Hugo était révolutionnaire, féministe et antiesclavagiste

lundi 18 juillet 2016.
 

Michel Butor «  Si on se met à fouiller dans le grenier de Hugo, on découvre des trésors  »

Les éditions Buchet/Chastel ont eu l’heureuse idée, avec « Les auteurs de ma vie », de prolonger le geste éditorial de la collection « Les pages immortelles » des années 1930-1940. Michel Butor, écrivain, poète et essayiste, expose dans une anthologie (1) récente et réjouissante sa ferveur intacte pour Victor Hugo, auteur dont il creuse l’écriture et le génie polymorphes.

On connaît votre passion hugolienne mais le choix n’a pas dû être aisé pour le grand lecteur que vous êtes d’élire dans votre dernier livre un classique parmi tant de figures admirées. Pourquoi avoir retenu Hugo  ?

MICHEL BUTOR J’aurais pu choisir beaucoup d’auteurs qui sont au moins aussi importants pour moi que Victor Hugo. Si j’ai choisi Hugo, c’est que je pouvais entrer plus facilement dans cet auteur auquel j’ai consacré des cours à l’université de Genève et plusieurs études. Le terrain était déjà déblayé. Par ailleurs, cela me plaisait de parler de Hugo car j’y vois un défi  : c’est un écrivain à la fois très admiré et très insulté. Dans mon enfance, il existait encore en France un parti important qui désirait le retour de la royauté  : l’Action française. Pour ces gens-là, Hugo était la bête noire. Il avait pour eux tous les défauts  : il était révolutionnaire, féministe, antiesclavagiste…

S’aventurer dans l’œuvre de Victor Hugo peut avoir quelque chose d’intimidant tant ce continent est vaste. Comment celui qui affirme dans le préambule ne pas aimer les anthologies, préférant « nager dans l’immensité du texte », a-t-il vaincu ses doutes  ?

MICHEL BUTOR Je n’aime pas les anthologies mais j’ai accédé à des écrivains par l’intermédiaire de pages choisies. J’ai pu vaincre ainsi mes scrupules. L’œuvre de Hugo est immense et nous n’avons jamais fini de la lire. On peut même dire que nous n’avons pas fini de l’éditer. Il est certain que nous trouverons encore des inédits. Les textes que j’ai sélectionnés n’ont pas été souvent choisis. C’est donc une anthologie renouvelée, avec le désir que le lecteur puisse se dire  : j’aurais pu choisir autre chose. Je veux inviter le lecteur de Victor Hugo à reprendre lui-même sa lecture de Hugo. Je souhaite toujours que ma lecture en provoque d’autres.

Dans votre Répertoire littéraire (Gallimard, « Tel »), qui puise dans vos célèbres Répertoires publiés aux Éditions de Minuit, vous disiez la difficulté de mettre en scène les pièces de Hugo. Si vous reconnaissez à son théâtre des défauts, des faiblesses, un certain ennui même, vous affirmez par exemple que « le vers de Hugo vient du théâtre » . A-t-on eu tort de « laisser dormir » son théâtre, de vouloir l’excuser  ?

MICHEL BUTOR On a laissé dormir son théâtre mais il se réveille tout seul  ! On lit et on joue Hugo tout à fait autrement qu’à son époque et au XXe siècle. On redécouvre seulement cet aspect de son œuvre. On peut suivre à travers son théâtre son évolution politique. Hugo a beaucoup évolué dans sa vie. Quand il était jeune, il était royaliste. Ensuite il est devenu bonapartiste puis républicain et finalement socialiste. Il a traversé tout l’éventail des opinions politiques de son temps pour se fixer, à la fin, comme le grand protestataire contre le misérable Napoléon III. Le théâtre officiel de Hugo s’arrête avec l’exil. Pour nous, ce qui est passionnant est ce qui s’écrit après et pendant l’exil. Le théâtre de Hugo (à part le Théâtre en liberté) appartient à la première partie de sa vie mais il joue un rôle essentiel. N’oublions pas que, de son temps, il est surtout considéré comme un auteur de théâtre.

Ne partagez-vous pas avec Hugo une forme d’esprit universel, une œuvre étendue, un appétit pour toutes les formes d’art et d’écriture  ?

MICHEL BUTOR J’ai essayé d’apprendre le plus possible de Hugo. Il m’a encouragé dans toutes sortes de directions. J’ai voulu montrer dans ce petit livre la variété extraordinaire de l’œuvre et de la pensée de Hugo. C’est pourquoi j’ai demandé de reproduire un carnet de dessins. L’éditeur a accepté immédiatement cette idée et cet ajout d’illustrations enrichit le livre. J’ai travaillé moi aussi dans des sens très différents, mais je n’ai pas exploré le théâtre, si ce n’est le théâtre radiophonique et l’opéra. Hugo est plus varié que moi. J’ai beaucoup écrit mais il est aussi plus prolixe.

« J’ai préféré prendre des pages qui ne soient pas trop connues, de l’inattendu », résumez-vous. Les reliquats que vous présentez – ces pages qui n’ont pas trouvé place dans les versions finales des Misérables , de Quatrevingt-treize … – sont-ils un moyen de porter un regard neuf sur ce géant  ?

MICHEL BUTOR Certainement  ! Ces pages sont nombreuses et quelquefois parmi les plus abouties. C’est parfois Hugo lui-même qui les a enlevées en pensant que ça poserait problème avec ses éditeurs. Pierre-Jules Hetzel ne lui a pas demandé de retirer telle ou telle page. Hugo s’est donc autocensuré, mais il faut comprendre que la censure était très forte à l’époque. Hugo était proscrit et il lui était difficile de publier en France. Ça s’est arrangé mais, comme certains étaient contraints au XVIIIe siècle de publier en Hollande, il a trouvé des moyens pour publier des livres qui ont rencontré un succès considérable. Les textes de Hugo sont surchargés de ratures, il les travaillait énormément. On constate à travers ces reliquats combien ses textes sont prémonitoires, combien il est en avance sur son temps.

Vous n’évacuez pas la question de la forme, prégnante à la fin du XIXe siècle, notamment l’opposition entre vers et prose avec laquelle Hugo s’est permis de jouer.

MICHEL BUTOR Il y a chez Hugo une distinction claire entre la prose et les vers. Dans ses grands romans, on compte peu de passages en vers. Ceux qui existent sont pourtant très intéressants. La chanson en vers libres de Quasimodo dans Notre-Dame de Paris par exemple. Il faut se souvenir du fait qu’au début du XIXe siècle l’opposition entre prose et vers est absolue. Dans la Comédie humaine, Balzac, parlant à un endroit d’une poétesse, se sent obligé de donner un échantillon de ce qu’elle écrit. Il précise qu’il sait bien que ce n’est pas permis d’inclure des vers dans la prose. Il l’avait déjà fait dans les Illusions perdues avec des sonnets qu’il attribue à Lucien de Rubempré en promettant qu’il ne le referait pas. Il y avait là un tabou considérable. Hugo n’a pas enfreint directement cette interdiction mais il a tourné autour, en particulier dans le théâtre où les indications de mise en scène jouent un rôle déterminant. À l’intérieur d’un seul vers, il peut y avoir dix voire quinze indications scéniques en prose. Le texte qu’on entend est lui en alexandrin. C’est donc un texte « métis ». Le texte entendu ou public est différent du texte intime, nébuleux. Hugo n’a jamais utilisé directement la notion de poème en prose mais tout le monde remarquait que ses grands romans et certains de ses chapitres pouvaient se lire comme de gigantesques poèmes en prose.

Vous notez que « l’utilisation patriotique de sa poésie a souligné ses aspects déclamatoires, mais il est aussi sensible à la ténuité, au clair-obscur ». Vous érigez-vous ici, poèmes à l’appui, contre la connaissance partielle et partiale de la poésie de Hugo  ?

Michel Butor Victor Hugo Au début du XXe siècle, Hugo est devenu le poète officiel de la Troisième République, avec tous ses aspects patriotiques et même guerriers. Cette dimension a été beaucoup exploitée mais il y a toutes sortes d’aspects qui sont restés inconnus. L’œuvre de Hugo est un immense grenier. C’est plein de vieux meubles, de toutes sortes de choses dans lesquelles on ne va presque jamais regarder. Mais si on se met à fouiller dedans on découvre des trésors.

Votre amour de la littérature est redoublé par celui que vous portez aux arts plastiques. On croise dans vos essais Rimbaud, Flaubert, Balzac, aussi bien que Giacometti, Eugène Delacroix, Matisse… La peinture, en particulier, vous fascine. On ne s’étonnera pas que les dessins de Hugo aient ici pleinement droit de cité. Le succès de l’écrivain a-t-il effacé selon vous « l’immense dessinateur »  ?

MICHEL BUTOR Il importe de faire connaître le dessinateur Hugo mais Hugo lui-même n’a rien fait pour se présenter comme plasticien selon les termes d’aujourd’hui. C’était quelque chose de presque secret. Ses dessins accompagnaient ses lettres puis il s’est mis à dessiner régulièrement dans la dernière partie de sa vie. Il n’a jamais exposé ses propres dessins. Il ne se considérait pas comme un peintre mais faisait de la peinture dans le texte. Peu à peu, ses amis ont attiré l’attention sur ses dessins. Un manuscrit des Travailleurs de la mer a été illustré par Hugo mais il n’a pas été publié comme tel à l’époque. L’œuvre dessinée de Hugo est ainsi posthume car il ne l’a pas montrée.

Dans Répertoire V , vous explorez ce rapprochement au point d’écrire que « faire de la peinture, ou de la littérature, ce serait donc bien apprendre à mourir, trouver le moyen de ne pas mourir dans la sottise de cette mort que les autres avaient en réserve pour nous et qui ne nous convient nullement ». Dans un entretien avec Georges Charbonnier, vous insistiez  : « Chaque mot écrit est une victoire contre la mort. » Que peuvent les mots dans une période aussi ténébreuse et inquiétante que la nôtre  ?

MICHEL BUTOR Le langage me semble de nos jours particulièrement inquiétant et ténébreux. Il devient impératif de le transformer. Il y a des mots qui ont complètement perdu leur sens et veulent dire n’importe quoi. Prenons le mot libéral qui dit tout et son contraire. Si ce mot est tellement utilisé dans les discours politiques, c’est qu’on peut y mettre ce qu’on veut. Il y a un travail urgent à faire pour laver les mots, les délivrer de cette énorme pollution qu’ils entraînent avec eux. C’est pourquoi il est si utile de faire de la littérature, de la poésie, des beaux-arts. C’est une action plus forte que ce qu’on appelle d’habitude l’action politique. Je ne parle pas de n’importe quelle façon d’écrire mais de certains écrivains et artistes qui sont encore capables de transformer le regard que nous avons sur la réalité. Nous sommes dans une situation où nous ne savons plus comment décrire la réalité. Des situations nous laissent pantois. Regardez le problème des réfugiés  : on aurait dû prévoir tout ça mais on ne l’a pas fait car nous ne savions pas et ne savons toujours pas comment en parler. Le journalisme s’efforce de parler un peu mieux de cela mais il faut prendre le problème de plus loin. Comme en sciences, il faut de la recherche fondamentale, quotidienne, sur le vocabulaire qu’on emploie. De grands détours dans l’histoire et la géographie sont nécessaires pour comprendre ce qui se passe dans la commune où on réside, la façon dont vos voisins vivent et pensent.

Entre 1954 et 1960, vous avez écrit quatre grands romans, puis c’est exclusivement à la critique, à l’enseignement et à la poésie que vous vous êtes consacré. Comment expliquez-vous cette césure assez nette dans votre œuvre entre vos périodes romanesques et poétiques  ?

MICHEL BUTOR C’est une question que je me suis beaucoup posée. Zola préparait beaucoup ses romans et rassemblait toute une documentation. C’est aussi mon cas. La documentation a pris le pas sur l’intérêt romanesque. J’ai cherché des moyens différents pour raconter ce qui figurait déjà dans mes romans. Après 1960, j’ai essayé de me remettre à écrire des romans. Les demandes des éditeurs, qui s’imaginaient pouvoir faire de l’argent, étaient pressantes. J’ai tenté, mais c’est toujours devenu quelque chose de radicalement différent du roman habituel, de quelque chose qui pourrait obtenir un prix de fin d’année. J’ai eu le Renaudot pour la Modification. J’étais donc à l’intérieur de ce modèle mais j’ai été obligé d’en sortir, à cause notamment de mes nombreux voyages. La publication de mon dernier roman, Degrés, intervient au moment où je pars aux États-Unis. L’expérience américaine fut si déterminante pour moi que lorsque je suis rentré j’ai voulu absolument trouver un moyen d’en parler. J’ai écrit un livre qui a fait scandale à l’époque, Mobile, et j’ai dû m’en expliquer souvent. Ce qui paraît étrange ou paradoxal, c’est que ce voyage m’a détaché du roman au sens traditionnel du mot. C’est d’autant plus étonnant que la littérature américaine est très romanesque. On peut penser que les États-Unis auraient dû m’encourager dans la voie du roman mais à ce moment-là le roman a explosé dans mes mains.

Michel Butor a 90 ans et la vivacité d’un jeune homme. Les générations de lecteurs conservent de cet auteur prolixe une image fixe, presque charnelle : celle d’un érudit dont la générosité transparaît dans ses écrits aussi bien que dans son physique. C’est comme l’auteur de quatre romans majeurs (Passage de Milan, l’Emploi du temps, la Modification puis Degrés) qu’il marqua la littérature, avant de s’illustrer comme critique, enseignant, poète et même traducteur. Esprit voyageur, appliqué et foisonnant, il communique avec une intensité rare, sous les formes les plus variées, son plaisir du texte et son amour des œuvres.

Entretien réalisé par Nicolas Dutent, L’Humanité

(1) Hugo par Michel Butor. Buchet/Chastel, « Les auteurs de ma vie », 208 pages, 12 euros.


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