GENES 2001 Comment j’ai été tabassée dans les prisons italiennes

dimanche 9 mars 2014.
 

Arrestation

J’ai été arrêtée Piazza Dante, vendredi 20 juillet à 14 heures, par un corps d’hommes armés, casqués, protégés de boucliers. Ils m’ont traînée à l’écart de la manifestation, des regards et des médias qui étaient présents Piazza Dante. Là ils m’ont remise aux mains d’une dizaine d’hommes en civil qui m’ont ordonné de monter dans une voiture banalisée. Devant leur nombre, leur violence verbale et gestuelle et l’agressivité évidente qui émanait d’eux, je me suis couchée au sol et j’ai demandé une personne parlant français, un avocat, et des papiers justifiant qu’ils étaient bien de la police. Les premiers coups sont tombés, ils m’ont plaquée la tête au sol et menotté les mains dans le dos en me donnant des coups de bottes. Ils m’ont maintenue dans cette position durant une trentaine de minutes. Je les entendais crier : " Niente fotos !, niente fotos ! ". Ils m’ont fouillée et vidé mes poches par terre. Soudain ils m’ont attrapé et demandé d’entrer dans la voiture. J’ai revendiqué : qu’on m’ôte les menottes, que l’on m’explique, que l’on me montre des papiers justifiant que je devais leur obéir. Ils m’ont saisie violemment à cinq et forcée à entrer dans la voiture. J’ai résisté, crié, appelé à l’aide en m’agrippant à un panneau de signalisation. Un homme en civil est arrivé. Une discussion entre eux, en italien, a débuté. Cela a duré. Soudain, la voiture banalisée a démarré, une voiture de police avec cellule blindée à l’arrière a pris sa place. Une policière (en tenue) en est sortie, les cinq hommes m’ont re-attrapée à bras-le-corps, et la femme m’a frappée au visage de toutes ses forces. Sonnée, j’ai malgré tout tenté de me débattre et d’appeler à l’aide, en vain.

Transfert Bolzaneto

Le transfert a eu lieu dans un véhicule de police avec une cellule blindée en plexiglas avec une banquette en plastique lisse sur laquelle il n’est pas possible de se maintenir assise dans les virages. À l’avant, un policier (en tenue) au volant et une policière, celle qui m’avait frappée, à ses côtés. J’avais les mains menottées dans le dos et le véhicule roulait à fond, j’ai aperçu 140 au compteur. À chaque coup de frein ou virage, j’étais projetée durement d’une partie à l’autre de la cellule. La voiture a stoppé quelques instants à un barrage de camions et autres véhicules militaires ou policiers. La femme policière est sortie discuter, l’homme s’est retourné vers moi et m’a demandé : " Va bene ? " J’ai fait signe que j’étouffais, il m’a montré l’arrivée d’air à mes pieds. Puis nous sommes repartis.

Le véhicule est sorti de la ville, a emprunté une autoroute et un péage.

Bolzaneto

À l’arrivée, la voiture s’arrête devant un groupe de bâtiments. Dans la cour une quarantaine de militaires (?) habillés en kaki, avec des bottes noires, des gants noirs, des gilets pare-balles noirs, des matraques, des armes, des menottes accrochées aux pantalons. Ils me sortent du véhicule avec violence et me lancent dans le premier bâtiment à ma gauche. Pour y accéder, il y a des marches, en haut des marches il y a un hall d’entrée assez large avec de suite à droite un bureau, et à gauche un autre. En face un long couloir large de 2 mètres, avec de chaque côté des portes au début et des grilles de cellules ensuite. Je suis emmenée dans la deuxième cellule à droite. En traversant ce bâtiment je remarque qu’il n’y a pas d’autres prisonniers et que c’est plutôt calme. Je me souviens avoir pensé être la seule à m’être fait arrêtée. Mais dans la cellule, je vois une jeune fille d’une vingtaine d’années au fond, debout les jambes écartées les paumes contre le mur, qui pleure. La policière (en tenue kaki) qui surveillait la grille a tourné sa clef et m’a fait signe de la main de me mettre dans la même position. Je n’imaginais pas encore ce qui se passerait quelques minutes plus tard et, pleine de courage, je lui ai répondu que c’était une blague, qu’on n’était pas au Moyen Age et je me suis assise en tailleur au milieu de la cellule. La policière a haussé les épaules et m’a tourné le dos.

Je me suis tournée vers la jeune fille et je lui ai demandé si elle était française, elle m’a dit être allemande. Je lui ai expliqué en anglais qu’elle n’avait pas à subir ce genre d’humiliation et qu’elle pouvait s’asseoir. Elle semblait terrorisée et en larmes elle m’a dit qu’elle ne voulait qu’une chose, c’était obéir pour en finir et sortir d’ici au plus vite.

On est venu me chercher de suite pour un premier interrogatoire. Dans le couloir, déjà il y avait un début d’effervescence et dehors on entendait des sirènes. On m’a reçue dans le premier bureau à droite en entrant dans le bâtiment. Un homme, qui semblait être le chef des lieux, la quarantaine, un peu plus petit que moi, en civil, un peu rond, la tête ronde, chauve, les yeux bleus. Il m’a parlé en français. Il m’a traduit les questions que me posait un homme brun, assis au bureau. Nom, prénom, âge, noms des parents, profession de chacun, etc. Ils avaient mon passeport ouvert sur le bureau. Il m’avait été pris dans la poche de mon jean Piazza Dante. J’ai répondu à chaque question en rapport avec mon état civil, et lorsqu’ils ont commencé à me demander ce que je faisais dans la manifestation, j’ai demandé un avocat, que l’on prévienne ATTAC, et le consulat. L’homme rond et chauve est sorti du bureau visiblement énervé, et le brun m’a tendu un dossier de plusieurs feuilles, en me demandant d’y écrire ce que je venais de leur dire, c’est-à-dire nom, prénom, profession, etc., et de signer en bas de chaque page. Il y avait des textes en italien sur chaque page et des blancs avec des pointillés. J’ai dit : " Je ne comprends pas l’italien, je veux un avocat, je ne signerai pas. " Il est sorti du bureau, très énervé lui aussi et l’homme chauve est revenu quelques secondes plus tard. (Dans le bureau, il y avait en permanence deux ou trois militaires.) Il s’est assis en face de moi, sur le bureau, et m’a dit, les yeux dans les yeux : " Écoute, pour l’instant, on n’a rien à te reprocher. Ces papiers, c’est la procédure normale, ça dit ce que tu as fait, où tu as été attrapée, et les textes habituels. Si tu signes, ce soir tu es chez toi. " J’ai répondu : " Je veux un avocat, je ne signerai pas. " Il est sorti. Les militaires m’ont attrapée violemment et m’ont traînée jusqu’à la cellule, dans laquelle ils m’ont " jetée ".

Dans la cellule, il y avait toujours la jeune fille allemande, debout les mains sur le mur. Une autre Allemande nous a rejoint peu après.

Quelques minutes plus tard, la caserne a commencé à résonner de cris et d’agitation, dehors on entendait des sirènes de police ou d’ambulance. J’ai vu deux ou trois premiers prisonniers en sang projetés devant ma cellule. Ensuite les hurlements se sont amplifiés, les prisonniers filles et garçons, tous très jeunes, sont arrivés en nombre. Les militaires les faisaient mettre la face contre le mur jambes et mains écartées, qu’ils soient valides ou blessés. Ils ont commencé à les frapper avec une violence extrême à coup de bottes au niveau des jambes, les parties sexuelles, le dos, les côtes. Ils leur donnaient des coups de casques derrière la tête, et le visage des prisonniers s’écrasait contre le mur. À ce moment, un militaire est rentré dans la cellule, m’a projetée contre le mur. Il m’a fait mettre en position face au mur et m’a intimé l’ordre de ne plus tourner la tête. Là, le vacarme était terrifiant : le couloir résonnait de hurlements de souffrance, de plaintes et aussi d’insultes gueulées par les militaires. Les bruits de coups et de brisements d’os étaient insupportables, et, malgré les menaces, je gardais les yeux vers le couloir, pour voir et savoir. Les militaires cognaient contre les barreaux dès qu’ils me voyaient tourner la tête, mais ils avaient " mieux à faire ". Certain prisonnier du couloir s’écroulait et là, c’était une avalanche de coups de bottes. Je remarquais que les militaires s’acharnaient sur les plaies et les traces de coups déjà présentes... Notamment, une jeune fille avec une plaie ouverte au front a reçu des coups de poing répétés sur sa plaie. Lorsqu’ils m’ont emmenée pour le second interrogatoire, j’ai vu dans le hall d’entrée, plusieurs dizaines de corps, allongés, qui baignaient dans le sang. Pour moi, à ce moment-là, certains étaient morts.

J’entendais toujours des sirènes au-dehors. À partir de ce moment-là, tous les déplacements pour être interrogé se faisaient à coup de bottes, de matraque et de bourrades jusqu’au bureau. Aller et retour, j’ai été projetée par terre, tirée avec violence par les vêtements et les cheveux, j’ai reçu des coups du plat de la main derrière la tête et sur la face, j’ai été insultée.. Ma cellule s’est remplie de garçons et de filles dont certains étaient très amochés. Plaies ouvertes, yeux totalement fermés par des hématomes, bouches éclatées. Les premiers qui ont demandé à aller aux toilettes étaient également frappés et violentés jusqu’aux WC. On entendait leurs hurlements et leurs plaintes. Quand j’ai voulu à mon tour aller aux toilettes, une codétenue m’a fait signe de me laver les mains car, pour elle, le fait qu’elle ait " oublié " de le faire a été prétexte à un tabassage sous les insultes. Beaucoup de détenus ont uriné discrètement dans la cellule. Jusqu’à tard dans la nuit et peut être jusqu’au petit matin, les scènes décrites plus haut se sont poursuivies, les prisonniers étaient copieusement et systématiquement passés à tabac avant d’êtres envoyés en cellule ou traînés jusqu’au hall s’ils étaient inconscients. Aucun soin n’était prodigué, même à ceux qui étaient visiblement en danger de mort. J’ai vu un jeune garçon pris de convulsions, du sang coulait de ses oreilles ou de son crâne. Il avait de la bave blanche qui sortait de sa bouche et il avait les yeux révulsés. Il a été laissé gisant par terre, je l’ai vu à plusieurs reprises durant mes transferts, toujours au même endroit et inanimé. Je donne ici la liste des insultes proférées par les militaires que j’ai comprises : " Comunisti, integralisti, rossi, porchi, cani ".

Chez les militaires, il y avait des hommes et quelques femmes. Les hommes étaient les plus actifs pour les violences, mais les femmes participaient activement, riaient tout le temps, et étaient d’une grande dureté. Aucune trace de compassion ou l’ombre d’un réconfort et à plus forte raison aucune tentative d’interposition ne s’est manifestée, à aucun moment, de la part des militaires ou d’aucun autre personnel de la caserne. Tous étaient pris d’une sorte d’hystérie de violence.

Dans les autres interrogatoires que j’ai subis, peut être quatre dans la nuit, les militaires me demandaient de signer ces fameux formulaires en italien et avec de nombreux blancs. J’ai toujours refusé de signer et, sur chacun des papiers, ils ont inscrit " Si rifiuta " [" Refuse " - NDLR] . Lors d’un des interrogatoires, un policier m’a montré les photos de mes enfants sur mon passeport et dans son français a dit " C’est dommage, la mamma en prison se non firma [" si elle ne signe pas "] - NDLR]. Tu ne veux plus voir tes enfants ? " J’ai dit que je préférais la prison, que de signer ce que je ne comprenais pas. Il m’a dit que je n’étais pas prête de sortir de prison et qu’en Italie, les intégristes, " on les traitait comme ça ". Au dernier interrogatoire, le " gros chauve " m’a signifié que devant mon refus de signer, il me mettait en état d’arrestation et qu’il me livrait aux autorités pénitentiaires.

Un autre interrogatoire a eu lieu avec les policiers pénitentiaires (leur uniforme était légèrement différent). Il y avait une policière parlant un peu français, qui a tenté de me traduire ce que me demandait un policier. Là encore, d’autres formulaires en italien à signer. Devant mon refus, les policiers pénitenciers se sont énervés, m’ont clairement signifié que j’étais maintenant une prisonnière et que j’étais en état d’arrestation. J’ai craqué nerveusement, je me suis effondrée par terre en disant que je voulais que l’on prévienne ma famille, un avocat. Mais je n’ai rien signé. Retour dans la cellule, toujours debout, toujours les cris, les bruits de coups.

Un moment, j’ai été menottée et emmenée dans une autre partie du bâtiment pour ce qui allait être une " visite médicale ". Ils m’ont fait entrer dans une pièce meublée d’un divan recouvert d’une nappe de papier, d’une table, de quelques chaises. J’ai remarqué un pèse-personne. Il y avait trois femmes, dont la policière qui parlait un peu français, une femme en blouse blanche, et environ dix hommes en uniforme qui allaient et venaient, rentrant et sortant de la pièce. Un morceau de couverture était déplié par terre au milieu. Ils m’ont demandé de me mettre sur la couverture et de me déshabiller entièrement. Il y avait toujours des hommes dans la pièce. J’ai demandé à l’" interprète " s’ils pouvaient se retourner. Elle leur a traduit : l’un deux s’est levé et s’est mis à crier, agressif et énervé. L’" interprète " m’a traduit qu’il n’y avait ici que des docteurs et des infirmiers et que j’avais intérêt à me déshabiller très vite. Je me suis exécuté. Pas assez vite à leur goût. Ils m’ont répété de me dépêcher.

La policière me prenait mes vêtements au fur à mesure, les secouaient et les scrutaient, avant de les jeter par terre. Une fois nue, j’étais en face d’eux, je tentais de protéger ma pudeur ; la policière m’a fait écarter les jambes en me donnant deux coups de pieds secs au niveau des genoux et m’a dit de mettre mes bras à l’horizontale, devant moi. Elle m’a demandé de m’accroupir trois fois. Ensuite, elle m’a retournée. Après de longues minutes, la policière m’a tendu mon slip que j’ai pu remettre. On m’a dit ensuite de me mettre sur le divan et la femme en blouse blanche m’a auscultée et pris la tension. Elle m’a aussi posé des questions que la policière avait du mal à traduire. Cela concernait apparemment mes antécédents médicaux. J’ai compris qu’elle m’indiquait que ma tension était élevée, 17 ou 18. Elle n’a semblé ne pas faire attention aux nombreux hématomes que j’avais sur le corps, notamment sur l’épaule et la cuisse (coups de matraque). Elle ne m’a jamais demandé ce que c’était, ni si je souffrais. Les hommes étaient toujours là, allant, venant. J’ai demandé un médicament pour soulager ma tête (je souffrais du coup de poing de mon arrestation). La femme en blouse blanche a dit quelques mots à la policière qui a traduit qu’on allait s’occuper de moi.

J’ai été ramenée à la cellule et il n’a plus été question de médicament ni de soin. Au contraire, les sévices ont continué dans les cellules. Un militaire plus survolté que les autres désignait un détenu au hasard (mais plus facilement ceux qui étaient percés ou tatoués, ou qui portaient des dreadlocks), l’attirait contre les barreaux et se mettait à le frapper à coup de gifles et de bottes. Un autre coupait avec des ciseaux les cheveux longs des filles et des garçons, et les capuches des blousons.

Plus tard, encore un autre transfert, menottée dans le bâtiment, pour la prise des empreintes et les photos. Le fonctionnaire chargé de ces formalités était de mauvaise humeur et semblait reprocher au policier son surcroît de travail. Au bout de la nuit, les policiers se sont lassés de nous maintenir debout car beaucoup d’entre nous s’écroulaient de souffrance et d’épuisement. Nous avons fini par tous nous accroupir dos contre le mur et nous blottir les uns contre les autres. Nous tremblions de peur et de froid. Dans ma cellule, nous étions en cette fin de nuit, deux filles, une Américaine nommée Teresa, moi-même, et huit garçons. Je me souviens particulièrement de l’un d’eux très maigre qui pleurait en silence. Tout à coup, un groupe d’une vingtaine de militaires a fait irruption dans la cellule. Ils nous ont empoignés et menottés deux par deux. Teresa et moi ensemble... Les gifles se sont encore mises à pleuvoir. Nous avons été jetés hors de la cellule puis dans le couloir. Ils s’en sont alors pris aux garçons. Des bruits de coups violents et des hurlements insoutenables ont une fois de plus longuement retenti, puis ils nous ont emmenés dans un fourgon cellulaire. Au passage, dans le hall, j’ai aperçu à nouveau le même corps inanimé que j’avais vu dans l’après-midi, il n’avait pas bougé...

Transfert prison

Il faisait nuit noire lorsque nous avons traversé la cour vers le fourgon cellulaire. À l’intérieur, trois cellules grillagées. Une fois dedans, deux par deux (j’étais avec Teresa), on ne voyait plus les autres prisonniers (quatre garçons), on les entendait seulement. Dans ce fourgon, garé au milieu de la cour remplie de militaires qui s’agitaient, nous sommes restés une éternité. Je me rappelle m’être endormie deux ou trois fois, et réveillée à chaque fois à coups de matraque dans la grille, alors que nous étions menottées et enfermées dans la cellule. Chaque fois que Teresa et moi nous endormions l’une contre l’autre, un militaire nous réveillait à grands coups dans la grille. Par la porte du fourgon laissée ouverte tout le long, j’ai vu que la ronde d’ambulance continuait à circuler. Nous n’avions aucune explication. Nous avions faim, soif, nous étions frigorifiées et terrorisées. Là, nous étions à nouveau aux mains des militaires, les " tabasseurs ". Je remarquai une femme corpulente, trente ans, blonde, coupe au carré, qui était restée devant la grille de ma cellule tout le long de la soirée. Elle semblait particulièrement à l’aise dans cette ambiance de massacre et n’hésitait à encourager ses collègues. Neuf militaires, dont la femme blonde, sont montés dans le fourgon. J’ai remarqué qu’ils s’équipaient avec bouclier, armes prêtes à servir, comme s’ils s’attendaient à un assaut du fourgon. Nous avons roulé longtemps sur des autoroutes, je pense. Arrivés dans une prison, nous avons à nouveau été traînés tous les six, sans ménagement, à travers les couloirs. Cela me semblait être " une livraison " à une autre équipe de militaires. Ils nous ont séparées des garçons, dé-menottées et envoyées dans une minuscule cellule avec toilettes. La porte est à peine refermée, les hurlements, les bruits de coups, les insultes ont repris à nouveau de manière insupportable pendant 15 minutes. À ce moment-là, Chiara puis Ariana, deux Italiennes, nous ont rejointes. Leurs yeux étaient exorbités, Chiara tremblait de froid. Nous nous sommes blotties les unes contre les autres.

Très vite, nous avons été menottées et transférées dans un nouveau fourgon, pour reprendre la route. Nous n’avons jamais revu les garçons.

Prison d’Alessandria, samedi

Quand nous sommes arrivées à la prison d’Alessandria, le jour s’était à peine levé. Nous avons été alors enfermées dans une cellule sans toilette, avec un rebord en ciment de 10 centimètres sur lequel il est impossible de s’asseoir. La grande fenêtre à barreaux donnait directement sur l’extérieur sans vitrage. Le matin devait être frais, ou était-ce l’état de choc, toujours était-il que nous avions horriblement froid. J’ai aperçu à ce moment l’état de Teresa. Son dos n’était plus qu’une plaie. Des hématomes longs, boursouflés, sanguinolents débordaient les uns sur les autres. Il n’y avait pas 1 centimètre carré de peau entre les fesses et les épaules qui soit intact. Je me rappelle maintenant que lors du transport, Teresa faisait son possible pour ne pas s’appuyer sur le dos, elle posait sa tête sur ses genoux.

Chiara était surtout blessée sur les côtes et les jambes. Ariana semblait moins touchée physiquement, mais son visage était ravagé par la peur. Durant la matinée, d’autres filles nous ont rejoint jusqu’à que nous soyons neuf dans la cellule. Ester est Italienne, mais parle français. Elle est, elle aussi, couverte d’ecchymoses. À chaque arrivée de détenue, nous interpellions les gardiens pour qu’il nous donne à boire ou pour aller aux WC. Après une longue attente, entre 20 et 40 minutes, ils nous permettent d’aller aux toilettes, une par une. Enfin est venu mon tour. Il y a un robinet dans les WC et j’ai pu boire.

En début d’après-midi, nous avons été amenées, à tour de rôle, pour les formalités et la fouille mais, cette fois-ci, uniquement en présence de deux femmes. D’abord dans un premier bureau, ils ont fait l’inventaire de mes affaires : certaines m’avaient suivie, carte bleue, lunettes, d’autres avaient disparu, notamment les interviews de Christophe Aguiton, José Bové et les journaux que j’avais achetés et qui m’auraient servi à rendre compte de la manifestation (!). Pour la visite médicale, le docteur, un homme d’une cinquantaine d’années, a trouvé à nouveau ma tension élevée et m’a proposé un cachet pour dormir. J’ai refusé. Il a demandé si j’étais blessée mais ne m’a ni auscultée, ni examinée. Ensuite, dans un autre petit bureau, j’ai récupéré un sac-poubelle avec une couverture, un drap, une assiette, une fourchette et une timbale en plastique blanc. Sur mon formulaire d’enregistrement d’incarcération, il était marqué 15 heures. J’ai été alors conduite dans un bureau qui me semblait être celui du directeur de la prison. J’ai rempli encore des formulaires (état civil). Là, j’ai recommencé à demander un avocat et à ce que l’on prévienne ma famille, le consulat, etc. Pour l’avocat, il fallait que j’attende le lendemain (dimanche). Pour la famille, j’ai dû noter mon numéro sur un bout de papier et le directeur m’a assuré qu’il s’en occupait personnellement dans l’heure qui suivait. Il m’a également garanti que je pourrais voir mon avocat demain matin, que je pourrais téléphoner à mes enfants. Il a ajouté que, pour l’instant, l’important était que je dorme.

J’ai enfin été emmenée dans ma cellule de prison avec Chiara et Diana : une cellule de trois lits métalliques, avec un robinet d’où coulait un filet d’eau et un WC " sec ". J’ai fait mon lit, je me suis allongée. Les pensées, l’attente, la lumière permanente, les appels dans le couloir, l’angoisse, la faim. Impossible de dormir. Il devait être 16 heures. Diana pleurait sans arrêt, elle était très fragile, Chiara semblait plus solide, mais j’ai vite vu beaucoup de dégâts sur son corps : toujours ces multiples traces de matraques longues et noires, des bleus, des hématomes. On a commencé à se réconforter, à panser nos plaies, à se masser.

Le régime carcéral était " normal ", bien que les gardiens se livraient à un petit jeu psychologique très pénible : ils promettaient, en fin de poste, des visites d’avocats, nous demandaient de nous préparer à sortir de la cellule pour téléphoner à nos familles. La joie et l’espoir nous faisaient danser la ronde toutes les trois et on entendait les mêmes réactions dans les deux cellules voisines. Puis la relève de gardiens avait lieu et on nous annonçait qu’il n’en avait jamais été question. Cette pratique a duré tout le temps à Alessandria, et c’est semble-t-il le régime carcéral normal.

Notre premier repas a été servi vers 18 h 30, soit 30 heures après mon arrestation. On nous a également remis des formulaires de télégrammes, en nous disant que celles qui avaient de l’argent pouvaient envoyer un message de suite et qu’il serait à destination dans la soirée. Ce que nous avons fait.

Nous avons su par la suite qu’aucun coup de fil n’a été passé, aucun télégramme n’est parti avant l’annonce de notre libération.

Prison d’Alessandria, dimanche

Le dimanche nous avons eu deux promenades dans la cour de la prison, le matin et l’après-midi. À notre première rencontre du matin, toutes les neuf, nous avons vite compris que nous sortions du même enfer et que nous avions subi le même sort durant la nuit précédente. De toute évidence les degrés de gravité de blessures étaient liés à l’apparence physique : celles qui portaient un tatouage, ou un piercing, ou un vêtement noir, ou des dreadlocks, avaient plus de plaies et de traces que les autres.

Dès la première rencontre, j’ai proposé que nous rédigions au plus vite nos témoignages afin de les faire passer à la première personne venant de l’extérieur (avocat, personnel soignant ou magistrat) que l’une d’entre nous rencontrerait. Nous n’avions en effet aucune idée du temps que nous passerions en prison. Je leur ai dit qu’il était urgent de faire savoir à l’extérieur ce qu’il s’était passé la nuit du 20 juillet. L’après-midi déjà, on me remettait discrètement trois premiers témoignages. Nous avons eu deux visites ; un responsable socialiste et un magistrat italien qui ont tenté de nous rassurer sans rien nous dire vraiment, et qui sont restés en tout dix minutes chacun. Très peu de nouvelles de l’extérieur, très peu de précisions sur notre sort. Ils nous ont annoncé la mort de Carlo Giuliani. Ils étaient l’un comme l’autre escortés de policiers et militaires. Nous n’avons pas pu parler des traitements subis, de nos blessures, ni remettre les premiers témoignages que j’avais dans mon slip.

À 11 h 30, on nous a servi une assiette remplie de riz, de verdure, d’une tranche de melon par-dessus et d’une couche de brocolis supplémentaire en nous précisant qu’il n’y aurait rien d’autre de la journée.

Journée de lundi : avocats, juge et libération

On a su dès la première heure que nous serions reçues par un juge dans la journée et que nous verrions sûrement des avocats. Pas plus de précisions sur l’heure, le lieu, les conséquences. Promenade du matin, je reçois discrètement deux témoignages de plus. Ensuite, c’est l’attente.

On est venu nous chercher peut-être vers 10 heures ou 11 heures. Pas de petit-déjeuner. Rien dans le ventre depuis la veille 11 heures. Nous avons été menottées, transportées en fourgon cellulaire dans une autre ville, à une heure environ d’Alessandria, remises toutes ensembles dans une cellule minuscule avec toilettes mais pas d’eau. Encore attendre.

Dans le courant des heures qui ont suivi, nous sommes passées une par une devant un avocat, puis une juge. Je pense que nous avons toutes décrit d’abord ce qui s’était passé la nuit du 20 juillet, bien que nous étions entendues pour nos faits et gestes. Les avocats nous ont fortement conseillé de témoigner en détail de ces événements durant l’entretien avec la juge.

Ce que j’ai fait pour ma part d’une façon floue et peu précise en réalité parce que je n’avais pas dormi depuis quatre nuits, parce que j’étais épuisée, affamée et surtout parce que le couloir et l’établissement étaient remplis de militaires ressemblant à ceux qui avaient " tabassé " la nuit du 20 juillet, et que je n’avais aucune confiance en qui que ce soit.

À la fin de l’entretien, on m’a annoncée que j’étais libre. Moi j’ai entendu : " Le cauchemar est fini ". Naïvement, en sortant du bureau du juge, j’ai marché vers une sortie. Un militaire m’a empoignée et dirigée vers la cellule, je me suis tournée vers mes avocats, l’un deux m’a rassuré, m’a parlé de procédure, de quelques corvées administratives qui ne seraient plus très longues. Il devait être 14 heures.

Retour en cellule avec les autres filles pour d’autres heures d’attente.

À un moment, la porte de la cellule a été ouverte pour l’une de nous et nous avons vu passer des civils, avec attaché-case, cravates, etc. Dans un même élan, nous leur avons crié à l’aide, hurlant que nous avions faim et soif. Une demi-heure plus tard, on nous a remis un carton remplis de sandwiches au fromage, et l’on nous a fait sortir une par une pour boire à un robinet.

Dans l’après-midi, la moitié d’entre nous, dont moi, avons été transportées dans un fourgon, sans les menottes, jusqu’à la prison d’Alessandria. On nous a remises dans nos cellules respectives en nous demandant de plier nos affaires et de nettoyer. Une fois les préparatifs terminés, nous avons été placées dans la cellule à la grande fenêtre où nous étions restées la journée du samedi. Chiara s’impatientait et avant d’entrer dans la cellule, elle a demandé : " Je croyais que nous étions libres, pourquoi nous enfermer encore ? " Le policier lui a répondu de se calmer et qu’il y en avait pour 10 minutes. Il devait être 17 heures.

Les autres filles sont arrivées peu de temps après. Nous attendions toujours dans cette cellule sans toilettes, ni eau, ni chaise. Libres. Vers 19 heures, Chiara a commencé à s’inquiéter car sa remise en liberté était sous la condition qu’elle se présente tous les jours au commissariat de Gênes avant 20 heures à compter du jour même. Elle a appelé l’agent durant de longues minutes. Lorsqu’il s’est présenté, elle lui a expliqué qu’elle devait prendre un train pour Gênes. Il semblait très énervé et a gueulé en italien pendant 5 minutes. Chiara a répondu en gueulant également. Je ne comprenais que quelques mots, elle parlait de liberté et d’innocence, elle parlait de droit. Il a fait ouvrir la grille et s’est jeté sur elle en la frappant. Il l’a menacée, son visage tout contre celui de Chiara en la tenant par le col et la plaquant contre le mur. J’ai compris qu’il disait être le chef ici et qu’elle n’était rien. Elle s’est redressée, fière, et lui a signifié qu’elle était libre et qu’elle n’avait pas peur. D’un coup, il s’est reculé, a crié des ordres et des policiers sont entrés dans la cellule et nous ont toutes menottées. Nous avons été poussées jusqu’à nos anciennes cellules et ré-enfermées dedans. Pour ma part, j’ai craqué nerveusement et je me suis écroulée en larmes. J’entendais les autres pleurer également dans les cellules voisines.

Ils sont venus chercher Chiara sans ménagement quelques minutes plus tard. Puis quand la nuit a commencé à tomber, ils sont venus nous chercher les unes après les autres et nous avons effectué le parcours administratif de sortie. Remise des affaires personnelles, signature de papiers, etc. Dans mes affaires, il n’y avait plus mon argent, ou quelques centimes italiens, et, à la place, j’avais un reçu de la poste d’Alessandria pour un télégramme d’une valeur de 200 francs environ, parti le jour même à 14 heures. Il s’agissait du télégramme que j’avais écrit à ma famille, annonçant mon arrestation, donnant de mes nouvelles, et demandant un avocat et que j’avais rédigé le samedi à mon arrivée.

Nous avons été libérées, il était 22 heures.


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