Qu’entend-t-on par fascisme ? (texte d’August Thalheimer, 1929)

dimanche 29 mars 2015.
 

- A) Qu’entend-t-on par fascisme ? (texte d’August Thalheimer, 1929) "Le fascisme est certes une force contre la classe ouvrière, mais ce n’est pas toute force contre la classe ouvrière qui est un fascisme."
- B) Réponse à Thalheimer (Léon Trotstky)

A) Qu’entend-t-on par fascisme ? (texte d’August Thalheimer, 1929)

Si l’on s’en tient à l’usage, comme c’est devenu aujourd’hui habituel dans le parti, on devrait déjà conclure très simplement : Le fascisme c’est chaque acte commis par la force contre la classe ouvrière.

Mais qu’on s’essaie à cette définition très « simple » et l’on tombe immédiatement dans un tissu de contradictions. Prenons par exemple l’Allemagne. A t-on dans l’État impérial allemand fait usage de la force contre la classe ouvrière ? Sûrement. Il y eût douze années, en 1878-1890, pendant lesquelles toute activité sociale-démocrate était interdite, avec une loi d’exception. La presse sociale-démocrate fût opprimée. Tout travailleur qui avait une activité socialiste pouvait être arrêté par la police et mis par le juge en prison. C’était cela le temps de la loi anti-socialiste : sans aucun doute la force, oui, l’application systématique d’une force contre la classe ouvrière, contre le mouvement socialiste.

Était-ce un fascisme ? Personne n’a encore jamais dit rien de tel. Mais après la définition donnée plus haut, Bismarck devrait avoir été le premier fasciste en Allemagne. Par ailleurs les Noske¹, Ebert², Scheidemann³ ont-ils utilisé la force contre la classe ouvrière ? Vingt mille travailleurs en témoignent. Était-ce une force contre-révolutionnaire contre la classe ouvrière ? Oui. Était-ce un fascisme ? Non !

Il semble bien que tout recours à la force ou tout système recourant à l’utilisation de la force contre la classe ouvrière ne puissent être considéré comme du fascisme. L’explication en cours dans le parti est erronée, elle conduit à la langue de bois. Comment est-on parvenu à une telle idée fixe erronée ? Tout simplement : par une fausse conclusion, comme cela arrive souvent dans la vie quotidienne. Le fascisme, comme en Italie, etc., est le recours ouvert et systématique d’une force contre la classe ouvrière. On en conclut ainsi que chaque utilisation ouverte et systématique d’une force contre la classe ouvrière est un fascisme. Est-ce du fascisme si Grezinsky interdit la manifestation de mai du parti, censure « Rote Fahne« , dissout la fédération des combattants du Front rouge etc. ? Les définitions s’avèrent justes non dans les instances de parti, mais dans les faits.

Et l’on peut facilement corriger la mauvaise définition du fascisme en partant des faits. Le fascisme est certes une force contre la classe ouvrière, mais ce n’est pas toute force contre la classe ouvrière qui est un fascisme. Le fascisme est une forme particulière du recours à la force contre la classe ouvrière, à savoir l’utilisation de la force nationale. En quoi consiste cette particularité ?

Pour y répondre, posons-nous la question : quand le recours à la force nationale dans la démocratie bourgeoise se différencie t-il de celui qui a lieu dans le fascisme ?

La condition tacite et inconsciente de l’explication du fascisme donnée plus haut est en effet que la démocratie bourgeoise serait douce et pacifique vis-à-vis de la classe ouvrière, la violence étant une chose détestable. Cela ne correspond toutefois ni aux faits, ni aux enseignements de base du léninisme qui s’appuie sur les faits. Oublions un instant l’Allemagne : l’histoire de la III° République française et des États-Unis d’Amérique du Nord est parsemée d’actes de violence sanglants du pouvoir d’État contre la classe ouvrière.

L’État démocratico-bourgeois plane comme une force au-dessus et contre la classe ouvrière sur la base des lois et au moyen d’autorités issues du suffrage universel. On y trouve des organisations ouvrières, des partis ouvriers, une presse ouvrière etc…

Le fascisme écarte le suffrage universel, opprime la presse ouvrière et les organisations ouvrières. Il ne rattache pas l’application de la force contre la classe ouvrière à des lois. Il représente la dictature ouverte de la bourgeoisie sur la classe ouvrière, contrairement au paravent de légalité de l’État démocratico-bourgeois.

Le recours fréquent d’une force nationale juridique contre la classe ouvrière est un travail préparatoire, des travaux pratiques pour le recours à une force illégale et dictatoriale, donc pour le fascisme. Mais elle se différencie encore du fascisme, en restant liée à la constitution démocratique-bourgeoise. La transition de l’un à l’autre est une transition d’un type de constitution à un autre. Une telle transition exige en soi un coup d’État qui crée les conditions du renversement des organes de la démocratie bourgeoise par ceux du fascisme.

La menace fasciste progresse sensiblement en Allemagne. La nette augmentation des votes nazis aux élections au Landtag de Saxe en est une preuve parmi bien d’autres. La classe ouvrière doit livrer une lutte à mort contre le fascisme qui représente le type le plus brutal de son oppression.

Pour combattre le fascisme on doit toutefois avoir d’abord identifié ce qu’il est et où il est. Si on considère la social-démocratie comme une partie du fascisme, cela veut dire renoncer à mobiliser toutes les forces, donc aussi celles des travailleurs sociaux-démocrates (pas celles de la direction) mobilisables contre lui, c’est renoncer à se mobiliser vraiment contre lui. Le fascisme ne peut être vaincu par la seule force du parti communiste, mais par une majorité de la classe ouvrière emmenée par le parti communiste. C’est cette majorité qu’il faut d’abord gagner si le parti communiste veut conduire victorieusement la lutte contre le fascisme.

NOTES

1- Gustav Noske (1868-1946) : Ex-bûcheron, social-démocrate de droite. Ministre de la guerre en 1918, il protège les corps francs qui mèneront à 2 reprises la répression et assasineront R. Luxemburg et K. Liebknecht.

2- Friedrich Ebert (1871-1925) : Sellier, président du S.P.D. allemand à partir de 1906. Dirigeant des social-patriotes, il est chancelier du Reich en 1918 et réprime à ce titre la révolution de 1918. Il est pour les bolchéviques le symbole de la trahison social-démocrate.

3- Philip Scheidemann (1865-1939) : Ex-imprimeur, l’un des principaux leaders de la droite du S.P.D., membre du Comité Directeur en 1912. Député au Reichstag de 1903 à 1918 et de 1920 à 1933. Il fut pendant la guerre l’un des dirigeants socialistes majoritaires en vue. Sous-secrétaire d’État dans le cabinet de Max de Bade, il devint en 1919, le premier chancelier de la république allemande, et contribua à ce titre à la répression de la révolution allemande. Il refusa ensuite de signer le traité de Versailles et cessa toute activité dans le parti. Scheidemann émigra en 1933.

B) Réponse à Thalheimer (Léon Trotstky)

Extrait de « la révolution allemande et la bureaucratie stalinienne. problème vitaux du prolétariat allemand ». Léon Trotstky, 1932.

Le fait que dans leur critique des bonds de la « troisième période », les brandlériens aient repris une série de considérations anciennes mais justes, ne témoigne nullement de la justesse de leurs positions en général. Il faut analyser la politique de chaque groupe à travers plusieurs périodes : dans les combats défensifs, dans les combats offensifs, dans les périodes de montée et les moments de reflux, dans les conditions de lutte pour gagner les masses et dans une situation de lutte directe pour le pouvoir.

Il ne saurait y avoir de direction marxiste spécialisée dans les problèmes de défense ou d’offensive, de front unique ou de grève générale. L’application correcte de toutes ces méthodes n’est possible que lorsqu’on est capable d’apprécier synthétiquement la situation dans son entier, lorsqu’on sait analyser les forces mises en jeu, fixer les étapes et les tournants et, à partir de cette analyse, mettre au point un ensemble d’actions qui répondent à la situation présente et préparent l’étape suivante.

Brandler et Thalheimer se considèrent presque comme les spécialistes exclusifs de la « lutte pour les masses ». Ces gens soutiennent avec le plus grand sérieux que les arguments de l’opposition de gauche en faveur de la politique de front unique sont un plagiat de leur propre position. On ne peut refuser à personne le droit d’être ambitieux ! Imaginez-vous qu’au moment même où vous expliquez à Heinz Neumann une erreur de multiplication, un vaillant professeur d’arithmétique vous déclare que vous le plagiez, car depuis des années il explique les mystères du calcul, exactement comme vous.

La prétention des brandlériens m’a procuré, en tout cas, une minute de gaieté dans la situation actuelle si triste. La sagesse stratégique de ces messieurs date du IIIe Congrès de l’Internationale communiste. J’y défendais l’ABC de la lutte en direction des masses contre l’aile » gauche » d’alors. Dans mon livre, Nouvelle étape, consacré à la popularisation de la politique de front unique et édité par l’Internationale communiste en différentes langues, je souligne de maintes façons le caractère élémentaire des idées qui y sont défendues. « Tout ce qui est dit, lisons-nous, par exemple, à la page 70 de l’édition allemande, constitue une vérité élémentaire du point de vue de toute expérience révolutionnaire sérieuse. Mais quelques éléments « gauches » du congrès virent dans cette tactique une poussée vers la droite… » Parmi ceux-ci figuraient Thalheimer aux côtés de Zinoviev, Boukharine, Radek, Maslow, Thaelmann.

L’accusation de plagiat n’est pas la seule accusation. Non seulement l’opposition de gauche s’est emparée de la propriété intellectuelle de Thalheimer, elle en donne de plus, semble-t-il, une interprétation opportuniste. Cette curieuse affirmation mérite qu’on s’y arrête dans la mesure où elle nous donne la possibilité de mieux éclairer la question de la politique du fascisme.

Dans l’un de mes précédents ouvrages, j’ai exprimé l’idée qu’Hitler ne pouvait arriver au pouvoir par la voie parlementaire : même en admettant qu’il puisse obtenir 51% des voix, l’accentuation des contradictions économiques et l’aggravation des contradictions politiques devraient conduire à une explosion bien avant la venue de ce moment. C’est pour cette raison que les brandlériens m’attribuent l’idée que les nationaux-socialistes disparaîtront de la scène sans qu’une action extra-parlementaire de masse des ouvriers soit nécessaire. En quoi cela vaut-il mieux que les inventions du Rote Fahne.

Partant de l’impossibilité où se trouvent les nationaux-socialistes d’accéder « pacifiquement » au pouvoir, j’en concluais qu’ils emprunteraient inévitablement d’autres voies, que ce soit un coup d’Etat direct ou une étape de coalition débouchant immanquablement sur un coup d’Etat. L’auto-liquidation sans douleur du fascisme serait possible dans un seul cas : si Hitler appliquait en 1932 la même politique que Brandler en 1923. Sans surestimer le moins du monde les stratèges nationaux-socialistes, je crois néanmoins qu’ils sont plus -solides et perspicaces que Brandler et Cie.

1195_hitler_und_hindenburgLa deuxième objection de Thalheimer est encore plus profonde : la question de savoir si Hitler arrivera au pouvoir par la voie parlementaire ou par une autre voie n’a, dit-il, aucune importance, car elle ne modifie pas « l’essence » du fascisme, qui, de toute façon, ne peut instaurer sa domination que sur les débris des organisations ouvrières. « Les ouvriers peuvent en toute tranquillité laisser aux rédacteurs de Vorwärts le soin d’analyser les différences qui peuvent exister entre l’arrivée d’Hitler au pouvoir par la voie parlementaire et une arrivée par une autre voie » (Arbeiterpolitik, 10 janvier). Si les ouvriers d’avant-garde suivent Thalheimer, Hitler leur tranchera la gorge à coup sûr. Pour notre sage instituteur, seul importe « l’essence » du fascisme, il laisse les rédacteurs de Vorwärts apprécier la manière dont elle se réalise. Malheureusement, « l’essence » pogromiste du fascisme ne peut se manifester pleinement qu’après son arrivée au pouvoir. Il s’agit donc de ne pas le laisser arriver au pouvoir. Pour cela, il faut soi-même comprendre la stratégie de l’ennemi et l’expliquer aux ouvriers. Hitler fait d’énormes efforts pour faire entrer en apparence son mouvement dans le cadre de la constitution. Seul un pédant qui s’imagine être un « matérialiste » peut croire que de tels procédés resteront sans influence sur la conscience politique des masses. Le constitutionnalisme d’Hitler vise non seulement à maintenir une porte ouverte pour un bloc avec le centre, mais aussi à tromper la social-démocratie, plus exactement, à ce que les chefs de la social-démocratie trompent plus facilement les masses. Quand Hitler jure qu’il accédera au pouvoir par la voie constitutionnelle, ils proclament aussitôt que le danger du fascisme n’est pas redoutable pour l’instant. En tout cas, on aura encore l’occasion de mesurer le rapport de forces dans des élections de toutes sortes. En se couvrant d’une perspective constitutionnelle, qui endort ses adversaires, Hitler veut garder la possibilité de porter un coup au moment décisif. Cette ruse de guerre, malgré sa simplicité apparente, renferme en fait une puissance énorme, car elle s’appuie non seulement sur la psychologie des partis intermédiaires qui souhaiteraient résoudre la question politiquement et légalement, mais aussi, ce qui est beaucoup plus dangereux, sur la crédulité des masses populaires.

Il faut ajouter que la manœuvre d’Hitler est à double tranchant : il abuse ses adversaires mais aussi ses partisans. Or, pour la lutte, surtout pour une lutte offensive, il est nécessaire d’avoir un esprit combatif. On ne peut entretenir cet esprit qu’en persuadant ses troupes du caractère inéluctable d’une lutte ouverte. Ce raisonnement implique également qu’Hitler ne peut pas prolonger trop longtemps sa tendre idylle avec la Constitution de Weimar, sans démoraliser ses propres rangs. Il doit tirer à temps le poignard de son sein.

Il ne suffit pas de comprendre la seule « essence » du fascisme, il faut savoir l’apprécier comme phénomène politique réel, comme un ennemi conscient et perfide. Notre maître d’école est trop « sociologue » pour être révolutionnaire. N’est-il pas clair en effet, que les pensées profondes de Thalheimer entrent comme des facteurs positifs dans les calculs d’Hitler, car c’est rendre service à l’ennemi que de mettre dans le même sac la diffusion par Vorwärts des illusions constitutionnelles et le dévoilement de la ruse que l’ennemi bâtit sur ces illusions.

L’importance d’une organisation vient soit des masses qu’elle entraîne, soit du contenu des idées qu’elle est capable de faire pénétrer dans le mouvement ouvrier. On ne trouve rien de tout cela chez les brandlériens.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message