Capital financier... profondément prédateur

dimanche 2 octobre 2016.
 

A lire :

- L’entreprise liquidée. La finance contre l’investissement Editions Michalon, 2016, 320 pages, 19 euros

- Le surcoût du capital. La rente contre l’activité. Presses Universitaires du septentrion, 2015, 184 pages, 22 euros

Thomas Dallery, maître de conférences en économie à l’université du Littoral Côte d’Opale et membre des économistes atterrés, s’interroge à partir d’une affirmation serinée par certains médias : selon ces derniers, s’attaquer à l’actionnariat serait pénalisant pour les petits porteurs.

Mais si petits porteurs, dans les classes populaires, il n’y a pas, il y a par contre, côté entreprises et classes possédantes, bien des astuces pour crier misère : le rendement des actions serait orienté à la baisse. En réalité, « pour chaque euro de financement net par actions, les entreprises ont dû verser 7,40 euros de dividendes entre 1996 et 2014 ». Une démonstration de « la nature profondément prédatrice du capital financier ».

Le propre de l’élite économique est de se plaindre. Non contents de dominer l’économie, ces puissants devraient aussi nous inspirer de la compassion, car au lieu de les estimer à leur juste valeur, nous n’arrêtons pas de les remettre en cause, sans chercher à les comprendre. Après tout, MM. Ca rlos Ghosn et consorts ne sont-ils pas moins payés que leurs collègues à l’étranger, quand nous, privilégiés de salariés, nous sommes encore bien plus rémunérés que les travailleurs chinois ? Non, vraiment, les plaintes des opposants à la loi travail sont vraiment indécentes à côté des misères du capital (1)... Dans le lot des accusations injustes qui stigmatisent nos élites, les actionnaires souffrent de la dénonciation facile de leurs rémunérations jugées excessives. D’aucuns vont même jusqu’à parler de « surcoût du capital » qu’ils font peser sur les entreprises (2), au point d’en venir à les « liquider » (3). Les défenseurs les plus zélés du capital tentent alors de faire pleurer dans les chaumières : ces actionnaires qu’on insulte en permanence ne sont que de petits porteurs qui attendent leurs maigres dividendes pour se nourrir et se chauffer.

Cette vision est bien sûr erronée : la figure de l’actionnaire est aujourd’hui celle d’un professionnel de l’épargne collective (fonds de pension américain, compagnie d’assurances française, asset manager britannique...). On pourrait nous objecter que derrière ces structures se cachent toujours nos petits retraités dépendant de leurs placements. Mais c’est là encore une tentative de nous égarer : l’épargne, plus encore que les revenus, est inégalement répartie, de sorte que, selon l’INSEE, les 35 % des ménages français les plus pauvres n’épargnent pas du tout, alors que de l’autre côté, 25 % des ménages représentent 72 % de l’épargne nationale (4). Et on ne parle ici que d’épargne en général : la détention des actions est encore plus inégale puisque, si la plupart d e s m é n a g e s o nt u n l i v r e t d’épargne, ils ne sont que 0,6 % des 10 % des ménages les plus pauvres à disposer de valeurs mobilières, contre près de 80 % parmi le 1 % des ménages les mieux dotés (5). Si des actionnaires étaient à plaindre, ce ne seraient assurément pas des gens de peu...

Comptabilité et doute

Mais revenons surtout sur la prémisse : les actionnaires doivent-ils réellement être plaints pour les faibles rétributions qu’ils retirent de leurs placements ? Après tout, les actionnaires financeraient les entreprises, rôle extrêmement louable pour l’économie, ce qui légitimerait une juste rémunération. Est-ce vraiment le cas ? Quand on se penche sur la comptabilité nationale française, on est rapidement saisi d’un doute : les financements fournis par les marchés boursiers seraient faibles, voire inexistants. Entre 1996 et 2014, les émissions nettes d’actions (6) ne représentent que 2 % du financement des investissements productifs de nos entreprises, les trois quarts des financements venant des entreprises elles-mêmes (autofinancement) et le reste étant issu des prêts bancaires et obligataires. Avec une contribution aussi maigre au financement de nos entreprises, les actionnaires devraient en toute logique s’en tenir à la portion congrue concernant leurs émoluments. Une première mesure de la rentabilité de leurs placements pourrait le laisser croire. Quand on regarde les flux de dividendes nets versés aux actionnaires rapportés à la capitalisation de marché des entreprises (le dividend yield), le rendement des actions oscille à des niveaux proches de 4 % par an, mais surtout il semble orienté à la baisse. Les gauchistes vous mènent en bateau : le capital suffoque du poids des charges, des réglementations, des salaires... et il ne parvient même plus à rémunérer décemment les siens, le rendement des actions tombant au niveau d’un modeste taux d’intérêt.

Faux prétextes

Bien évidemment, ce premier ratio intègre un « truc » de calcul particulièrement pervers. Quand vous utilisez le dividend yield, vous rapportez la masse de dividendes à la valeur de marché des entreprises. Or, le propre des marchés financiers est justement d’être gouvernés par des appréciations erratiques de la valeur. Les cours de Bourse peuvent parfaitement grimper sans qu’aucun financement nouveau ne soit apporté aux entreprises. Nous rapportons alors les dividendes à une capitalisation de marché de plus en plus grande, ce qui aura pour conséquence de réduire le rendement affiché. C’est là qu’est le « truc » : les actionnaires parviennent à faire passer leur enrichissement (l’appréciation du cours de Bourse) comme une baisse du rendement qui leur est offert ! Dans notre premier calcul, le rendement est donc orienté à la baisse non pas parce que les versements de dividendes ont ralenti, mais parce que la valorisation des entreprises en Bourse a augmenté. Dans la pra- tique concrète des marchés financiers, il peut même arriver que les actionnaires prétextent cette élévation du cours de Bourse pour réclamer des versements de dividendes plus importants afin de préserver le dividend yield : le drame d’une gouvernance aveugle par les in dicateurs, c’est de ne plus se rendre compte de sa propre indécence...

Sous le masque

Si nous souhaitons avoir une idée plus juste du rendement des actionnaires, il faut se départir de l’évaluation de l’entreprise à sa valeur de marché et retrouver une dimension plus historique consistant à n’ajouter à la valeur de marché de l’année 1996 que les financements de marché levés cette annéelà (et ainsi de suite). En procédant de la sorte, le rendement des actions affiche des niveaux bien plus élevés, autour de 8 % en moyenne, mais surtout il connaît une progression nette pour atteindre plus de 15 %, avant que la crise de 2008 ne le rattrape.

Ce nouveau chiffrage dévoile ce qui était masqué dans les analyses de dividend yield en valeur de marché : la nature profondément prédatrice du capital financier, qui, dans le même mouvement, finance peu les entreprises tout en puisant beaucoup dans leurs ressources. Ainsi, pour chaque euro de financement net par action, les entreprises ont dû verser 7,40 euros de dividendes entre 1996 et 2014. Qui est donc réellement à plaindre : le monde productif ou la finance ?

Thomas Dallery, L’Humanité Dimanche

(1) Je remercie vivement Michel Husson. Cette tribune emprunte beaucoup à ses travaux précédents : voir notamment « Un essai de mesure de la ponction actionnariale », http://goo.gl/NMwynB

(2) Voir « le Surcoût du capital », de Laurent Cordonnier et al. Presses universitaires du Septentrion, 2015.

(3) Voir notamment « l’Entreprise liquidée. La finance contre l’investissement », de Tristan Auvray et al. Éditions Michalon, 2016.

(4) INSEE (2014), http://goo.gl/OicCc0

(5) INSEE (2015), http://goo.gl/aY9oFH

(6) Les émissions nettes d’actions désignent ici les nouvelles émissions d’actions desquelles on enlève les achats d’actions par les entreprises.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message