L’affaire de Lago Agrio, le cas Chevron

samedi 28 décembre 2013.
 

Il me faut réduire l’affaire qui m’occupe ici à ses traits essentiels. La compagnie Texaco exploitait en Équateur, dans la région de Lago Agrio, un gisement de pétrole. Un champ dont la taille a varié au fil du temps et des arrangements avec les gouvernements successifs. Quelques tentatives de résistance de l’État ont échoué, chaque fois dans des conditions que l’on devine. Par exemple, un président de la République assez nationaliste mourut ainsi fort opportunément dans un accident d’hélicoptère au moment où il s’apprêtait à refuser le renouvellement d’une concession, audace à laquelle renonça aussitôt son successeur. Texaco fut ensuite rachetée par Chevron, une multinationale pétrolière encore plus importante. Certes, Chevron intervient après la fin de l’exploitation en Equateur, mais en responsabilité des actifs et des passifs de ce qu’elle avait achetée. Son extraordinaire agressivité depuis le prouve !

L’exploitation se faisait dans l’Amazonie, loin des regards curieux, sous la protection d’une milice privée qui garantissait la sécurité des installations, l’ordre social et tout ce qui va avec ! Dans la zone concernée vivaient plusieurs tribus indiennes et des groupes de colons amenés là pour faire prospérer un nouveau lieu de peuplement. Pendant trente ans au total, le pétrole a coulé, la milice a maintenu l’ordre, les millions de dollars se sont accumulés, et ainsi de suite. Passons maintenant au cœur de l’affaire. L’exploitation du pétrole génère bien des déchets. D’abord, des fuites de brut lié à certaines phases de l’exploitation. Ensuite, des produits chimiques qui sont injectés à mesure que le forage s’accomplit, notamment pour empêcher les explosions. Et enfin, des remontées d’une couche d’eau qui se trouve à la surface des gisements et qui est largement chargée de métaux lourds. La maîtrise de ces déchets Amazonie 3et leur élimination fait l’objet de protocoles de travail et de méthodes très bien maîtrisées quand on le veut. Texaco les respectait pour ses exploitations aux États-Unis.

En Équateur, il en alla tout autrement. Pour quelques dollars de plus, mais à la fin du compte il s’agit de plusieurs millions, Texaco décida de se dispenser de toutes ces règles de travail. Ce n’est donc pas d’un accident dont il est question ici, mais d’une entreprise délibérée. Texaco creusait des sortes de « piscines » dans la terre et y déversait, sans aucune isolation de protection, tous les déchets que je viens de mentionner. Les premières contaminations se sont donc faites à mesure que les liquides étaient absorbés par le sol nu au fond des piscines, vers les nappes phréatiques. Puis sous l’effet de la pluie, lorsque la « piscine » débordait et que le pétrole et les autres produits se répandaient tout autour et ruisselaient à l’infini. Ce ruissellement se trouvait aggravé par une invention à prétention bienveillante. Il s’agit de tuyaux d’écoulement des trop-pleins. Ils étaient enfoncés sous la couche superficielle de pétrole, à la hauteur où se trouvait l’eau contaminée. Ce tuyau était censé évacuer l’excès d’eau au moment des pluies, très fréquentes dans cette région, pour empêcher le pétrole lui-même de se répandre. De cette façon, un ruissellement permanent a été Amazonie 4organisé, et la diffusion de la pollution considérablement aggravée.

Au moment de plier bagages la compagnie Texaco annonça l’existence de 160 piscines et affirma qu’elle les avait nettoyées. Un gouvernement corrompu lui en donna acte. En réalité, il est question de près de 1000 « piscines ». Et le « nettoyage » annoncé aura consisté pour l’essentiel à épandre sur les « piscines » une mince couche de terre après quelques ramassages symboliques et superficiels des déchets ! Comme beaucoup d’espèces végétales amazoniennes se contentent d’une très faible couche de terre pour étendre leurs racines, tout fut bientôt de nouveau couvert de végétation. Pour autant, le cycle de l’absorption, des débordements et des tuyauteries bienfaisantes n’était pas interrompu. La pollution a donc continué d’une façon d’autant plus dangereuse qu’elle était désormais en dehors de tout contrôle possible. A l’heure actuelle, la carte définitive des piscines n’est toujours pas établie. Je le répète : on voit bien là qu’il ne s’agit pas d’un accident mais d’une méthode délibérée. Rafael Correa, président de l’Équateur dit souvent que si la multinationale Texaco a cru pouvoir se permettre une telle pratique pendant plus de trente ans, c’est sans aucun doute parce qu’elle pensait que les indigènes seraient à jamais incapables de se retourner contre elle. Et que l’État équatorien serait pour toujours trop petit pour être de taille au combat. D’ailleurs, aujourd’hui, le budget de Texaco n’est-il pas sept fois supérieur au budget de l’État équatorien ?

On devine les résultats d’une pollution d’une telle superficie et d’une telle durée dans le temps : malformations des nouveau-nés, intoxications en tout genre, cancer, perte de bétail, pollution de toutes les eaux souterraines et de surface ! Ce sont les citoyens des communautés indigènes et de colons qui ont fini par prendre l’initiative. Ils avaient porté l’affaire aux États-Unis, là où se trouvait le siège de Chevron. Chevron voulut au contraire que le cas fût traité devant une cour équatorienne. Sans doute comptait-elle l’influencer plus facilement qu’elle ne l’aurait fait aux États-Unis avec un dossier technique aussi lamentable… Mal lui en prit. Car, entretemps, des changements politiques substantiels s’étaient produits en Équateur, et la justice y avait gagné en indépendance. C’est donc Chevron qui fut condamné à payer 9 milliards de dollars de dédommagement aux citoyens des communautés indigènes. Il faut insister ici sur un point très sensible. Les « affectados », c’est-à-dire les personnes concernées personnellement et directement par cette pollution, ne réclament pas d’indemnités pour Amazonie 5eux-mêmes ! Ils veulent que toute la zone soit réhabilitée écologiquement. Il est alors très frappant de voir que la multinationale a répliqué en présentant une plainte aux États-Unis contre l’association des « affectados », au motif que celle-ci serait une bande organisée qui tenterait une extorsion de fonds sur la compagnie pétrolière !

À partir de cette condamnation, l’action des protagonistes prend plusieurs directions. Les « affectados » exigent le paiement. Pour cela, notamment, ils ont engagé une action dans quatorze pays différents pour que la justice saisisse, sur les biens locaux de Chevron, les sommes dues. Cette semaine, pour la première fois, ils ont obtenu victoire au Canada ! La réplique de la multinationale a changé de cible immédiate. Elle argue du fait que le gouvernement de l’époque avait reconnu le nettoyage correct du site pour se tourner contre le gouvernement actuel. Elle lui réclame un dédommagement de 13 milliards de dollars. C’est plus de 20 % du budget annuel de l’État équatorien. Cela signifierait donc la ruine assurée ! Face à cette agression pour une affaire dans laquelle il n’était d’abord pas impliqué, l’État équatorien n’a que deux possibilités : transiger ou combattre. Transiger est une voie sans issue puisqu’elle suppose une responsabilité partagée qui n’existe pas dans ce cas et qui, en toute hypothèse, serait ruineuse. Combattre passe par un chemin de crête : d’un côté mener une bataille juridique implacable, de l’autre construire un rapport de force en interpellant l’opinion publique mondiale. C’est à la construction de ce rapport de force que j’étais appelé à participer. Il s’agissait d’aller sur le site, en Amazonie, et, à l’imitation de l’action de Rafael Corréa lui-même, mettre la main dans une de ces piscines dissimulées par une mince couche de terre et de végétaux, puis de la montrer aux caméras et aux appareils photo des médias qui acceptent de s’intéresser à l’affaire. Cette étape est franchie. Ce type de présence solidaire est d’abord un renfort local, qui permet d’amplifier la prise de conscience et la confiance en soi dans le pays lui-même. C’est pourquoi j’ai accepté également d’intervenir dans de nombreux médias équatoriens Amazonie 6pour expliquer le sens de mon geste et la signification universelle du conflit entre la multinationale, l’État équatorien et les communautés de citoyens amazoniens.

Reste la lutte de longue durée pour amplifier la connaissance du sujet et construire la mobilisation à échelle mondiale. Il y va bien sûr de la solidarité effective avec un des pays clef de la vague démocratique de l’Amérique du sud. Et cela dans une bataille très concrète. Car la multinationale ne vise ni plus ni moins qu’à mettre à genoux le budget de l’État. Ce qui est en cause, c’est donc tout le processus que déroule la révolution citoyenne en affectant les fonds de la rente pétrolière au développement social et à l’éducation dans le pays. On ne doit jamais perdre de vue quelle puissance est en réalité la multinationale Chevron. On se souvient du nombre de ses dirigeants et affiliés qui participaient aux gouvernements et aux administrations des Bush. On connaît son rôle dans l’incitation à la guerre d’Irak puis à celle d’Afghanistan, qui avaient toutes deux une importante composante pétrolière. L’entreprise consacre des millions de dollars à l’action de ses équipes juridiques, ses services d’intelligence et ainsi de suite. Le président Rafael Corréa l’a qualifiée de « corruptrice ». De la sorte nous voyons ici la première caractéristique de ce qui nous unit aux équatoriens dans leur combat. Ces sortes de transnationales sont les puissances dominantes de notre époque. Leur budget représente des multiples de ceux de très nombreux Etats. Elles ont une influence politique directe sur leur pays d’origine autant que sur ceux qui font les frais de leur convoitise. S’y ajoute un aspect qui nous implique de nouveau très directement.

Cette vidéo a été consultée 15 804 fois

La multinationale cite l’État et le gouvernement équatorien devant une cour d’arbitrage. Peut-être mes lecteurs ont-ils déjà bien pris acte de ce que sont ces tribunaux d’arbitrage. L’arbitrage n’est pas la justice. Car la justice est fondée sur la loi qui applique des normes, et non sur des arrangements entre le faible et le fort lorsqu’ils sont cités devant elle. Et le fondement de la loi est la souveraineté du peuple qui la formule. Cet enchaînement d’idées est bien connu. Il décrit la société démocratique par opposition à l’ordre du plus fort. Jusqu’à une date récente, les tribunaux d’arbitrage n’étaient saisis que de conflit entre les entreprises. Ils étaient donc surtout chargés de réaliser des compromis. Dès 1991, dans mon livre « à la conquête du chaos » je signalais l’émergence et le rôle croissant de ces tribunaux privés. Je pointais leurs prétentions non moins croissantes à constituer le véritable ordre international protégeant les puissances de notre temps que sont les transnationales. Pour étoffer mon argumentaire, j’avais voulu rendre compte de l’importance du nombre des cas que traitait un de ces tribunaux installés à Paris. Celui-ci m’avait fait répondre Amazonie 7qu’étant tout aussi privé que les affaires traitées, il n’avait pas m’en rendre compte, quand bien même faisais-je valoir ma qualité de parlementaire… Mais, dorénavant, ces cours s’interposent entre un Etat et une entreprise sur une base juridique autonome qu’aucun peuple ne peut valider, amender ou annuler ! L’actualité de cette question est la suivante. Dans le grand marché transatlantique, les USA comme la Commission européenne souhaitent établir que le recours en cas de litige entre les « investisseurs » et les Etats seront des tribunaux d’arbitrage et non la justice nationale des pays considérés. Le Parlement français à adopté une motion disant exactement le contraire. Mais comme elle est passée par une procédure que je résumerai avec la formule « qui ne dit mot consent », je suis certain que, le moment venu, les habitués de la capitulation seront tous là en rangs serrés pour accepter le contraire. L’engagement aux côtés des Equatoriens dans ce dossier a donc une vertu d’éducation populaire autant que deux premières salves dans une bataille à venir sous nos latitudes.

Enfin, et peut-être surtout, l’affaire de la pollution à Lago Agrio en Équateur confronte, sur un sujet typiquement d’intérêt général humain, chacun à sa place, d’une part des communautés de citoyens, d’autre part un État démocratique et, enfin, une transnationale majeure. Les protagonistes autant que le sujet du conflit sont caractéristiques de notre temps. Ici est mis en scène un crime écologique. Mais il se présente comme un crime délibéré, à la fois contre l’écosystème et contre les droits individuels des êtres humains qui sont impliqués. Le crime écologique prend ici une dimension de crime contre l’humanité, puisqu’il frappe indistinctement tout le monde dans le registre spécifique de l’identité humaine. Au cas précis, la défense du principe « pollueur/payeur » trouve une ampleur nouvelle. La multinationale Chevron est parfaitement consciente du rapport de force que nous établissons en portant cette affaire à la connaissance de tous, sans la laisser être enterrée au fond de la jungle du petit Etat équatorien. Sans doute est-ce la raison pour laquelle elle déchaîne une campagne d’image écologique dans les aéroports internationaux que je traverse… Je reviendrai bientôt, et dans ces colonnes, sur l’organisation de la campagne qui va se mettre en place en Europe où elle vient de commencer. Considérez que ces lignes sont déjà un appel. Il vous est possible de le répercuter en les extrayant pour en alerter vos propres réseaux personnels.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message