aurait été de faire pression sur l’État espagnol pour qu’il rentre dans l’OTAN. Les documents révélés par Wikileaks et publiés par le site espagnol Publico et basque Naiz montrent pourtant que les responsables américains furent surpris par l’attentat. De plus ETA accusait au contraire l’amiral de jouer “un rôle essentiel dans l’élaboration d’accords militaires pour l’implantation de bases US dans la péninsule” (Ildo n° 1). Tous les témoins d’époque rencontrés parle JPB, s’ils ne veulent pas rentrer dans les détails sont unanimes pour dire que c’est la seule ETA qui a la paternité de cette action. Un livre publié récemment dément toute implication de la CIA(5) et un ancien responsable des services secrets espagnol au Pays Basque, Ángel Ugarte affirmait au quotidien El Pais dimanche dernier “l’attentat contre Carrero Blanco fut l’œuvre d’ETA avec une logistique de communistes espagnols”. La photo de l’amiral était d’ailleurs l’une des premières sur le mur de photos de victimes d’ETA diffusé par la presse espagnole en octobre 2011 lorsque l’organisation clandestine annonça l’arrêt définitif de ses actions armées.

Enfin, preuve s’il en est qu’à Madrid on a toujours su qu’ETA était le véritable auteur de l’attentat : près de cinq ans jour pour jour, le 21 décembre 1978, José Miguel Beñarán “Argala” mourrait dans l’explosion de sa voiture à Anglet. Un attentat commis par le Bataillon basque espagnol (BVE), un groupe de mercenaires liés aux forces de sécurité espagnoles. Argala était considéré comme le “cerveau” de l’opération Ogro, l’attentat qui le visait était d’ailleurs prévu un 20 décembre mais pour des raisons techniques il fu reporté au lendemain. Le régime de “transition démocratique” n’avait pas pardonné.

Si l’on débat toujours dans l’État espagnol pour savoir si oui ou non cet attentat a changé le cours de l’histoire, la plupart des observateurs s’accordent à dire que la route vers la transition aurait été plus longue si ce jour-là, la Dodge noire était restée au sol.

(1) Cité par Edouard Bailby dans L’Express du 31 décembre 1973

(2) Ildo était le journal de l’organisation Iparetarrak. Dans son premier numéro d’octobre 1974 six pages sont consacrées à l’attentat d’ETA, relatant sa préparation et expliquant les objectifs recherchés.

(3) Eva forest, dissidente du Parti communiste espagnol, participa à la logistique, avec son compagnon, le dramaturge Alfonso Sastre

(4) Operation Ogro de Gillo Pontecorvo, sorti en 1979. L’auteure du livre et

(5) De como la CIA elimino a Carrero y nos metio en Irak de Anna Grau, Ediciones Destino (2 011)

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Une action fêtée et chantée par les antifranquistes

Le soir même alors que le régime franquiste est en deuil, tout ce que l’état espagnol, mais aussi le reste du monde, compte d’antifranquistes fait la fête. Dans l’État espagnol l’état d’urgence a beau inciter à la prudence, on fête ça en famille, entre amis. Des témoins ont raconté qu’au Pays Basque ils inventaient des raisons pour justifier dans les contrôles de Gardes civils, le fait de se promener avec de bonnes bouteilles dans le panier. “Il y a eu une naissance” disait-on. Dans les heures et jours qui suivirent ce 20 décembre il y eut un véritable “baby-boom” au Pays Basque plaisantent certains.

À l’époque en exil à Paris et membre du parti socialiste espagnol (PSOE) un témoin confiait “toute l’Espagne antifranquiste était en fête. Ceux qui étions exilés nous avons tous, socialistes, communistes, anarchistes, débouché le champagne”. Il se dit que même Felipe Gonzalez, futur chef du premier gouvernement socialiste d’après dictature, fêta ce moment. “Et hop ! Franco plus haut que Carrero !” scandaient les manifestants antifranquistes à Paris, Toulouse et ailleurs. Dans l’État espagnol on blaguait : “A la mort de Francisco Franco, le Caudillo, bien connu comme un vaniteux envieux, s’adresse à Saint Pierre et lui dit :‘Mais comment se fait-il que Carrero a déjà l’auréole… ?’ Et Saint Pierre lui répondit : ‘Ce n’est pas son auréole, c’est le volant de la voiture’”. À Madrid on plaisante aussi sur le fait que l’État espagnol détient enfin un record du monde : “celui du saut en hauteur en automobile.”

Le chanteur Eñaut Etchamendy écrivit, lui, une chanson, Yup la la. Prévue pour amuser les amis au comptoir, celle-ci se transforma en hymne. Il raconte sa genèse : “ce jour-là je travaillais dans mes serres, un peu plus loin il y avait des réfugiés qui travaillaient dans les leurs. À midi nous avons cassé la croûte ensemble. Il y avait beaucoup de bonne humeur. On parlait du fait qu’il avait fallu un moment à la police pour trouver la voiture de Carrero. Un peu plus tard je vois une amie à sa fenêtre je lui demande des nouvelles elle me répond ‘Ita missa est’. Le samedi j’avais un kantaldi à Mauléon en revenant de chez ma sœur nous chantions avec mes enfants un morceau de country qui s’appelait El Paso de Marty Robins. J’ai repris l’air. Ensuite je me suis inspiré d’une chanson souletine In nomine patris et fili qui raconte l’histoire d’un prêtre tombé du haut d’une échelle. Arrivé à Mauléon je montre ma chanson à Maite Idirin et Eñaut Larralde. Maite dit qu’il faut la chanter, moi je ne l’avais pas prévu pour le kantaldi et Larralde n’était pas chaud”. Finalement devant l’insistance de Maite Idirin ils chantent. Le succès est immédiat. Par la suite E. Larralde, le compère d’Etchamendy “refusera de la chanter. Il faut dire qu’il y avait des pressions, j’ai moi-même reçu une lettre d’un curé qui n’était pas content. Mais un jour dans un kantaldi on entend Antton Valverde la chanter. Je ne sais pas comment les gens du Pays Basque Sud ont récupéré la chanson, mais ça faisait un tabac, le public était survolté. Après ça nous nous sommes remis à l’interpréter.”

Giuliano CAVATERRA


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