Inde : un géant en apprentissage

lundi 4 juillet 2016.
 

Rapport du Sénat sur la situation de l’Inde aujourd’hui.

De très nombreux analystes insistent sur « l’émergence » des grands pays continents que sont la Chine ou l’Inde. La délégation souhaite rappeler qu’il convient plutôt de parler de rattrapage que d’émergence.

En effet, la Chine et l’Inde, dans l’histoire, ont occupé la plus grande partie du temps une place dans l’équilibre économique et politique du monde qui correspondait à leur poids démographique et à leur étendue géographique.

Comme le fait remarquer Jean-Joseph Boillot, citant l’étude d’Angus Maddison, l’Inde représentait depuis le début de notre ère jusqu’en 1820, entre un tiers et un quart du produit intérieur brut (PIB) mondial. Cette part est ensuite tombée jusqu’à ne plus représenter que 5 % dans la seconde moitié du XXème siècle avant de se redresser à partir des années 1990. De même, on peut observer que, jusqu’au début du XVIIème siècle, la richesse moyenne par habitant était supérieure en Inde à la moyenne mondiale.

Plus qu’à une émergence, on assiste donc plutôt à la fin d’une parenthèse de deux ou trois siècles d’affaiblissement, période somme toute relativement brève à l’échelle d’une civilisation cinq fois millénaire.

En second lieu, sans méconnaître certaines similitudes qui peuvent exister entre la Chine et l’Inde, qui sont essentiellement liées au poids démographique et à l’étendue de ces pays, la vision de l’Inde ne peut et ne doit pas se résumer à une comparaison avec l’autre pays continent en voie de développement. En effet, la comparaison systématique aboutit à masquer certaines différences très importantes.

Le troisième écueil à éviter est celui d’un décalque sur l’Inde d’une grille d’analyse purement européenne ou occidentale. En effet, certaines spécificités de l’Inde, comme la prégnance de la spiritualité dans la vie des pays, peinent à s’intégrer aux schémas occidentaux, ce qui conduit nombre d’analystes à conclure au caractère paradoxal de l’Inde. L’un des intérêts principaux de l’étude de l’Inde, aux yeux des membres de la délégation, est de mettre en valeur des schémas d’organisation économique et sociale différents de ceux qui ont cours dans les pays occidentaux.

Enfin, il faut s’efforcer conserver en permanence deux échelles d’appréciation différentes, relative et absolue. En effet, la même réalité peut être vue de façon très différente selon que l’on insiste sur l’une ou l’autre de ces deux échelles. Ainsi, selon l’échelle relative, l’Inde est un des pays les plus ruraux du monde, avec un taux d’urbanisation de seulement 28,3 % ; mais dans l’absolu, l’Inde est également le deuxième pays du monde qui compte le plus de citadins.

L’Inde se classe au septième rang mondial par sa taille avec près de 3,3 millions de km², c’est-à-dire seulement six fois la superficie française.

PREMIÈRE PARTIE : L’INDE, UN GÉANT AGILE

A. LA MASSE DES PAYS CONTINENTS

1. Un pays d’une superficie comparable à celle de l’Europe

L’Inde se classe au septième rang mondial par sa taille avec près de 3,3 millions de km², c’est-à-dire six fois la superficie française. Comme l’a fait remarquer l’Ambassadeur d’Inde à Paris lors de son audition par la délégation, la superposition sur une carte de l’Inde et de l’Europe fait clairement apparaître que la première a une taille comparable à la seconde. Il convient de conserver cet ordre de grandeur à l’esprit dans les comparaisons que l’on peut être tenté d’établir entre la France et l’Inde. Sur de nombreux plans, la comparaison doit plutôt être faite entre l’Inde et l’Europe, de même qu’elle peut être faite entre l’Inde et les Etats-Unis ou l’Inde et la Chine.

2. L’Inde sera bientôt le pays le plus peuplé du monde

2a) Le pays le plus jeune du monde

L’Inde comptait en 2005 1,1 milliard d’habitants3(*), soit 17 % de la population mondiale. Les projections permettent de penser que l’Inde dépassera la Chine en terme de population en 2015, avec 1,25 milliard d’habitants. Cette masse colossale conduit à ce que, avec un taux de croissance de la population supérieur à 1,5 % par an, la population indienne augmente de plus de 17 millions d’habitants chaque année, soit l’équivalent de la population française tous les trois ans.

L’Inde est donc loin d’avoir achevé sa transition démographique : la moitié de la population indienne a moins de 25 ans, ce qui en fait le pays le plus jeune du monde4(*).

b) Le dynamisme démographique se traduit par la croissance incontrôlée de villes gigantesques

Comme évoqué plus haut, malgré le faible taux d’urbanisation, l’Inde compte plusieurs des plus grandes villes du monde. Avec 19 millions d’habitants, Mumbai (Bombay) est la sixième ville la plus peuplée du monde, Delhi la huitième, avec 18 millions d’habitants et Kolkatta (Calcutta) la onzième avec 15 millions d’habitants. Bangalore, troisième ville visitée par la délégation, outre Delhi et Mumbai, compte 6,6 millions d’habitants5(*).

Ces villes extrêmement peuplées connaissent en outre une croissance rapide dans le double contexte de l’accroissement démographique et de l’exode rural, ce qui représente un défi de développement considérable pour le pays6(*).

Enfin, l’importance de cette population aboutit à une densité moyenne élevée, de l’ordre de 345 habitant par km², alors qu’elle est de 136 hab./km² en Chine et 113 hab./km² en France.

c) Une diaspora importante

Sans égaler la diaspora chinoise, la diaspora indienne compte déjà 20 millions de personnes. Elle joue un rôle important dans le développement du pays, notamment en réinvestissant en Inde des capitaux acquis à l’étranger. En outre, beaucoup de créations d’entreprises dynamiques sont le fait de cadres formés et ayant travaillé à l’étranger, en particulier aux Etats-Unis.

Notes de la première partie

* 3 Ce chiffre ainsi que les chiffres clés de cette partie sont extraits de l’ouvrage L’essentiel d’un marché : Inde, établi sous la direction de Jean Leviol, chef des services économiques pour l’Asie méridionale, chef de la mission économique de New Delhi. Editions Ubifrance, Paris, 2006.

* 4 Cf. Bertrand Schneider, L’Inde, l’avènement d’une grande puissance. Editions d’Organisation, Paris, 2006, p. 27.

* 5 Parmi les principales villes du pays, il convient d’ajouter Chennai (Madras), avec 7,3 millions d’habitants et Hyderabad avec 6,3 millions d’habitants.

* 6 On prévoit ainsi que Delhi comptera plus de 36 millions d’habitants en 2026, soit un doublement de sa taille, déjà considérable, en seulement vingt ans.

B. LA NÉCESSITÉ DE PRENDRE EN COMPTE LES DONNÉES EN VALEUR ABSOLUE

1. L’exemple significatif de la téléphonie mobile

Quelques exemples permettent de mettre en valeur les ordres de grandeur de certains éléments significatifs du développement indien. Alors que l’Inde est un des pays les plus pauvres du monde, elle présente en même temps de remarquables aspects de modernité. Ainsi, le parc de téléphonie mobile augmente en Inde de plus de 4 millions d’abonnés par mois. Un tel chiffre met en valeur que, même si une faible minorité des Indiens peut consommer des produits technologiques d’importation, cette fraction de la population représente un marché d’une taille équivalente à celle du marché européen.

La délégation estime donc que les entreprises françaises doivent impérativement être attentives aux évolutions de ce marché. En effet, celui-ci est non seulement déjà important, mais en outre il croît de façon très rapide. Pour reprendre l’exemple de la téléphonie mobile, alors que l’on comptait 100 millions d’abonnés en mai 2006, on en prévoit 250 millions à la fin de 2007, ce qui suppose une accélération importante du rythme de développement du marché.

2. La croissance rapide des investissements directs étrangers

Les flux d’investissements directs étrangers (IDE) vers l’Inde augmentent rapidement. Ils sont ainsi passés de 4,7 milliards de dollars en 2004 à 5,5 milliards de dollars en 2005. Les membres de la délégation souhaitent faire plusieurs observations sur ce point :

- d’une part, il convient de rappeler le rôle important, dans ces investissements, de la diaspora indienne dont on a évoqué l’influence ci-dessus. On peut voir une illustration de ce rôle dans le fait que le premier investisseur en Inde est l’Île Maurice, avec 37 % du total ;

- d’autre part, on peut observer qu’avec 25 % du total des IDE, l’Union européenne à 15 est plus présente que les Etats-Unis ;

- enfin, il faut souligner que l’Inde reçoit moins d’IDE que la Chine. Ainsi, cette dernière a reçu près de 12 fois plus d’IDE que l’Inde en 2005, soit 60 milliards de dollars7(*). Ce point particulier est une première illustration des différences de situation entre l’Inde et la Chine. Certaines analyses8(*) conduisent toutefois à relativiser cet écart, du fait notamment de biais méthodologiques dans la comptabilisation des IDE dans ces deux pays.

II. UN RIVAL ÉCONOMIQUE DE L’EUROPE, MAIS AUSSI UN PARTENAIRE

A. L’INDE DISPOSE D’ATOUTS IMPORTANTS POUR ÊTRE UN DES PRINCIPAUX ACTEURS ÉCONOMIQUES DU XXIÈME SIÈCLE

1. Un contexte économique et politique favorable au développement

L’Inde, plus grande démocratie du monde, jouit d’une stabilité politique d’autant plus remarquable que s’y maintiennent durablement des inégalités considérables. Il s’agit d’un Etat fédéral dans lequel les Etats fédérés jouissent d’importantes marges de manoeuvre. La délégation a pu le constater, notamment lors de ses échanges avec des membres du gouvernement de l’Etat du Maharashtra9(*).

Sur le plan économique, les équilibres fondamentaux apparaissent relativement assurés. Le premier élément frappant de l’économie indienne est naturellement le dynamisme de sa croissance, puisque celle-ci se situe régulièrement aux alentours de 8 % par an, soit une accélération par rapport à la fin des années 1990. Les perspectives de moyen terme prévoient un maintien de ce rythme de 6 à 8 % de croissance par an.

On assiste aussi à une stabilisation du taux d’inflation aux alentours de 5 %, le Gouvernement prévoyant une diminution de ce taux dans les années à venir. Le déficit public s’établit pour 2005-2006 à 7,7 % du PIB. La dette publique est stable aux alentours de 85 % du PIB.

2. Une main d’oeuvre abondante, qualifiée et peu coûteuse

a) Une main d’oeuvre qualifiée...

L’abondance de la main d’oeuvre va de soi, étant donné les éléments démographiques présentés ci-dessus. Mais le point important réside dans le bon niveau de qualification d’une partie de cette main d’oeuvre, ce qui permet à l’Inde de développer ses activités de service, en particulier dans le domaine des technologies de l’information et des services informatiques aux entreprises (Business Process Outsourcing, BPO), mais aussi de proposer un cadre de développement aux entreprises étrangères. En effet, malgré sa qualification, la main d’oeuvre reste peu coûteuse.

b) ... dont plusieurs facteurs expliquent le faible coût

Le faible coût de la main d’oeuvre en Inde tient à la conjonction de plusieurs facteurs : son abondance, les écarts de niveau et de coût de la vie par rapport aux pays développés, mais aussi l’absence quasi généralisée de charges sociales. En effet, selon les informations recueillies par la délégation, seuls 10 % des salariés disposent d’une protection sociale. Il est très significatif que, quoiqu’étant une démocratie et un pays connaissant un indéniable décollage économique, l’Inde puisse durablement s’accommoder de cette situation difficilement envisageable dans les sociétés occidentales. Celles-ci sont en effet marquées, depuis plus d’un demi-siècle, par le déploiement de l’Etat-providence et des systèmes d’assurances contre les grands risques de la vie.

Naturellement, il convient toujours de distinguer la frange marginale de la population qui profite pleinement de la croissance, et la grande majorité de la population dont les conditions de vie progressent très lentement.

Les membres de la délégation ont toutefois observé avec intérêt que cet avantage du faible coût de la main d’oeuvre devrait en toute logique disparaître à moyen terme, dans la mesure où, même s’ils demeurent très inférieurs à ceux des pays développés, les salaires des secteurs ouverts au marché mondial progressent rapidement. On estime ainsi que cette pression à la hausse des salaires des jeunes diplômés a atteint + 30 % en 2004 et 200510(*)

3. Le développement d’un marché intérieur

L’Inde n’a pas vocation à centrer son développement sur ses seules exportations. Sa croissance économique tient aussi au développement de son marché intérieur. De fait, il convient de souligner que la balance commerciale de l’Inde est déficitaire. Plus encore, les importations croissent plus rapidement que les exportations et le déficit commercial a donc tendance à s’accroître comme l’illustre le tableau ci-dessous :

Commerce extérieur indien en milliards de dollars

Exportations de marchandises 2003-2004 : 64,7 -> 2005-2006 : 97,3

Importation de marchandises 2003-2004 : 80,2 -> 2005-2006 : 162

Balance commerciale 2003-2004 : -15,5 -> 2005-2006 : -64,4

4. Un fort esprit d’entreprise

a) Un atout...

Comme les membres de la délégation ont pu le constater au cours des échanges qu’ils ont eu avec leurs interlocuteurs, les Indiens sont très confiants dans leur capacité individuelle et collective à améliorer leur situation. De nombreux expatriés en Inde livrent des témoignages de l’inventivité indienne, qui exprime une forme d’optimisme créant un contraste saisissant avec les pesanteurs bureaucratiques, la corruption, le manque d’infrastructures modernes, l’imprévisibilité de la mousson et la grande pauvreté de la majeure partie de la population. Il est clair que l’appartenance à une religion joua, dans ce domaine, un rôle important.

Cette confiance dans l’avenir explique aussi le dynamisme des entreprises indiennes à l’étranger. De façon croissante, en effet, les entreprises indiennes se développent elles aussi sur les principaux marchés mondiaux.

b) ... qui correspond toutefois à une approche particulière

Ce point peut d’ailleurs être à l’origine de difficulté dans les échanges professionnels avec des cadres occidentaux, car la conformité à un modèle donné ou à des délais préétablis ne revêt pas la même importance dans les deux approches. Qu’un produit soit livré en retard ou dans une forme qui diffère de celle prévue à l’origine ne semble constituer, aux yeux de nombreux Indiens, qu’une expression normale des aléas de la vie.

Naturellement, on peut imaginer que l’ouverture croissante sur le monde et le développement des échanges commerciaux diffuse à terme une partie de la culture commerciale occidentale. En revanche, il est plus difficile d’évaluer dans quelles proportions cette évolution interviendra.

B. DÉLOCALISATION OU EXTERNALISATION ?

Les membres de la délégation se sont naturellement penchés avec une grande attention sur la question des délocalisations. Leur attention a été particulièrement attirée sur la distinction qui peut être faite entre différents types de développement de l’activité à l’étranger.

Lors de la visite par la délégation du campus de TCS11(*) à Bombay, son attention a été attirée sur les différents types d’externalisations. A la suite des entretiens menés à cette occasion, votre commission a du reste souhaité entendre M. Pierre Page, Président d’une filiale de TCS, pour préciser cette question.

Il est ressorti de cette audition que le terme français de « délocalisation », souvent utilisé pour décrire le développement des entreprises occidentales dans les pays en voie de développement, n’est qu’un aspect du phénomène plus large d’externalisation par les entreprises d’une partie de leur activité. Cette externalisation peut se faire dans le pays d’origine de l’entreprise, dans un pays proche ou dans pays lointain.

En revanche, comme l’avait signalé M. Jean-Joseph Boillot lors de son audition par la délégation, on ne peut pas déduire du fait qu’une entreprise française investit en Inde qu’elle aurait réalisé cet investissement en France si elle n’avait pu le faire en Inde. Le fait que certains investissements soient rentables en Inde et pas en France doit plutôt amener à réfléchir à l’environnement économique et administratif des entreprises dans ces pays respectifs.

En outre, comme cela a été évoqué plus haut, les entreprises indiennes sont elles-mêmes amenées, en se développant, à acheter et à investir à l’étranger pour y développer leur activité et par là même à y favoriser l’emploi. Le phénomène de l’externalisation n’est donc pas nécessairement négatif pour l’emploi des pays développés. Il peut aussi receler des aspects de coopération économique mutuellement profitable. Ainsi, en exportant les services informatiques de sociétés indiennes créées par des entreprises européennes, l’Inde engrange des ressources lui permettant d’acheter des Airbus.

C. LA QUESTION DES VISAS

Au cours de la mission, l’attention des membres de la délégation a été attirée à de nombreuses reprises sur la question des visas, tant indiens que français.

Plusieurs interlocuteurs indiens, responsables publics ou acteurs du monde de l’entreprise, ont estimé que les travailleurs indiens avaient de grandes difficultés pour obtenir des visas leur permettant de venir travailler en France. Leur préoccupation concernait en particulier les courts séjours, de l’ordre de quelques semaines, qui sont fréquents dans le domaine des services aux entreprises. Ils y voyaient un frein au développement des entreprises indiennes en France. L’examen de ce dossier laisse a priori penser que le traitement des salariés indiens par les autorités françaises s’inscrit, de manière tout à fait conforme au droit, dans le cadre plus général de la politique des visas en France.

Il faut rappeler que, sur le plan administratif, l’octroi d’un visa par les services consulaires français est soumis à l’autorisation préalable de la direction départementale du travail compétente, ce qui se comprend naturellement, mais qui explique aussi que les démarches puissent prendre deux mois dans certains cas.

Parallèlement, la délégation a également été sensibilisée au fait qu’il est parfois difficile pour des Français d’obtenir des visas, notamment quand cela correspond à un stage en entreprise. Ceux-ci sont en effet en général soumis à la procédure applicable aux visas de travail. En outre, il semblerait que les moyens administratifs affectés par le Gouvernement indien au traitement des demandes de visas n’aient pas été renforcés ces dernières années, alors même que les demandes croissaient fortement, en liaison avec le décollage économique du pays.

Par conséquent, votre délégation considère, au vu des échanges qu’elle a eus lors de son déplacement, que les relations bilatérales entre la France et l’Inde pourraient être encore améliorées si une réflexion approfondie était menée, de part et d’autre, sur cette question des visas.

D. LES BESOINS CONSIDÉRABLES DE L’INDE EN FONT UN PARTENAIRE ATTRACTIF POUR L’EUROPE

Comme l’illustre le déficit commercial de l’Inde, son essor est également et même prioritairement une source de croissance pour ses partenaires économiques. Les membres de la délégation ont été frappés par l’importance des besoins12(*).

Ils estiment donc que l’ouverture de l’Inde sur le monde, initiée dès le début des années 1990, mais qui n’a cessé de s’accélérer depuis, constitue plus encore une opportunité qu’une menace pour la plupart des entreprises françaises et européennes, à condition que celles-ci conservent leur capacité à innover et à se porter sur les nouveaux marchés.

Si la quasi totalité des membres de la délégation estime que la mondialisation des échanges ne peut pas se faire dans la dérégulation systématique, la plupart d’entre eux, à commencer par son président, considère aussi, pour les raisons exposées précédemment, que celle-ci n’est pas, aujourd’hui, sans bénéficier globalement à notre économie.

DEUXIÈME PARTIE : L’INDE DEVRA DANS LES ANNÉES À VENIR ÉVITER PLUSIEURS CHAUSSE-TRAPPES

L’Inde achève cette année son Xème Plan quinquennal (2002-2007). Celui-ci doit notamment apporter des réponses aux principales carences qui pourraient freiner durablement le développement de l’Inde : l’insuffisance des infrastructures, le faible dynamisme de l’agriculture et le maintien d’inégalités considérables.

I. DES INFRASTRUCTURES LARGEMENT INSUFFISANTES

Les membres de la délégation ont, à plusieurs reprises lors de la mission, relevé la très grande faiblesse des infrastructures indiennes. Comme le montrent les éléments ci-dessous, les carences atteignent dans certains secteurs des proportions considérables. Plusieurs membres de la délégation ont également souligné que ces besoins correspondaient à d’immenses marchés, présentant autant d’opportunités intéressantes pour les entreprises françaises.

A. UN DÉFICIT ÉNERGÉTIQUE DE PLUS EN PLUS PRONONCÉ

L’Inde est le sixième consommateur mondial d’énergie et sa demande croît extrêmement rapidement. Étant donnée la masse démographique du pays, la consommation par habitant reste encore une des plus faibles du monde, mais, tout comme celui de la Chine, son développement entraîne nécessairement une augmentation très importante de sa consommation. Malgré d’importantes ressources en charbon, l’Inde importe de l’énergie, notamment du pétrole.

1. Le secteur de l’énergie est dominé par le charbon

Avec 355 millions de tonnes13(*), l’Inde est le troisième producteur mondial de charbon, derrière la Chine et les Etats-Unis. Ses réserves en charbon sont estimées à 250 ans, ce qui représente 2,7 % des réserves mondiales. Le charbon est la principale source d’énergie de l’Inde, puisqu’il représente 53 % de la consommation totale.

2. Un déficit très important en hydrocarbures

L’Inde importe 71 % de son pétrole et ce chiffre devrait passer à 95 % en 2030. Pour le gaz, l’Inde importe 20 % de sa consommation, chiffre qui devrait également progresser très fortement.

3. Une production d’électricité très insuffisante

a) Une production adossée aux énergies fossiles

Quoiqu’étant le sixième producteur mondial d’électricité, l’Inde connaît dans ce secteur un déficit permanent représentant 8 % de sa consommation et qui peut s’élever à 12,5 % en période de forte consommation.

L’origine de l’électricité se répartit comme suit :

- 66 % issus des centrales thermiques ;

- 26 % issus des centrales hydrauliques ;

- 5 % issus des autres énergies renouvelables ;

- 3 % issus du nucléaire.

b) Les réponses apportées par l’Etat

L’Electricity Act de 2003 tend à moderniser la distribution d’électricité en la libéralisant de façon importante. Une loi de février 2005 prévoit, par ailleurs, d’ajouter aux 124 gigawatts (GW) déjà installés 100 GW d’ici 2012, ce qui devrait permettre de satisfaire la demande rurale. En effet, 56 % des ménages vivant en zone rurale n’avaient pas accès à l’électricité en 200114(*).

A moyen terme, l’Inde entend développer fortement son recours à l’énergie nucléaire. Cette orientation pourrait aboutir à ouvrir de très importants marchés à la filière française du nucléaire. La situation est toutefois rendue complexe par l’embargo décidé par les pays fournisseurs de technologie nucléaire à la suite des essais nucléaires indiens de 1998. En outre, l’Inde n’est pas signataire du traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Enfin, les Etats-Unis ont déjà marqué leur intérêt pour ce marché en s’engageant, sans concertation avec les autres puissances nucléaires, dans une reprise de la coopération avec l’Inde dans ce domaine.

B. LE FAIBLE NIVEAU DES INFRASTRUCTURES DE TRANSPORT CONSTITUE UN FREIN SÉRIEUX AU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE

1. Les routes

L’Inde dispose de 3,3 millions de kilomètres de routes, ce qui représente le troisième réseau routier au monde. Comme la délégation a eu l’occasion de le constater, en particulier à Bangalore, le réseau est dans un état très insuffisant. Deux chiffres l’illustrent :

- 55 % des routes ne disposent pas de revêtement ;

- 40 % des villages de moins de 1.500 habitants ne sont pas reliés au réseau routier.

Ces insuffisances engendrent des surcoûts très importants puisque le gouvernement a estimé le surcoût en carburant à 530 millions d’euros par an et l’usure supplémentaire des véhicules à 3,1 milliards d’euros. Il convient d’y ajouter les très nombreux accidents de circulation. La situation est d’autant préoccupante que le nombre de véhicules augmente très rapidement. Il a ainsi doublé entre 1995 et 2001, passant de 27,5 millions à 54 millions.

L’Inde a décidé de lancer un grand projet de desserte autoroutière de Delhi, Mumbai, Chennai et Kolkatta, baptisé National highway development project (NHDP). Ce projet devrait être d’un coût total de 19,5 milliards d’euros. Ce grand projet ne répondra toutefois pas à la mauvaise qualité du réseau existant, même dans les villes.

2. Le transport ferroviaire

L’Inde dispose, avec 70.000 kilomètres de voies, du deuxième réseau ferré au monde, qui transporte annuellement 4,8 milliards de voyageurs et 557 millions de tonnes de marchandises15(*). Ces chiffres correspondent à un trafic quotidien de près de 14 millions de passagers.

Avec 42 % du transport de fret et 20 % du trafic passager, le ferroviaire occupe une place importante dans l’équilibre des modes de transport. Il a toutefois tendance à décliner au profit du transport routier. La commission du Plan, dont la délégation a rencontré le principal responsable16(*), prône une relance du ferroviaire, et en particulier du fret, en mettant un terme à la politique de subvention de l’activité passagers par l’activité fret et en restructurant les chemins de fer.

Les membres de la délégation ont pu constater, en visitant le nouveau métro de New Delhi, que l’Inde était parfaitement à même de mener à bien d’ambitieux projets ferroviaires. Ils souhaitent rappeler que les entreprises françaises sont tout à fait présentes dans les projets de métro des grandes villes indiennes.

3. Le transport aérien

Le transport aérien connaît en Inde une croissance dynamique de 25 % par an. Cet aspect est particulièrement important pour la France et l’Europe dans la mesure où le développement de ce marché induit une demande de biens aéronautiques. Les entreprises européennes, à commencer par EADS, sont du reste très présentes sur ce marché.

C. DES INFRASTRUCTURES DE TÉLÉCOMMUNICATIONS RARES MAIS MODERNES

1. La téléphonie fixe

L’Inde ne compte que 50 millions de lignes téléphoniques fixes. Le réseau se développe toutefois de 7 % par an. Il convient de signaler ce point car le téléphone fixe était dans les années 1980 un symbole du dirigisme économique et administratif indien, puisqu’il fallait compter dix ans d’attente pour disposer d’une ligne.

Si le nombre d’abonnés reste, malgré sa forte croissance, faible en pourcentage, il faut signaler qu’il existe là un fort potentiel de développement, ce qui contraste avec la situation des pays développés où le nombre de lignes fixes est stable, voire en déclin.

2. Le téléphone mobile

Comme dans de nombreux pays en voie de développement, le réseau de téléphonie mobile se déploie plus rapidement que le réseau fixe en raison de son moindre coût d’installation. Comme indiqué plus haut17(*), l’Inde comptait en mai 2006 plus de 100 millions d’abonnés au téléphone mobile, ce chiffre progressant de 4 millions par mois.

3. Un réseau Internet embryonnaire

On ne compte à la mi-2006 que 7 millions d’abonnés à Internet, dont 1,5 million en haut débit. La mission économique de New Delhi estime que ces chiffres correspondent à 53 millions d’utilisateurs. La faiblesse de l’équipement Internet contraste singulièrement avec la présence croissante des entreprises indiennes dans le secteur de l’informatique et des services informatiques. Naturellement, le faible développement du réseau de téléphonie ralentit le déploiement d’Internet dans le pays.

D. LES CONDITIONS DU DÉVELOPPEMENT INDIEN SONT COÛTEUSES SUR LE PLAN ENVIRONNEMENTAL

Le recours au charbon comme principale source d’énergie, l’insuffisance des infrastructures de transport, la vétusté ou l’inexistence des installations d’adduction d’eau et l’absence, dans 75 % des cas, de traitement des eaux usées ont un impact très important sur l’environnement. L’air et l’eau des grandes villes indiennes présentent ainsi des degrés de pollution remarquablement élevés.

Malgré la surexploitation des ressources en eau, qui se traduit par une baisse du niveau des nappes phréatiques, les besoins ne sont pas couverts, notamment du fait de pertes importantes dans les systèmes d’adduction. Celles-ci peuvent atteindre 60 % des quantités prélevées sur l’environnement.

II. LES DIFFICULTÉS DU SECTEUR AGRICOLE

A. L’AGRICULTURE EST LA PRINCIPALE ACTIVITÉ EN INDE

1. L’importance considérable du secteur agricole

Depuis la révolution verte des années 1960 et 1970, l’Inde a atteint l’autosuffisance alimentaire. Pour certaines cultures comme le riz, elle est même un des principaux exportateurs mondiaux. Le secteur agricole emploie directement ou indirectement 65 % de la population et représente environ un quart du PIB, avec toutefois une tendance déclinante puisque de 28 % en 1995-1996, la part de l’agriculture n’était plus que 22 % en 2004-2005.

2. Le ralentissement des gains de productivité

Alors que le produit agricole croissait de 6,5 % par an dans la période 1992-1996, la progression est tombée à 3 % par an pour la période 1996-2001 puis 2 % en 2004 et seulement 1,1 % en 2005. L’exercice 2005-2006 devait voir un rebond à 2,5 %. Reste que le dynamisme qui avait cours jusqu’au milieu des années 1990 apparaît aujourd’hui difficile à retrouver.

De fait, la structure des exploitations peine à se moderniser puisque la surface cultivée moyenne par exploitation n’est que de 1,2 hectare. La surface irriguée ne représente quant à elle que 55 millions d’hectares sur 181 millions d’hectares de surface agricole utile (SAU). Le recul des investissements publics dans l’irrigation depuis les années 1980 et la croissance des besoins non agricoles du fait de l’augmentation de la population se combinent pour créer une situation de pénurie d’eau disponible pour l’agriculture.

B. LA RÉPONSE DES POUVOIRS PUBLICS À L’ATONIE DE L’AGRICULTURE

1. La libéralisation du secteur

Comme dans les autres secteurs, la réponse des pouvoirs publics indiens consiste essentiellement à libéraliser l’activité et à encourager les investissements du secteur privé national et étranger. Le gouvernement actuel attache une importance accrue à la situation du monde rural. Il a notamment lancé un programme d’insertion par le travail dans les zones rurales. Par ailleurs, les efforts de modernisation devraient permettre d’accroître la part des produits transformés, qui ne représentent aujourd’hui que 20 % de la production et seulement 3 % en matière de fruits et légumes.

2. La piste des OGM

L’Inde recourt largement aux OGM, mais seulement en matière de coton. Le recours aux biotechnologies pourrait toutefois constituer une solution à certaines difficultés spécifiques de l’agriculture indienne (manque d’eau ou problèmes de conservation et de stockage dus aux insuffisances des réseaux de transport et à l’absence de chaîne de froid).

C. LE DÉFI MAJEUR DE L’EXODE RURAL

La croissance démographique, le faible dynamisme de l’agriculture, l’extrême faiblesse des infrastructures, le maintien des structures sociales traditionnelles et la grande pauvreté qui résulte de la combinaison de ces différents éléments sont à l’origine d’un exode rural important. Paradoxalement, les efforts de relance de la productivité agricole ne pourront conduire qu’à intensifier l’exode rural en direction des villes.

Les membres de la délégation ont interrogé plusieurs de leurs interlocuteurs indiens, et en particulier M. Montek Singh Ahluwalia, responsable de la commission du Plan, sur les conditions dans lesquelles cet exode rural allait se dérouler. Il ne semble pas y avoir de réponse très précise sur ce point.

M. Montek Singh Ahluwalia a considéré qu’il n’était pas envisageable que cet exode rural continue à se focaliser sur les grandes villes, qui connaissent déjà une croissance anarchique non maîtrisée se traduisant par la constitution de gigantesques bidonvilles. Il a donc émis le souhait que la croissance démographique se répartisse également sur les bourgs et les petites et moyennes villes. Les moyens par lesquels ce voeu serait exaucé ne sont pas apparus aux membres de la délégation.

La comparaison de la situation indienne avec l’exode rural qu’ont connu les pays développés ou celui que connaît la Chine ouvre des interrogations. En effet, la population active urbaine issue de l’exode rural trouve, traditionnellement, à s’employer dans les industries de main d’oeuvre ne demandant pas ou peu de qualification préalable. Or, l’Inde s’appuie proportionnellement moins sur l’industrie, pour assurer son décollage économique, que ne le prévoit le modèle classique. L’essor des services ne peut compenser ce moindre développement industriel, car il repose largement sur une demande de main d’oeuvre ayant une qualification minimale. La question de l’emploi, et donc de la survie de ces nouvelles masses urbaines, sera donc posée dans les années à venir.

D’ores et déjà, l’Inde peine à mettre en place un réel urbanisme de ses grandes villes. En effet, indépendamment même de la question cruciale du financement des investissements nécessaires, les plans d’urbanisme sont en permanence dépassés par l’extension des bidonvilles et les constructions illégales. S’ajoute également un grave problème de spéculation foncière. La délégation a pu ainsi constater que la ville entière de Bangalore était corsetée par des terrains gelés par leurs propriétaires à seule fin de spéculation.

Plusieurs membres de la délégation ont été frappés de l’ampleur du défi que représentait d’exode rural, et du contraste existant entre l’importance du défi et le caractère très général des réponses fournies par les interlocuteurs indiens sur ce point.

III. LE MAINTIEN DE TRÈS GRANDES INÉGALITÉS

A. L’INDE EST LE PAYS COMPTANT LE PLUS DE PAUVRES AU MONDE

1. 80 % de la population en dessous du seuil de pauvreté défini au niveau international

Les Nations Unies utilisent comme seuil de pauvreté un niveau de revenu équivalent en parité de pouvoir d’achat (PPA), à 2 dollars par jour. Le rapport de 2004 du Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD) estimait qu’environ 80 % de la population indienne se situait sous ce seuil, soit 840 millions de personnes. Le décollage de l’Inde et ses premiers effets sur l’économie mondiale ne doivent pas masquer cette réalité.

Quant au seuil de grande pauvreté des personnes vivant avec moins de un dollar par jour (en PPA), il regrouperait près de 35 % des Indiens, soit 365 millions de personnes.

L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a évalué à 221 millions le nombre d’Indiens sous-nourris en 2001-2002. A titre de comparaison, ce chiffre était de 142 millions en Chine18(*). De façon générale, la réduction de la pauvreté semble nettement plus rapide en Chine.

Tous les membres de la mission ont été particulièrement émus à la vue -poignante- du dénuement des sans-abris et du nombre de bidonvilles qui sont, dans les villes, une conséquence de cette situation. L’un d’entre eux a ainsi estimé qu’il avait eu l’occasion, dans sa vie, de voir la pauvreté, notamment en Afrique, mais qu’il avait découvert, là, la misère.

2. Les évaluations indiennes confirment ces ordres de grandeur

L’Inde a défini un seuil de pauvreté (Poverty line, en anglais) exprimé en calories. Ce seuil varie selon que l’on considère les populations rurales ou urbaines, puisqu’il est de 2.400 calories par jour par adulte en zone rurale et 2.100 calories par jour en ville. Selon cette définition, 28,6 % de la population auraient été sous ce seuil de grande pauvreté en 2000, soit un peu moins de 300 millions de personnes.

B. LE MAINTIEN DES STRUCTURES SOCIALES TRADITIONNELLES EST DE NATURE À FREINER LE DÉVELOPPEMENT

L’impact négatif des systèmes sociaux discriminatoires et rigides sur le développement économique a été souvent étudié. Dans le cas de l’Inde, une étude d’Amartya Sen, prix Nobel indien d’économie et Jean Drèze, a montré la corrélation entre le décollage économique et la modernisation des structures sociales19(*).

1. Le système des castes garde toute sa force

82 % de la population indienne est de religion hindoue. Les hindous distinguent quatre castes sociales (varna) associées à des degrés de pureté. On distingue ainsi, par ordre social décroissant :

- les prêtres (brahmanes) ;

- les guerriers (kshatriya) ;

- les marchands (vaishya) ;

- les travailleurs manuels (shudra).

20 % de la population hindoue n’appartiennent à aucune caste et sont désignés comme « intouchables » (parfois appelés paria) et placés, en principe, au bas de l’échelle sociale.

Les membres de la délégation ont pu constater le caractère encore très prégnant de ces discriminations organisées. Ils ont été frappés par la relative acceptation sociale de cette situation, y compris par les plus défavorisés.

Les pouvoirs publics tentent d’amoindrir l’effet de ce système par une politique de discrimination positive. En outre, la démocratie permet la constitution de partis ou de groupes de pressions défendant les intérêts des « basses castes ». Reste que ce système, intimement mêlé aux représentations d’une religion pratiquée avec ferveur, garde des conséquences très concrètes dans la société indienne contemporaine. Celles-ci sont visibles dans les relations du travail et surtout dans les mariages qui, d’après les informations recueillies par la délégation, respectent très strictement les divisions par castes.

Il est évident, aux yeux des membres de la délégation, que le maintien d’un tel système discriminatoire a nécessairement un coût économique et qu’il est de nature à freiner le développement du pays et la diffusion, en son sein, des fruits de la croissance.

2. Les femmes font l’objet de nombreuses discriminations

Les discriminations envers les femmes sont un autre aspect marquant des structures sociales traditionnelles. Celles-ci consistent classiquement dans un moindre taux de scolarisation, élément dont l’impact négatif sur le développement des pays a été souvent présenté.

S’y ajoutent des traits spécifiques à la société indienne, comme les coutumes de dots qui font peser sur la famille des mariées des charges considérables et durables. On note même des tendances, dans certains milieux favorisés, aux avortements ciblés pour éviter les naissances de filles. On relève également, par -semble-t-il- appétit pour les dots, des meurtres de femmes mariées déguisés en accidents domestiques. Fort heureusement, leur nombre a diminué depuis l’adoption d’une loi instituant une mise en examen d’office de la belle-famille dans les cas de mort par incendie domestique.

C. DE TRÈS IMPORTANTES INÉGALITÉS ENTRE RÉGIONS

Les principaux facteurs de discriminations présentés ci-dessus s’inscrivent par ailleurs dans une opposition géographique entre des zones dynamiques et d’autres nettement moins développées, qui cumulent les handicaps sociaux.

En dressant à grands traits le tableau de ces oppositions géographiques, on peut opposer, d’une part, les régions côtières, auxquelles s’ajoute, en raison de son statut particulier de capitale, New Delhi ; et, d’autre part, les régions périphériques ou intérieures et en particulier l’ensemble « BIMARU », qui regroupe les quatre Etats du Bihar, du Madhya Pradesh, du Rajasthan et de l’Uttar Pradesh.

Les régions en retard concentrent la pauvreté (les quatre Etats BIMARU regroupent ainsi la moitié des pauvres indiens) et sont ceux dans lesquels ont constate à la fois les ségrégations traditionnelles envers les femmes ou les basses castes les plus vivaces, des taux d’alphabétisation faibles et un stade encore peu avancé de la transition démographique. Cela explique que ces régions seront aussi, dans les décennies à venir, les principales sources de la croissance démographique, ce qui renvoie naturellement à la question de l’exode rural.

Si l’opposition entre deux réalités d’un même pays est géographiquement moins nette qu’en Chine, où l’on peut opposer la bande côtière au reste du pays, elle provoque néanmoins un contraste saisissant dû notamment à la plus grande pauvreté de l’Inde. A titre d’exemple, on peut relever ainsi qu’alors que dans l’Etat du Kerala, l’espérance de vie est supérieure à 70 ans depuis 1990, elle reste inférieure à 60 ans dans les Etats BIMARU.

TROISIÈME PARTIE : QUELLE INDE DANS VINGT ANS ?

Dans les décennies à venir, l’Inde aura à répondre à de nombreux défis, comme cela a été évoqué dans la deuxième partie du présent rapport. Il est naturellement difficile de prédire si l’issue des transformations, parfois spectaculaires, que l’Inde connaît depuis la fin du siècle dernier sera positive.

Les membres de la délégation estiment, toutefois, qu’un point mérite une attention particulière des observateurs occidentaux et notamment français : la question centrale des inégalités dans ce pays.

On peut, en effet, imaginer plusieurs évolutions de la situation dans ce domaine. Naturellement, selon la conception occidentale, marquée par la mise en place de l’Etat providence, il n’est pas possible d’imaginer le développement économique sans réduction des inégalités, souvent assimilée au développement social.

A l’issue de la mission d’information qu’ils ont mené, les membres de la délégation considèrent que trois hypothèses peuvent être imaginées dans ce domaine :

- selon un premier scénario, l’Inde ne parviendrait pas à gérer les écarts croissants de richesse, qui se traduiraient par une montée des tensions sociales. Celles-ci pourraient prendre la forme d’oppositions croissantes entre des zones du pays à niveau de développement de plus en plus éloigné, ou encore d’explosions sociales dans des zones urbaines en croissance anarchique. Il faut noter que pourraient également se superposer à ces difficultés des tensions religieuses, en particulier en milieu urbain, comme la délégation a pu l’étudier à Mumbai. Ce scénario sombre n’apparaît pas très probable à ce jour, tant la société indienne a fait preuve jusqu’à maintenant de stabilité sociale, de capacité d’adaptation, de pragmatisme et, point important et spécifique à ce pays, d’un haut degré d’acceptation des inégalités ;

- la seconde hypothèse, à l’inverse, correspond à un rapprochement de la voie de développement qu’on connu les pays développés, c’est-à-dire un schéma où le développement économique nourrit et se renforce du développement social exprimé par la réduction des inégalités, la diffusion de l’instruction, des loisirs et de la protection contre les grands risques de la vie. Le développement d’une culture de masse ouverte sur le monde, notamment à travers la télévision et plus encore Internet, pourrait peser dans ce sens. Les membres de la délégation estiment, toutefois, que le regard occidental peut être tenté d’accorder à cette hypothèse plus de consistance qu’elle n’en a réellement ;

- le dernier scénario mérite, aux yeux de votre commission, une attention particulière car il est celui qui lui semble le plus vraisemblable et, en même temps, le plus porteur d’impact potentiel sur les pays occidentaux : ici, l’Inde réussit son développement économique tout en conservant largement ses structures sociales traditionnelles, fondées sur une spiritualité omniprésente et des inégalités beaucoup plus importante que dans les pays aujourd’hui développés. Une telle éventualité constituerait une remise en cause profonde du mode de vie occidental, car la preuve serait faite que le développement économique et le développement social ne sont pas nécessairement liés, dans un pays donné.

Il est clair que la compétition avec un pays économiquement développé, mais dépourvu d’un système de protection et de redistribution sociales, serait beaucoup plus déstabilisante pour les pays occidentaux. Dans cette perspective, la France et l’Europe auront l’obligation, d’une part, d’être très attentives à l’évolution future de ce grand pays et, d’autre part, à faire preuve d’inventivité et de capacité d’adaptation pour savoir moderniser et transformer leur modèle sans en renier les principes.


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