Ghaleb Bencheikh «  Il faut se débarrasser de la religiosité aliénante  »

jeudi 11 août 2016.
 

L’islamologue Ghaleb Bencheikh plaide en faveur de la refondation de la pensée théologique pour «  libérer l’esprit de sa prison  ». Il regrette que des politiciens exploitent le terrorisme de manière «  éhontée  » et appelle à l’unité de la population française.

Islamologue français, Ghaleb Bencheikh est originaire d’une famille qui a définitivement tranché en faveur d’une lecture moderne des textes ouvrant sur « un islam de beauté et d’intelligence ». Son père, le cheikh Abbas Bencheikh El Hocine, recteur de la Grande Mosquée de Paris de 1982 à 1989, n’est sans doute pas étranger à cette éducation qui place la religion au cœur de l’humanisme. Président de la Conférence mondiale des religions de paix, Ghaleb Bencheikh est un fervent défenseur de la laïcité. C’est essentiellement en 2000 que cet érudit se fait connaître du grand public en animant l’émission Islam, diffusée sur France 2 le dimanche matin.

Quelle a été votre appréciation sur la communion entre les croyants de différentes religions dans les églises dimanche 31 juillet en hommage au père Hamel  ?

Ghaleb Bencheikh J’ai été à la fois heureux et soulagé qu’on lance enfin un appel au rassemblement. Sous la voûte commune de la laïcité, s’est déroulée sous nos yeux une manifestation inédite et bienvenue. En réalité, on aurait dû le faire depuis au moins l’assassinat des moines de Tibhirine, en Algérie, en 1996. Entendre des jeunes de confession musulmane confier que c’est la première fois qu’ils entraient dans une église signifie que l’altérité confessionnelle n’a pas été enseignée. Même si cela n’a pas été voulu et calculé par les imams ou muftis, je déplore ce manquement à l’ouverture vers d’autres traditions religieuses. En dépit des critiques que je pourrais formuler à l’encontre du Conseil français du culte musulman (CFCM), je me réjouis de cette louable action, qui fait suite à l’opération « portes ouvertes » dans les mosquées et « thé de la fraternité ». Ce genre de manifestations doit être poursuivi.

Que faire pour consolider le rassemblement de la population, alors que l’extrémisme islamiste, l’extrême droite et une partie de la droite se tiennent par la barbichette pour attiser le feu  ?

Ghaleb Bencheikh Il faut absolument éviter le piège tendu par les djihadistes. En démocratie notamment, on reconnaît le génie d’un peuple et la grandeur d’une nation dans l’adversité. Les hommes d’État, les hommes et les femmes ayant la culture du bien public ne doivent pas exploiter le terrorisme d’une manière éhontée pour des manipulations électoralistes en vue des primaires et du scrutin présidentiel. Nous sommes confrontés à un terrorisme abject qui a franchi une énième ligne rouge en assassinant un prêtre en pleine messe. Tous les tabous sont transgressés. Daech veut semer le chaos, installer la guerre civile dans notre pays et en Europe. Dans cette situation extrêmement grave, il faut, au contraire, se serrer les coudes et montrer plus qu’une union nationale, l’unité du peuple français.

Le manque d’imams formés est-il l’une des conséquences de la diffusion de l’islam politique  ?

Ghaleb Bencheikh Tout à fait. Il n’y a pas de hiérarques, de dignitaires ou de responsables religieux ayant une culture et une connaissance approfondies des questions théologiques voire psychologiques pour prendre en charge les aspirations, notamment spirituelles, des jeunes fidèles. Un imam se doit d’être bilingue et nécessairement francophone, de connaître le patrimoine et l’héritage culturel français, les sciences humaines et les différentes écoles de théologie islamique. Dans la plupart des cas, nous avons des imams autoproclamés, parfois à la manière de l’hurluberlu de Brest, qui explique aux fidèles qu’écouter la musique transforme les enfants en porcs et en singes. Nous pâtissons d’une mauvaise organisation du culte musulman depuis au moins deux décennies. Aujourd’hui une sorte de religiosité aliénante gagne les esprits de larges couches populaires. Alors que la religion islamique imprègne une bonne frange de la population française, la société continue d’interpréter, d’appréhender les questions islamiques en termes d’étrangeté, d’incongruité. Or, elles ne sont pas un élément allogène à la nation. Une eurodéputée (Nadine Morano – NDLR) a cru bon de parler de nation « blanche » et de tradition « judéo-chrétienne ». Et elle se trompe lourdement. Si elle savait que le trait d’union entre judéo et islamique est beaucoup plus prégnant dans l’histoire que celui entre judéo et chrétien dans le pourtour méditerranéen et dans l’aire civilisationnelle euroméditerranéenne, elle n’aurait pas débité de telles balivernes.

Quel est votre point de vue sur le financement public des lieux de culte, alors que la polémique enfle sur le sujet  ?

Ghaleb Bencheikh Celui qui rémunère l’orchestre choisit la musique. Il faut que la transparence guide toute action. On peut très bien imaginer une souscription nationale et internationale – ce qui ne veut pas dire État tiers – qui soit soumise à la Cour des comptes et à un organisme de contrôle transparent. Nous devons faire en sorte de ne pas écorcher le principe de laïcité. Je comprends que l’on veuille interdire le financement des mosquées provenant d’États ou de gouvernements afin de contrecarrer leur ingérence. S’il est assuré par des associations, alors il faut veiller à la transparence et à l’honnêteté de cet argent. Je déplore que l’on se soit accommodé d’une situation dramatique et qu’on se rende compte aujourd’hui que le financement occulte des lieux de culte a été accompagné de la circulation de l’idéologie islamiste, même si ce financement ne concerne que quelques mosquées.

Manuel Valls et Bernard Cazeneuve ne jettent-ils pas la suspicion sur l’ensemble des musulmans quand ils formulent pêle-mêle une série de mesures sur la religion et sur le terrorisme  ?

Ghaleb Bencheikh L’honnêteté intellectuelle et l’intégrité morale m’obligent à répondre que l’on ne peut pas toujours se dédouaner en disant « pas d’amalgame » ou d’expliquer que l’entreprise djihadiste n’a rien à voir avec l’islam. Malheureusement, les terroristes s’appuient aussi sur un corpus existant, certes éculé, dépassé, rétrograde, archaïque. Donc il est nécessaire d’effectuer un travail qui dépasse le simple aggiornamento. C’est à une refondation de la pensée théologique que j’en appelle. En revanche, je ne comprends pas l’interventionnisme de l’administration. Il est du devoir et de la légitimité du ministre de l’Intérieur, en charge de la sécurité de notre pays, de tout faire pour garantir la protection des citoyens. Comme il est tout à fait normal que le chef du gouvernement veuille trouver des solutions aux problèmes de la nation. Mais il est inconcevable que les pouvoirs publics – et même des voix de l’opposition – se permettent de quasiment dicter le contenu théologique de telle ou telle tradition religieuse. Ce qui est même contraire à la laïcité. Il n’incombe pas à l’administration de dire ce que devrait être l’islam du XXIe siècle. Nous sommes nombreux, parmi les théologiens, à affirmer que la pensée islamique se doit de se moderniser pour aller de pair avec la notion de progrès, la dignité humaine et les droits humains. Mais cela devient une affaire islamo-islamique. Il faut que les responsables religieux aient le courage de s’adresser aux terroristes en leur déniant toute légitimité à usurper le nom de Dieu, à utiliser les versets coraniques pour commettre leurs assassinats. Mais il faut aussi exiger de la classe politique d’arrêter de s’immiscer dans les affaires strictement religieuses d’une frange de la nation.

De plus en plus de théologiens et de religieux évoquent la réforme de l’islam. De quoi s’agit-il précisément  ?

Ghaleb Bencheikh Le mot « réforme » est un peu problématique, on ne sait pas à quoi il renvoie. Pour ma part, je parle plutôt de refondation de la pensée théologique pour sortir de la pensée magique, de la raison religieuse et laisser place à la raison critique autonome. Refonder pour dégeler les glaciations idéologiques, en finir avec les clôtures dogmatiques, avec les représentations superstitieuses et se soustraire à l’argument d’autorité. Il faut renouveler la pensée théologique pour libérer l’esprit de sa prison. C’est primordial, indispensable de le faire. Il faut amaigrir le sacré, qui est devenu de plus en plus obèse, se débarrasser de la religiosité aliénante, avec la normativité asphyxiante. Laissons place à l’intelligence, à l’humanisme et à la notion même de progrès et de civilisation.

Entretien réalisé par Mina Kaci, L’Humanité 8 août 2016


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