Les intellectuels doivent redevenir les penseurs de l’émancipation (Juliette Grange, philosophe)

mercredi 11 novembre 2015.
 

Le temps de la politique par Juliette Grange, philosophe

Les intellectuels progressistes doivent penser l’émancipation sans l’idée d’un grand soir ou de «  l’étincelle qui mettra le feu à la plaine  » (Mao). Ils doivent, sans renoncer à l’espoir d’un avenir meilleur ou à l’exigence critique, éviter la posture et l’emphase. L’espace public est dans l’attente d’une grille d’analyse, de nouveaux grands récits, de sens et de valeurs. Les intellectuels peuvent l’investir s’ils renouvellent leurs références doctrinales.

Les intellectuels progressistes doivent d’abord cesser de mettre en doute les idéaux modernes. Ils doivent soutenir par les mots et leurs actes l’idée de progrès par la connaissance et l’éducation, la force émancipatrice du droit, des institutions nationales et internationales, l’école et la culture, la rationalité et l’humanisme. Le grand récit moderne n’a pas été soutenu et enrichi par les penseurs, les chercheurs et les philosophes, qui sont restés attachés en France à l’antimodernisme des années 1970. Il n’est pas étonnant que les religieux intégristes, l’idéologie néolibérale, la Manif pour tous aient investi l’espace public, puisque la vie intellectuelle était vouée à ressasser des critiques usées ou des déclarations provocatrices.

Les intellectuels ont un espace public ouvert devant eux. Leur silence sur les problèmes du temps est assourdissant. Ils doivent se regrouper et s’unir sans dogmatisme et parler aux gens de l’histoire moderne, de la violence actuelle, de l’égalité et du contrat social. Qu’ils soient sociologues, linguistes, physiciens, généticiens, historiens, philosophes, anthropologues, sans laisser au vestiaire leurs spécialités et les spécificités de leurs domaines, ils ont quelque chose à proposer pour comprendre le monde.

Le peuple ne doit plus entendre les mots de république et de laïcité dans la seule bouche des politiciens d’extrême droite, le mot de liberté dans les éditoriaux de Valeurs actuelles, de civilité, de sécurité et de morale dans le JT de TF1. Ils peuvent avoir un espace public ouvert devant eux, s’ils cessent de considérer la vie intellectuelle comme un champ de bataille où se jouent le prestige et la carrière. Il est temps de faire de la politique au sens noble et vaste, de reformuler, de spécifier et de faire vivre, dans toute une série de champs différents, les idéaux modernes. Parce que, face au racisme, aux intégrismes – y compris l’intégrisme catholique en France –, à l’obscurantisme et l’inégalitaire, il y a à faire, et à faire rapidement.

Ils doivent cesser de vouloir être des conseillers du prince. Ils doivent entrer en résistance. Ils peuvent être entendus s’ils revendiquent et portent la bannière de l’idée de laïcité qui est le socle fondamental de l’émancipation. La mise en cause de l’égalité homme-femme, l’antimodernisme, la supposée naturalité de la famille, la revendication du rôle politique des religions sous-tendent les idéologies qui ont le vent en poupe dans les médias, en France, en Europe, dans le monde. Seule l’affirmation des Lumières modernes, de la laïcité, peut permettre de combattre ces intégrismes et ces traditionalismes.

Le gauchisme lacano-normalien, parfois transformé en néoconservatisme cocardier, empêche de voir que la société française et européenne tire son identité d’un dynamisme émancipateur, de valeurs républicaines, pacifistes, humanistes et laïques qu’il faut dépoussiérer et rendre vivantes. La manifestation du 11 janvier 2015 le montrait abondamment. Quels intellectuels ont relayé ce républicanisme et ce laïcisme  ? Badiou, Manent, Todd, Houellebecq  ?

En un mot, les intellectuels doivent redevenir les penseurs de l’émancipation. Alors ils seront entendus là où les partis supposés progressistes sont inaudibles (sur l’écologie, sur le service public, sur la régulation nécessaire de l’économie, sur la morale non religieuse). Car les sociétés française et européenne sont à l’écoute. Il ne leur est proposé de clair que le discours du «  retour  » au sens, au passé, aux valeurs religieuses comme habillage de la violence néolibérale.

Texte publié par le quotidien L’Humanité


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