La théorie du matérialisme historique (3 Le matérialisme dialectique) N.I. Boukharine

mercredi 21 mars 2007.
 

19 : Le matérialisme et l’idéalisme dans la philosophie.

Problème de l’objectivité.

En examinant la question de la volonté humaine, la question de savoir si elle est libre ou si elle est déterminée par certaines causes, comme tout d’ailleurs dans le monde, nous avons conclu qu’il était nécessaire de se placer au point de vue du déterminisme. Nous avons vu que la volonté humaine n’avait rien de divin, qu’elle dépendait de causes extérieures et de l’état de l’organisme humain. C’est ici que nous arrivons au problème le plus important, qui a préoccupé pendant des milliers d’années la pensée humaine, au problème des rapports entre la matière et l’esprit. On parle couramment de « l’âme » et du « corps ». Nous distinguons en général deux genres de phénomènes. Les uns ont une certaine étendue, occupent une place dans l’espace, sont perçus par nos sens - on peut les voir, les entendre, les toucher, les goûter, etc. Nous les appelons phénomènes matériels. Les autres n’occupent aucune place dans l’espace, on ne peut ni les toucher ni les voir ; telle est, par exemple, la pensée, la volonté ou une sensation. Tout le monde sait qu’ils existent. Descartes considérait ce fait comme une preuve suffisante de l’existence de l’homme. Il a dit : « Je pense, donc, je suis ». Et pourtant on ne peut ni toucher ni sentir la pensée de l’homme, elle n’a pas de couleur, et on ne peut la mesurer directement avec un mètre. De tels phénomènes s’appellent psychiques ou spirituels. Quels sont les rapports qui existent entre ces deux genres de phénomènes ? Est-ce l’esprit ou la matière qui est « le commencement de toute chose » ?

Quel est le phénomène originaire ? Quel est le phénomène principal ? Est-ce la matière qui donne naissance à l’esprit, ou bien l’esprit à la matière ? Tel est le problème fondamental de la philosophie. De la réponse qui y sera faite, dépendent d’autres questions qui touchent au problème posé par les sciences sociales.

Essayons d’examiner cette question autant que possible sous tous les rapports. Nous devons avant tout avoir en vue que l’homme est une partie de la nature. Nous ne savons pas avec certitude s’il existe d’autres êtres, organisés d’une façon supérieure, sur d’autres planètes. Il en existe certainement, puisque le nombre des planètes est infini. Mais nous voyons clairement que l’être pensant qui s’appelle l’homme n’a rien de divin, d’extérieur au monde, et qu’il n’est pas tombé chez nous d’un monde inconnu, mystérieux. Au contraire, nous savons, d’après les sciences naturelles, que l’homme est un produit de la nature, une partie de cette nature soumise aux lois générales. Et d’après l’exemple de ce monde que nous connaissons, nous voyons que les phénomènes psychiques, que le soi-disant « esprit », constituent une parcelle infime de tous les phénomènes. D’autre part, nous savons que l’homme descend des autres animaux, et qu’en fin de compte, « les êtres vivants » ne sont apparus sur la terre qu’au bout d’un certain temps. Quand la terre n’était pas encore une planète éteinte, mais un globe incandescent, dans le genre de notre soleil actuel, il n’y avait pas de vie sur elle, ni d’êtres pensants. C’est de la nature « morte » que s’est développée la nature vivante et c’est de la vivante qu’est issue celle qui pense. Il existait d’abord une matière qui ne pouvait pas penser ; c’est d’elle que s’est formée la nature pensante : l’homme. S’il en est ainsi et les sciences naturelles le prouvent, il est clair que c’est la matière qui est mère de l’esprit et non pas l’esprit le père de la matière. Car il n’arrive jamais et nulle part que les enfants soient plus âgés que les parents. « L’esprit » est apparu plus tard. C’est lui, par conséquent, qui est l’enfant et non pas le père, que désirent en faire les admirateurs trop fervents du « spirituel ».

Nous savons aussi que l’esprit apparaît en même temps que la matière organisée d’une autre façon.

Ce n’est pas un ballon vide, ni un trou, ni l’ « esprit » sans matière qui pense, c’est le cerveau humain, une partie de l’organisme humain. Et l’organisme humain est de la matière organisée d’une façon extrêmement complexe.

Quatrièmement : on s’explique clairement par tout ce qui précède, pourquoi la matière peut exister sans l’esprit, tandis que l’esprit ne peut pas exister sans la matière. La matière a existé avant que l’homme pensant ne fût apparu ; la terre a existé bien avant l’apparition d’aucun « esprit » sur cette terre. En d’autres termes, la matière existe objectivement, indépendamment de l’ « esprit ». Au contraire, les phénomènes psychiques, le soi-disant esprit, n’existe jamais et nulle part sans matière, indépendamment d’elle. Les pensées n’existent pas sans cerveau, les désirs sans l’organisme qui désire. L’« esprit » est toujours fortement attaché à la « matière » (c’est seulement dans la Bible qu’il planait au-dessus des abîmes). Autrement dit, les phénomènes psychiques, les phénomènes de conscience, ne sont autre chose qu’une qualité de la matière organisée d’une autre façon, sa « fonction » (la fonction d’une grandeur quelconque est une autre grandeur qui dépend de la première). Prenez l’homme, par exemple. C’est une machine très finement organisée. Détruisez cette organisation, désorganisez-la, décomposez-la, coupez-la en morceaux, et l’ « esprit » disparaîtra immédiatement. Si les hommes avaient les moyens de reconstituer tout ce système, de telle façon que l’organisme humain commençât de nouveau à travailler, en d’autres termes, si les hommes avaient le moyen de recomposer, de réorganiser les parcelles matérielles comme elles étaient avant, s’ils pouvaient, en un mot, remonter l’homme comme on remonte une montre, la conscience serait aussitôt rétablie : répare ta montre et elle recommencera à marcher, reconstitue l’organe humain et il recommencera à penser. Certes, les hommes n’en sont pas encore là. Mais nous avons déjà vu, en examinant le problème du déterminisme, que l’état de l’ « esprit », l’état de la conscience dépendent de l’état de l’organisme. Empoisonnez l’organisme avec de l’alcool, et la conscience deviendra trouble, « l’esprit » titubera. Remettez l’organisme dans son état normal (administrez-lui un antidote) et l’ « esprit » recommencera à travailler comme d’habitude. Cela prouve clairement que la conscience dépend de la matière ou, en d’autres termes, que la « pensée » dépend de l’organisme.

Nous avons dit et vu que les phénomènes psychiques constituent une propriété de la matière organisée d’une certaine façon. Il peut y avoir dans ces limites certaines fluctuations, diverses formes de l’organisation de la matière et, par cela même des formes différentes de la vie psychique. L’homme, avec son cerveau, est organisé d’une façon ; il a la vie psychique la plus complète, il a une vraie conscience. Un chien est organisé d’une autre manière, et c’est pourquoi la vie psychique d’un chien diffère de celle de l’homme ; un ver de terre est fait encore autrement, et c’est ainsi que l’ « esprit » d’un ver de terre est très pauvre et ne peut en rien être comparé à l’esprit humain. Une pierre, par exemple, de par son organisation, constitue une matière inanimée, elle n’a aucune vie psychique. Une organisation particulière et compliquée de la matière est nécessaire pour que la vie psychique puisse apparaître, cette vie que nous appelons conscience. Sur la terre, cette conscience n’apparaît que lorsque existe la matière organisée, telle que l’organisme humain, avec son instrument très complexe : le cerveau.

Ainsi, l’esprit ne peut exister sans la matière, la matière peut très bien exister sans l’esprit, la matière existant avant l’esprit ; « l’esprit » est une qualité particulière de la matière, organisée d’une façon particulière.

C’est ainsi qu’on résout le problème des rapports entre le matérialisme et l’idéalisme, en philosophie.

Le matérialisme considère la matière comme chose première et fondamentale, l’idéalisme prend comme tel l’esprit. Pour les matérialistes, l’esprit est un produit de la matière ; pour les idéalistes, au contraire, c’est la matière qui est le produit de l’esprit.

Il n’est pas difficile de voir que l’idéalisme, c’est-à-dire la doctrine qui considère les idées, « l’esprit », comme base de tout ce qui existe, n’est autre chose qu’une forme adoucie des conceptions religieuses. Le sens de ces conceptions religieuses consiste précisément en ceci qu’une force divine et mystérieuse est placée au-dessus de la nature, que la conscience humaine est considérée comme étincelle de cette force divine, et que l’homme lui-même est un être élu par Dieu. Le point de vue idéaliste conduit dans son développement à une série d’absurdités, que les philosophes des classes dominantes défendent souvent le plus sérieusement du monde. Ce sont principalement les conceptions qui nient le monde extérieur, c’est-à-dire l’existence objective des choses et des autres hommes indépendamment de la conscience humaine, qui ont partie liée avec l’idéalisme. La forme extrême et conséquente de l’idéalisme est le solipsisme (du mot latin « solus » - seul). Les solipsistes raisonnent ainsi : qu’est-ce qui m’est donné directement ? Ma conscience et rien de plus, la maison que je vois est ma sensation, l’homme avec lequel je cause, de même. En un mot, rien n’existe en dehors de moi ; seul, mon « moi » existe, ma conscience, mon essence spirituelle ; aucun monde extérieur indépendant de moi n’existe : tout cela, ce sont les créations de mon esprit. Car je ne connais que ma vie intérieure, dont je ne peux pas me débarrasser. Tout ce que je vois, que j’entends, à quoi je goûte, tout ce que je pense, tout cela, ce sont mes sensations, mes images. mes pensées.

Cette philosophie abracadabrante, dont Schopenhauer a dit qu’on ne pouvait trouver d’adeptes sincères que dans une maison de fous (ce qui n’a pas empêché le même Schopenhauer de considérer le monde comme volonté et représentation, c’est-à-dire d’être un idéaliste de la plus belle eau) est démentie à tout moment par la pratique humaine. Lorsque les hommes mangent, mènent une lutte de classes, mettent leurs chaussures, cueillent des fleurs, écrivent des livres, se marient, personne ne doute un seul instant que le monde extérieur existe, c’est-à-dire entre autres, que personne ne doute de l’existence de la nourriture qu’on mange, des chaussures qu’on met et des femmes qu’on épouse. Pourtant, tous ces non-sens découlent des propositions essentielles de l’idéalisme. En effet, si l’ « esprit » est la base de tout, qu’allons-nous faire de ce temps où l’homme n’existait pas encore ? De deux choses l’une : ou bien il faut admettre qu’il a existé un esprit, non humain, divin, dans le genre de celui dont parlent les anciens contes juifs et la Bible, ou bien il faut dire que cette époque ancienne, elle aussi, n’est qu’un fruit du travail de mon imagination. Cette première voie conduit à ce qu’on appelle « l’idéalisme objectif ». L’idéalisme objectif admet l’existence d’un monde extérieur indépendant de « ma » conscience. Mais il voit l’essence de ce monde dans le principe spirituel, dans un Dieu ou dans une « raison supérieure », qui remplace à l’occasion le Dieu, dans une « volonté universelle » et dans d’autres diableries de ce genre. La seconde voie conduit directement au solipsisme à travers l’idéalisme subjectif, qui n’admet que l’existence des êtres spirituels, des êtres pensants individuels. Il n’est pas difficile de voir que le solipsisme constitue la forme la plus conséquente de l’idéalisme. En effet, quelle est la source, quelle est la base de l’idéalisme ? Pourquoi croit-il que le principe spirituel est le premier et l’essentiel ? Parce qu’il considère, en fin de compte, qu’il n’existe que les sensations, qui me sont fournies directement. Mais s’il en est ainsi, mon existence à moi reste aussi douteuse que celle d’un objet quelconque, que celle de tout autre homme, et parmi eux celle de mes propres parents. Ici, le solipsisme se tue lui-même, mais il tue en même temps tout l’idéalisme dans la philosophie, car, en développant logiquement les conceptions idéalistes, il conduit à l’absurdité la plus complète, que contredit à chaque pas la pratique humaine.

Il ne faut pas confondre « l’idéalisme pratique » et le « matérialisme » avec le matérialisme et l’idéalisme théoriques. Ce sont des choses qui n’ont rien de commun avec les doctrines que nous venons d’analyser. On appelle idéaliste, dans le sens pratique du mot, un homme dévoué à une idée et prêt à tous les sacrifices pour elle. Il est clair qu’un tel idéaliste peut être l’adversaire le plus absolu de l’idéalisme philosophique, de l’idéalisme théorique. Un communiste qui sacrifie sa vie est un idéaliste pratique, et en même temps matérialiste jusqu’à la moelle des os. Un bourgeois qui soupire après le bon Dieu a d’habitude des conceptions très idéalistes, qui ne l’empêche pas d’être un être assez lâche, obtus et égoïste.

On considère d’habitude le philosophe grec Platon comme le père de l’idéalisme philosophique. Selon lui, en effet, il n’existe objectivement que des « idées » (concepts), non pas des hommes, des poires, des charrettes, mais l’idée de l’homme, de la poire, de la charrette. Toutes ces idées modèles et préexistantes planent quelque part « au-dessus du ciel », tel l’esprit divin, « l’idée supérieure », « l’idée du Bien ». Une certaine déviation vers l’idéalisme subjectif a été faite d’abord par les philosophes grecs connus sous le nom de sophistes (Protagoras, Gorgias, etc ... ) qui ont émis la proposition selon laquelle « l’homme est la mesure de toutes choses ». Au moyen âge, les idées platoniciennes étaient considérées comme les modèles, d’après lesquels Dieu crée toutes choses visibles : par exemple, le pou visible est créé par Dieu, suivant une « idée » du pou, qui a son siège dans un « monde au delà de la raison ». Dans les temps modernes, c’est l’évêque Berkeley qui a développé de la façon la plus conséquente le point de vue de l’idéalisme subjectif en Angleterre -, selon lui, l’esprit seul existe, tout le reste n’est que sa représentation. En Allemagne, Fichte a cru que l’objet (le monde extérieur) n’existe pas sans sujet (l’esprit qui connaît), et la matière est l’expression de l’idée. D’après Schelling, les idées sont l’essence des choses, ayant pour base l’éternité divine. D’après Hegel, tout ce qui existe n’est que la manifestation de la « Raison objective », qui se développe par elle-même. D’après Schopenhauer le monde est volonté et représentation. D’après Kant, le monde objectif existe (« la chose en soi »), mais il est inconnaissable et d’une nature immatérielle. Dans la philosophie moderne, -l’idéalisme, tout en se divisant en nuances, s’est considérablement renforcé avec la tendance de la bourgeoisie vers le mysticisme et le mystère. C’est le signe d’une décadence profonde de la bourgeoisie qui, désespérée, cherche une consolation spirituelle.

Le premier courant philosophique matérialiste doit être trouvé chez les philosophes grecs de l’École ionienne, qui considéraient la matière comme base de tout ce qui existe, mais qui ont pensé en même temps que toute matière était apte à percevoir dans une certaine mesure. C’est pourquoi on appelle ces philosophes hylozoïstes (c’est-à-dire, en grec, ceux qui animent la matière).

Certes, ces premiers pas n’ont pas donné de grands résultats. Ainsi, Thalès a cherché la base de tout ce qui existe dans l’eau, Anaximène dans l’air, Héraclite dans le feu, Anaximandre dans une substance indéfinie et qui embrasse tout (il l’a appelée « infini » ou « illimité ») ; il faut ajouter aux hylozoïstes les stoïciens d’après lesquels tout ce qui existe est matériel. Le matérialisme a été développé ensuite par les Grecs Démocrite et Épicure et le Latin Lucrèce. Démocrite a posé génialement les bases de la théorie des atomes. Suivant lui, le monde est composé de parcelles matérielles infimes qui se meuvent et dont les combinaisons créent le monde visible. Au moyen âge, on ruminait en général les conceptions idéalistes. Le philosophe B. Spinoza a développé les idées des matérialistes hylozoïstes d’une façon brillante et profonde. En Angleterre, c’est Hobbes (1578-1679) qui a défendu les principes matérialistes. C’est l’époque de la préparation de la Grande Révolution française qui a connu toute une série de philosophes matérialistes de premier ’ordre, tels que Diderot, Helvétius, Holbach (dont l’œuvre principale Système de la nature, a paru en 1770). La Mettrie (L’’homme-machine, 1748). Ce groupe de philosophes de la bourgeoisie, à cette époque révolutionnaire, a formulé d’une façon magnifique la théorie matérialiste (voir N. Beltov - Contribution au développement de la conception moniste de l’histoire) et N. Lénine : Matérialisme et empiro-criticisme). Diderot a raillé finement les idéalistes dans le genre de Berkeley : il a eu, dit-il, un moment de folie, lorsqu’un clavecin conscient s’est imaginé qu’il était l’unique clavecin existant au monde et que toute l’harmonie de l’univers était en lui. Au XIXe siècle, le matérialisme a été développé en Allemagne par Ludwig Feuerbach, qui a influé sur Marx et Engels ; ces deux derniers ont donné la théorie la plus parfaite du matérialisme. Ils ont lié le matérialisme à la méthode dialectique (nous en parlerons plus loin) et appliqué la doctrine matérialiste aux sciences sociales, en chassant ainsi l’idéalisme de son dernier refuge. Il va de soi que la bourgeoisie dans son gâtisme, bave sur le matérialisme, en invoquant le vieux bon Dieu. Il est aussi logique que le matérialisme devienne la théorie révolutionnaire de la jeune classe révolutionnaire - du prolétariat.

20 : La conception matérialiste dans les sciences sociales.

Il est bien évident que le débat entre le matérialisme et l’idéalisme ne peut pas rester sans exercer de répercussions sur les sciences sociales. En effet, examinons la société humaine. Nous y voyons des phénomènes de différents genres. Nous en trouvons d’un « ordre supérieur » : la religion, la philosophie, la morale. Nous trouvons également la politique et l’État avec ses lois, des idées nouvelles dans des domaines différents, l’échange des marchandises et la distribution des produits, la lutte des diverses classes entre elles ; la production des différents objets : de l’orge, du froment, des chaussures, des machines, suivant les conditions de temps et d’espace. Comment s’y prendre pour étudier cette société ? Par quel bout commencer ? Que faut-il considérer comme essentiel ? Comme primordial ? Qu’y a-t-il de secondaire, de dérivé ? Évidemment, ce sont là, dans leur essence, les mêmes problèmes qu’avait posés la philosophie et qui partagent les philosophes en deux grands camps : matérialistes et idéalistes. On peut, en effet, s’imaginer, d’un côté, que les hommes appliquent à l’étude de la société la méthode suivante : la société est composée d’hommes, les hommes pensent, agissent, désirent, s’inspirent d’idées, de pensées, d’« opinions », d’où l’on conclut : « les opinions gouvernent le monde », les changements d’opinions, les changements de point de vue des hommes constituent la cause première de tout ce qui se passe dans une société, par conséquent, la science sociale doit étudier d’abord ce côté du problème, la « conscience sociale ». Ce serait le point de vue idéaliste dans les sciences sociales. Mais nous avons vu plus haut que l’idéalisme présume qu’on admet l’indépendance des idées à l’égard des choses matérielles, et que, par contre, ces idées dépendent des choses divines et mystérieuses. C’est pourquoi la conception idéaliste se lie directement à la mystique et aux diableries dans les sciences sociales et, par conséquent, conduit à la destruction de la science sociale et à son remplacement par la foi, la croyance en une Providence ou quelque chose d’analogue. C’est ainsi que Bossuet, dans son Discours sur l’Histoire universelle, en 1682, a déclaré qu’on retrouve dans l’histoire « la direction divine du genre humain ». Le philosophe idéaliste allemand Lessing affirmait que l’histoire est « l’éducation du genre humain par Dieu » ; Fichte disait que c’est la raison qui agit dans l’histoire ; Schelling, que l’histoire est une « révélation constante de l’absolu, révélation qui se découvre peu à peu », c’est-à-dire, en dernier lieu, la révélation de Dieu. Hegel, le plus grand philosophe de l’idéalisme, définissait l’histoire universelle comme « un développement intelligent et nécessaire de l’esprit universel ». On pourrait citer encore un grand nombre d’exemples, mais ceux que nous venons de donner suffisent pour montrer à quel point les conceptions philosophiques sont liées étroitement aux sciences sociales.

Ainsi, les sciences sociales et la sociologie idéaliste voient dans la société, avant tout, les « idées » de cette société : elles considèrent la société elle-même comme quelque chose de psychique, d’immatériel ; la société, selon eux, c’est un mélange de désirs, de sentiments, de pensées, de volontés humaines, qui s’entrecroisent, en formant des combinaisons infinies ; en d’autres termes, c’est la psychologie sociale et la conscience sociale, « l’esprit » de la société. On peut cependant examiner la société d’une autre manière. Nous avons vu, en étudiant le problème du déterminisme, que la volonté de l’homme n’était pas libre, qu’elle était déterminée par les conditions extérieures de l’existence humaine. La société n’est-elle pas soumise aux mêmes lois ? Où trouver la clé pour expliquer la conscience sociale ? De quoi dépend-elle ? Aussitôt ces questions posées, nous sommes en présence de la conception matérialiste des sciences sociales. La société humaine est un produit de la nature, aussi bien que le genre humain tout entier. Elle dépend de cette nature. Elle ne peut exister sans tirer de cette nature tout ce qui lui est utile. Et elle en tire ces choses utiles au moyen de la production. Elle n’agit pas toujours ainsi d’une façon consciente. Il n’y a qu’une société organisée qui travaille suivant un plan établi. Par contre, dans une société inorganisée, tout se fait d’une façon inconsciente : ainsi, par exemple, en régime capitaliste, un fabricant qui veut obtenir plus de bénéfices augmente pour cette raison la production (et non pas pour venir en aide à la société humaine) ; un paysan produit pour se nourrir et pour vendre une partie de ses denrées, afin de payer les impôts ; un artisan, pour se maintenir tant bien que mal et pour essayer d’arriver ; un ouvrier, pour ne pas mourir de faim. Et il arrive, en fin de compte, que la société continue à vivre tant bien que mal. La production. matérielle et ses moyens (« les forces matérielles productives »), voilà ce qui constitue la base de l’existence d’une société humaine. Sans cette production, aucune « conscience sociale », aucune « culture spirituelle » ne sont possibles, de même que la pensée ne peut exister sans le cerveau. Nous examinerons ce problème en détail plus tard. Contentons-nous pour l’instant d’examiner ce qui suit. Représentons-nous deux sociétés humaines, l’une - celle des sauvages, l’autre - celle du capitalisme en déclin. Dans la première, on passe tout son temps à se procurer directement la nourriture, au moyen de la chasse, de la pêche, de la cueillette des racines, de la culture des plantes, etc... ; nous y trouvons très peu d’ « idées », de « culture spirituelle », etc... Nous avons devant nous des animaux, des demi-singes. Dans l’autre société, nous voyons une riche « culture spirituelle », toute une tour de Babel, la morale, le droit, avec ses lois interminables, les sciences, la philosophie, la religion, l’art, en commençant par l’architecture et en finissant par les gravures de modes. En même temps, la bourgeoisie dominante a sa tour de Babel à elle, les prolétaires en ont une autre, les paysans encore une autre, etc... En un mot, comme on dit d’habitude, la « riche culture spirituelle », l’ « esprit » social, les « idées » ont grandi ici dans des proportions considérables. Comment cet esprit a-t-il pu croître ? Quelles ont été les conditions de sa croissance ? Le développement de la production matérielle, le pouvoir grandissant de l’homme sur la nature, l’augmentation de la productivité du travail humain. C’est alors seulement qu’on n’est plus obligé de sacrifier tout son temps à un dur travail matériel - les hommes ont des loisirs qui leur permettent de penser, de réfléchir, de faire un travail intellectuel, de créer une « culture » spirituelle.

Ainsi, de même que la nature est, au fond, la mère de l’esprit, et non pas l’esprit le père de la matière, de même, dans une société, ce n’est pas la « culture spirituelle » sociale (« la conscience sociale ») qui crée la matière sociale, c’est-à-dire la production matérielle, l’assimilation par la société de toute matière utile qui se trouve dans la nature, mais, au contraire, c’est le développement de cette matière sociale, c’est-à-dire le développement de la production matérielle qui forme la base de la soi-disant a culture spirituelle ». En d’autres termes, la vie spirituelle de la société dépend, et ne peut pas ne pas dépendre, de l’état de la production matérielle, du degré de développement des forces productives de la société humaine. La vie spirituelle de la société est, comme disent les savants, fonction des forces productives. De quelle sorte cette fonction est-elle ? Comment la vie spirituelle de la société dépend-elle en détail des forces productives ? Nous le verrons plus tard. Indiquons seulement pour l’instant que, selon cette conception, la société se présente évidemment non pas comme un « organisme psychique », non comme un ensemble d’opinions différentes, appartenant au domaine du « beau », du « pur », et du « sublime », mais avant tout comme une organisation de travail (Marx disait parfois : « organisme producteur »). Tel est le point de vue matérialiste en sociologie. Comme nous le savons, la conception matérialiste ne nie point l’existence des « idées ». Marx, en parlant du degré de conscience plus élevé, de la théorie scientifique, s’est exprimé ainsi : « Chaque théorie devient une force matérielle, quand les masses s’en sont emparées. » Mais les matérialistes ne peuvent se contenter de dire que « les hommes ont pensé ainsi ». Ils se demandent pourquoi les hommes ont pensé d’une certaine façon à un moment et dans un endroit donnés, et dans d’autres, autrement. Pourquoi, dans une société civilisée, les hommes pensent-ils énormément et pondent-ils des montagnes entières de livres, et pourquoi les sauvages n’en font-ils pas autant ? Nous en trouvons l’explication dans les conditions matérielles de la vie sociale. C’est ainsi que le matérialisme nous permet d’expliquer les phénomènes de la « vie spirituelle » de la société. L’idéalisme, par contre, n’est pas en mesure de le faire. Pour lui, les « idées » se développent par elles-mêmes, indépendamment de cette « misérable terre ». C’est pourquoi les idéalistes sont obligés de recourir au Bon Dieu pour pouvoir donner un semblant d’explication : « Ce Bien », a écrit Hegel dans sa Philosophie de l’Histoire, cette raison, dans sa forme la plus complète, c’est Dieu. Dieu gouverne le monde, et l’histoire universelle constitue la substance de son règne, la réalisation de son plan. (Philosophie der Geschichte, Reklams Verlag, page 74). S’en remettre à ce vieillard malheureux qui, tout en étant, selon ses adorateurs, la perfection même, doit créer en même temps que les Adam, les puces et les prostituées, les assassins et les pestiférés, la famine et la misère, la syphilis et l’eau-de-vie, pour punir les pécheurs créés par lui, et péchant par sa volonté, et, pour jouer éternellement cette comédie devant le monde étonné, avoir recours à Dieu, tel est le sort inévitable de la théorie idéaliste. Mais, au point de vue scientifique, cela mène cette « théorie » à l’absurde.

Et c’est ainsi que, dans les sciences sociales, à leur tour, le seul point de vue juste est le point de vue matérialiste.

L’application de la conception matérialiste aux sciences sociales a été faite par Marx et Engels d’une façon conséquente. La même année (1859) où parut le livre de Marx Contribution à la critique de l’Économie politique, dans lequel Marx a esquissé sa doctrine sociologique (la théorie du matérialisme historique) parut aussi l’œuvre principale du grand savant anglais Charles Darwin (L’Origine des espèces) dans laquelle Darwin a montré et prouvé que les changements dans la faune et dans la flore se produisaient sous l’influence des conditions matérielles de l’existence. Cependant, il n’en résulte aucunement qu’on puisse appliquer directement à la société les lois de Darwin. Le problème consiste à montrer de quelle façon les lois générales des sciences naturelles se manifestent dans la société humaine et, quelle est la forme particulière sous laquelle elles peuvent être appliquées à la société humaine. Marx a raillé impitoyablement ceux qui ne l’avaient pas compris. C’est ainsi qu’il a écrit à propos d’un savant allemand F. A. Lange :

« M. Lange a fait, voyez-vous, une grande découverte. On peut soumettre l’histoire, paraît-il, à une seule grande loi naturelle. Cette loi naturelle est enfermée dans une seule phrase : the struggle for life (la lutte pour l’existence), (l’expression de Darwin, appliquée ainsi, devient une phrase vide de sens...). Par conséquent, au lieu d’analyser ce struggle for life et voir comment il s’est manifesté historiquement dans les différentes formes sociales, il ne reste qu’une chose à faire . remplacer toute lutte concrète par la phrase : « struggle for life » (Lettres à Kugelmann, lettre du 27 juin 1870). Il va de soi que Marx a eu des prédécesseurs, et tout particulièrement dans la personne des socialistes utopistes (Saint-Simon). Mais la conception matérialiste n’a jamais été étudiée à fond, avant Marx, dans la seule forme susceptible de créer la véritable sociologie scientifique.

21 : Le point de vue dynamique et les rapports des phénomènes entre eux. Tout ce qui se passe dans la nature et dans la société peut être examiné de deux manières différentes. Les uns croient que rien ne change : « Il en est ainsi et il en sera toujours ainsi ». Rien de nouveau ne se produit. D’autres pensent, au contraire, que, ni dans la nature ni dans la société, il n’y a et il ne peut y avoir rien d’immuable. « Ce qui a été a passé » et « cela ne reviendra jamais ». Cette seconde conception, cette seconde manière d’examiner tout ce qui existe s’appelle dynamique (« dynamis », en grec : force, mouvement), la première s’appelle statique. Laquelle des deux est la juste ? Le monde est-il constant et immuable ? Ou bien au contraire, change-t-il constamment, et n’est-il plus aujourd’hui tel qu’il était hier ? Un seul coup d’œil sur la nature suffit pour nous montrer qu’il n’y a rien d’immuable. Jadis, les hommes pensaient que la lune et les étoiles ne bougent pas et qu’elles sont enfoncées dans le ciel comme des clous d’or ; que la terre aussi est immobile, etc... Maintenant, nous savons que les étoiles et la lune et notre terre tournent avec une rapidité vertigineuse et traversent des espaces immenses. Plus encore, nous savons maintenant que les moindres parcelles de matière, les atomes, sont composés de parcelles encore plus petites, qu’on appelle électrons, qui tournent à l’intérieur de l’atome, comme les corps célestes du système solaire autour du soleil. Et ce sont eux qui composent le monde. Que peut-il y avoir de constant dans le monde, si toutes ces parcelles composantes se meuvent plus vite que le vent ? Jadis, les hommes pensaient aussi qu’il existait autant de plantes et d’animaux que le Bon Dieu en a créés : l’âne, le putois, la punaise et le bacille de la lèpre, le phyloxera et l’éléphant, la rose et l’ortie - tout cela existe tel que Dieu le créa aux premiers jours du monde. Il n’y a pas autant d’espèces d’animaux et de plantes que le Bon Dieu a bien voulu en créer. Les plantes et les animaux qui existent, aujourd’hui sur terre, ressemblent très peu à ceux qui ont existé auparavant. Nous ne trouvons que des squelettes, des empreintes, sur pierre, ou dans les glaces, des restes d’animaux énormes et de plantes ayant existé il y a des milliers d’années : des lézards volants gigantesques (ptérodactyles), des fougères et des prêles gigantesques, des forêts entières qui se sont ensuite pétrifiées (le charbon n’est que le bois des forêts primitives), de véritables monstres, tels que les ichtyosaures, les brontosaures, etc... Voilà ce qui a existé et n’existe plus. Par contre, il n’y avait ni pins, ni bouleaux, ni vaches, ni moutons, - en un mot, tout a changé sous le soleil. Et - hélas ! les hommes, rejetons des singes velus, n’existaient pas encore - ils ne sont apparus sur la terre que depuis relativement peu de temps. Nous ne sommes plus étonnés en voyant changer les espèces d’animaux et de plantes. Cela nous étonne d’autant moins que nous arrivons nous-mêmes à faire parfois mieux que Dieu lui-même : un bon éleveur de cochons, en choisissant bien la nourriture et en accouplant des espèces appropriées, peut créer peu à peu des races nouvelles : les cochons du Yorkshire que la graisse empêche de marcher, sont une création de l’homme, aussi bien que les fraises d’ananas, les roses noires et les différentes espèces d’animaux domestiques et de plantes. Et l’homme lui-même ne change-t-il pas presque à vue d’œil ?

L’ouvrier russe du temps de la Révolution ressemble-t-il en quoi que ce soit au Slave sauvage ; chasseur, des temps anciens ? La race, l’aspect des hommes changent aussi bien que tout dans le monde.

Quelles conclusions pouvons-nous en tirer ? C’est qu’évidemment, il n’y a rien d’immuable, rien de figé dans le monde. Tout change, tout se meut. Ou, en d’autres termes, les choses figées, les objets n’existent pas en réalité, il n’y a que des processus. La table sur laquelle j’écris en ce moment n’est pas du tout une chose immobile : elle change à chaque instant. Il est vrai qu’elle change d’une façon imperceptible pour l’œil et pour l’oreille humains. Mais si elle reste pendant de longues, longues années, elle pourrira et tombera en poussière. D’un seul coup ? Non, certes. Mais ce sera l’aboutissement de ce qui se sera passé auparavant. Les parcelles de cette table seront-elles perdues ? Non, elles auront pris une autre forme, elles seront emportées par le vent, elles feront partie du sol, elles nourriront les plantes, et se transformeront en tissus végétaux, etc... : changement éternel, éternel voyage de formes toujours nouvelles. De la matière mouvante, voilà ce qu’est le monde. C’est pourquoi, pour comprendre un phénomène, il faut l’examiner a son origine (comment, d’où et pourquoi il est arrivé), dans son développement et dans sa fin ; en un mot, en mouvement et non pas au cours d’un repos imaginé. Cette conception dynamique s’appelle aussi dialectique (la dialectique a encore d’autres signes caractéristiques dont nous parlerons plus loin).

Déjà, l’ancienne philosophie grecque faisait une distinction entre les points de vue dynamique et statique. L’école des Éléates, avec Parménide à sa tête, enseignait que tout ce qui existe est immobile. L’être, d’après Parménide, est éternel, constant, immuable, un, indivisible, immobile, entier, uniforme et ressemble à une sphère en repos. Un des Éléates, Zénon, a essayé de prouver par des raisonnements très subtils que tout mouvement est impossible. Par contre, Héraclite enseignait qu’il n’y a rien d’immuable. il affirmait que tout change, « que tout coule ». D’après Héraclite, on ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve, car il change d’un moment à l’autre. Un philosophe de la même école, Cratyle, disait qu’on ne pouvait se trouver, même une seule fois, dans le même fleuve, parce qu’il change constamment. Démocrite considérait aussi le mouvement comme la base de toute chose, notamment le mouvement rectiligne des atomes. Parmi les philosophes modernes, Hegel, dont Marx fut l’élève, insistait tout particulièrement sur le mouvement et le devenir. Mais, chez Hegel, c’est le mouvement de l’esprit qui constitue la base du monde, tandis que Marx, suivant ses propres paroles, a remis sur ses pieds la dialectique de Hegel, en remplaçant le mouvement de l’esprit par celui de la matière. Dans les sciences naturelles dès le début du XIXe siècle, l’opinion exprimée par le célèbre naturaliste Linné prévalut : il y a autant d’espèces qu’il a plu à l’être suprême, c’est-à-dire Dieu, d’en créer (théorie de la constance des espèces). Le représentant le plus en vue de l’opinion contraire fut Lamarck, puis Charles Darwin, dont nous avons déjà parlé plus haut, et qui a définitivement rejeté les anciennes conceptions.

Du fait que le monde se trouve constamment en mouvement résulte la nécessité d’examiner les phénomènes dans leurs rapports mutuels et non pas comme phénomènes absolument séparés (isolés).

Toutes les parties du monde sont, en réalité, reliées entre elles et influent l’une sur l’autre. Il suffit d’un moindre changement dans un endroit donné pour que tout change. Quelle est l’importance de ce changement ? Ceci est une autre question, mais cela change. Prenons un exemple. Les hommes, admettons, ont abattu les forêts du bord de la Volga. Par suite de cet événement l’humidité se conserve moins bien, le climat change, dans une certaine mesure, le niveau des eaux baisse dans les fleuves, la navigation devient plus difficile, il est nécessaire de mettre en mouvement un plus grand nombre de dragues, de fabriquer un plus grand nombre de ces machines, d’employer plus d’hommes pour leur fabrication, etc... ; d’autre part, les animaux qui habitaient ces forêts disparaissent, d’autres espèces animales apparaissent, les anciennes meurent ou bien s’en vont dans les pays boisés, etc. Mais nous pouvons envisager aussi d’autres questions : si le climat change, il est évident que l’état de la planète tout entière change aussi, et c’est ainsi que le changement du climat de la Volga exerce son influence plus ou moins partout. Mais, en réalité, si l’aspect de la terre change, si peu que ce soit, il est évident que les rapports de la terre avec la lune ou avec le soleil changent aussi. J’écris en ce moment sur du papier, je fais marcher ma plume, mon action produit une pression sur la table, la table presse la terre, ce qui provoque toute une série d’autres changements. En remuant la plume, j’agite l’air, et ses ondes s’en vont et se perdent on ne sait où. Peu importe que tous ces changements soient infimes ils n’en existent pas moins. Tout est lié dans le monde par des liens inextricables, rien n’est isolé, rien n’est indépendant de ce qui est extérieur. En d’autres termes, il n’y a rien au monde d’absolument isolé. Certes, nous ne pouvons pas toujours observer les rapports généraux entre les phénomènes : on ne peut tout de même pas, en parlant, par exemple, de l’élevage des poules, soulever les problèmes astronomiques concernant le soleil et la lune ; ce serait tout à fait ridicule, car ces considérations sur les rapports généraux entre les phénomènes ne nous serviraient à rien en l’occurrence. Mais, en examinant les problèmes théoriques, nous sommes souvent obligés de prendre en considération ces rapports. Il faut aussi souvent compter avec eux dans la vie pratique. Quand on dit qu’un tel ne voit pas plus loin que le bout de son nez, que veut-on dire ? Cela veut dire qu’il étudie son petit coin comme quelque chose d’isolé, en dehors de tout ce qui environne son petit coin. Le paysan porte des produits au marché et il pense faire de bonnes affaires. Or, il arrive que les prix soient si bas qu’il ne peut pas couvrir ses frais. Comment cela se fait-il ? La raison en est que le paysan est lié par l’intermédiaire de son marché à d’autres producteurs. Il s’aperçoit qu’on a produit et apporté sur le marché une telle quantité de blé que les prix sont tombés. Pourquoi notre paysan s’est-il trompé ? Parce qu’il n’a pas vu (et il n’a pas pu voir de son petit patelin) les liens qui le rattachent au marché mondial. Au lieu de s’enrichir après la guerre, la bourgeoisie se trouve en face d’une Révolution ouvrière. Pourquoi ? Parce que la guerre était liée à toute une série de phénomènes que la bourgeoisie n’a pas remarqués. Les mencheviks, les socialistes révolutionnaires, les social-patriotes de tous les pays ont affirmé que le pouvoir bolchevik ne tiendrait que très peu de temps en Russie. Pourquoi ont-ils commis cette erreur ? Parce qu’ils ont considéré la Russie comme quelque chose d’isolé, en dehors de tout rapport avec l’Europe occidentale, en dehors de la Révolution mondiale grandissante, qui aide les bolcheviks. Lorsqu’on dit couramment et tout à fait justement qu’il faut peser toutes les circonstances, on dit par cela même qu’il faut examiner un phénomène ou un problème donné dans ses rapports avec d’autres phénomènes et avec d’autres circonstances, en général.

Ainsi, la méthode dialectique d’examen de tout ce qui existe exige une étude de tous les phénomènes, 1º dans leurs rapports mutuels indissolubles et 2º dans leur mouvement.

22 : Le point de vue historique dans les sciences sociales. Du fait que tout se meut dans le monde et que tout se lie indissolublement, découlent certaines conséquences déterminées pour les sciences sociales.

Nous avons déjà devant nous une société humaine donnée. A-t-elle été toujours organisée de la même façon ? Pas le moins du monde. Nous connaissons des formes extrêmement variées de sociétés humaines. Ainsi, en Russie, par exemple, depuis le mois de novembre 1917, c’est la classe ouvrière qui est au pouvoir ; elle est suivie par une partie des paysans ; la bourgeoisie est tenue en laisse et une partie (environ deux millions) s’est enfuie à l’étranger. Les fabriques, les usines, les voies ferrées sont entre les mains de l’État ouvrier. Autrefois, avant 1917, c’était la bourgeoisie et les hobereaux qui étaient au pouvoir et qui possédaient tout, tandis que les paysans et les ouvriers travaillaient pour eux. Dans des temps plus anciens encore, avant le soi-disant affranchissement des serfs en 1861, la bourgeoisie était principalement commerciale et il n’existait pas beaucoup d’usines. Quant aux hobereaux, ils possédaient les paysans comme on possède le bétail ; ils pouvaient les battre, les vendre ou les échanger. Si nous nous reportons à des époques très reculées, nous rencontrons des peuplades nomades et demi-sauvages. Toutes ces choses se ressemblent si peu qu’un hobereau du temps du servage, amateur de knout et de chiens de chasse, ressuscité par miracle et amené à une réunion de comité d’usine ou de soviet pourrait très bien succomber à une rupture d’anévrisme.

Nous connaissons aussi d’autres formes de sociétés. Dans la Grèce ancienne, par exemple, au temps où philosophaient les Platon et les Héraclite, tout était basé sur le travail des esclaves, qui constituaient la propriété des grands propriétaires du sol. Dans l’ancien État américain des Incas, l’économie nationale était réglée et organisée, elle se trouvait entre les mains de la classe des nobles et des prêtres, la classe intellectuelle en quelque sorte, qui gouvernait le pays et dirigeait l’économie nationale, en tant que classe dominante, assise sur toutes les autres. On pourrait donner un grand nombre d’autres exemples pour montrer que la structure sociale change constamment. Cela ne veut nullement dire que l’évolution du genre humain aille toujours en progressant, c’est-à-dire vers un perfectionnement croissant. Nous avons déjà vu qu’il y avait des cas où des sociétés humaines très développées ont péri. Ainsi a péri, entre autres, le pays des sages grecs et des propriétaires d’esclaves. Mais la Grèce et Rome ont du moins exercé une influence énorme sur la marche ultérieure des événements : elles ont servi d’engrais pour l’histoire. Mais il est aussi arrivé que des civilisations entières ont disparu sans laisser de traces pour personne. C’est ainsi que le professeur Edouard Meyer écrit au sujet des traces d’une des plus anciennes « civilisations », traces découvertes en France à la suite de fouilles : « ... Nous avons ici affaire à la civilisation de l’homme primitif en plein développement... civilisation qui a été détruite ensuite par une catastrophe grandiose et qui n’a exercé aucune influence sur les époques ultérieures. Il n’existe aucun lien historique entre cette civilisation paléolithique et les débuts de l’époque néolithique »... (Éd. Meyer : Geschichte des Altertums, 1er volume, 2e édition, page 245). Mais s’il n’y a pas toujours développement, il y a toujours mouvement et changement, même s’ils finissent par la décomposition et la mort.

Nous ne nous apercevons pas de ce mouvement, uniquement par le fait que l’ordre social change. Non, la vie sociale se modifie sans conteste dans toutes ses manifestations. La technique dont se sert la société, évolue : il suffit de comparer les haches et les pointes de lances en silex avec un marteau-pilon, une dynamo, un téléphone sans fil ; la morale et les mœurs changent : on sait, par exemple, que certaines peuplades mangent avec plaisir leurs prisonniers, ce dont un impérialiste français même n’est pas directement capable ; il coupe les oreilles aux cadavres avec les mains de ses troupes noires qui sauvent la civilisation ; chez certains peuples existait la coutume de tuer les vieillards et les enfants du sexe féminin et cette coutume était considérée comme hautement morale et sacrée. Le régime politique change : nous avons vu de nos propres yeux l’absolutisme remplacé par une République démocratique et ensuite par celle des Soviets ; les conceptions scientifiques, la religion, les conditions d’existence, les rapports entre les hommes se transforment. Ce qui nous paraît habituel, n’a pas toujours été ainsi en réalité : les journaux, le savon, les vêtements, n’ont pas toujours existé, pas plus que l’État, la croyance en Dieu, le capital ou bien les fusils. Même nos conceptions du faux et du laid changent également. Les formes de la famille ne sont pas non plus immuables : nous savons très bien qu’il existe la polygamie, la polyandrie, la monogamie et les « liaisons irrégulières ». En un mot, la vie sociale, de même que tout dans la nature est sujette à de continuelles transformations.

Certes, la société humaine passe par divers degrés, par différentes formes de développement ou de décadence.

Il en résulte, premièrement, qu’il faut bien comprendre et examiner chacune de ces formes sociales dans toutes leurs particularités. Cela veut dire qu’on ne peut pas mesurer à la même aune toutes les époques, tous les temps, toutes les formes sociales. On ne peut pas mélanger sans les distinguer les serfs, les esclaves, les prolétaires. On ne peut pas ne pas voir de différence entre un propriétaire d’esclaves grecs, entre un hobereau russe qui commande aux serfs et un industriel capitaliste. Le régime d’esclavage a ses traits à lui, son développement particulier. Le servage représente un autre genre de régime, le capitalisme un autre encore, etc... Et le communisme, c’est le régime de l’avenir ; c’est un régime tout particulier. La période transitoire qui conduit au communisme, l’époque de la dictature prolétarienne constitue encore un régime à part. Chacun de ces régimes a ses traits particuliers, qu’il faut étudier. C’est alors seulement que nous comprendrons le processus du changement. En effet, si chaque forme sociale a ses traits particuliers, elle doit aussi être soumise à des lois d’évolution particulières, à des lois particulières du mouvement. Prenons comme exemple le régime capitaliste. Marx a écrit dans le Capital qu’il s’est posé comme problème de « découvrir la loi du mouvement de la société capitaliste. » Dans ce but, Marx a eu à expliquer toutes les particularités du capitalisme, tous ses traits caractéristiques. Et c’est de cette manière seulement que Marx a réussi à découvrir « la loi du mouvement » et à prédire la disparition inévitable de la petite production au profit de la grande, la croissance du prolétariat, le conflit entre lui et la bourgeoisie, la Révolution de la classe ouvrière et, en même temps, le passage au régime de la dictature prolétarienne. Ce n’est pas ainsi qu’agissent la majorité des historiens bourgeois. Ils assimilent, par exemple, très volontiers, les marchands de l’antiquité aux capitalistes contemporains, et la plèbe parasite de la Grèce et de Rome à nos prolétaires contemporains. La bourgeoisie a besoin de tels procédés pour montrer la vitalité du capitalisme et pour prouver que la révolte des prolétaires ne peut rien donner de même que l’insurrection des esclaves de l’ancienne Rome n’a rien donné. Et cependant les « prolétaires », romains n’ont rien de commun avec les ouvriers modernes, de même que les marchands de Rome ne ressemblent que très peu aux capitalistes de notre époque. Le régime tout entier était autre ; il n’est donc pas étonnant que la marche de l’évolution de cette existence fut aussi tout autre. Selon Marx, « chaque période historique a ses lois... mois aussitôt que la vie a dépassé la période d’une évolution donnée, qu’elle est sortie d’un stade donné, et passée dans un autre, elle commence à être gouvernée par d’autres lois ». (K. Marx, Capital, V, I.) Quant à la sociologie, cette science sociale la plus générale, qui étudie non pas les formes particulières de la société, mais la société en général, il est important d’établir cette proposition comme sorte de mot d’ordre pour les sciences sociales particulières vis-à-vis desquelles la sociologie, comme nous le savons, joue le rôle d’une méthode de recherches.

Deuxièmement, il faut étudier chaque forme particulière dans le processus de sa transformation interne. Il ne faut pas croire qu’une forme sociale immobile est simplement remplacée par une autre forme tout aussi immobile. Il n’arrive jamais dans une société que le capitalisme, par exemple, existe pendant un certain temps dans une forme figée, et qu’il soit remplacé ensuite par un régime socialiste tout aussi immobile. En réalité, chacune de ces formes évolue sans cesse pendant toute son existence. Examinons un peu l’époque capitaliste. Le capitalisme a-t-il toujours été le même ? Pas du tout. Nous savons qu’il a traversé des « stades » divers dans son évolution : le capitalisme commercial, industriel, financier avec sa politique impérialiste, le capitalisme d’État pendant la guerre mondiale. Mais, même, dans les limites de chacune de ces périodes, le capitalisme a-t-il été immobile ? Nullement. S’il était immobile, une de ses formes n’aurait pas pu se transformer en une autre. En réalité, chaque stade précédent préparait le suivant. Ainsi, par exemple, pendant la période du capitalisme industriel, nous avons eu le processus de la centralisation du capital. C’est sur cette base que s’est développé ensuite la capitalisme financier, avec ses banques et ses trusts.

Troisièmement, il est nécessaire d’étudier chaque forme sociale dans ses origines et dans sa disparition inévitable, c’est-à-dire par rapport avec d’autres formes sociales. Aucune forme sociale ne tombe du ciel ; elle constitue une conséquence nécessaire de l’état de choses précédent. Il est difficile parfois de déterminer exactement les limites où l’une finit et où l’autre commence ; une période chevauche sur l’autre. En général, les degrés historiques ne sont pas des grandeurs figées et immobiles ; ce sont des processus, des formes de fluctuation vitale qui changent sans cesse. Pour comprendre comme il sied une de ces formes, il faut retrouver cette racine dans le passé, examiner les causes de sa naissance, les conditions de sa formation, les forces motrices de son développement. Il est également nécessaire d’étudier les causes de sa fin inévitable, la direction du mouvement ou, comme l’on dit, les « tendances de l’évolution » qui déterminent la disparition inévitable de cette forme et préparent son remplacement par un régime social nouveau. Ainsi, chaque degré constitue un chaînon qui se rattache par ses deux bouts à d’autres chaînons. Mais si les savants bourgeois le comprennent parfois, lorsqu’il s’agit du passé, il leur est complètement impossible de convenir que le présent, le capitalisme, est voué à la mort. Ils acceptent encore de rechercher les racines du capitalisme, mais ils ont peur de penser qu’il faut aussi rechercher les conditions qui conduiront le capitalisme à sa perte. « C’est dans l’oubli de ce fait que consiste, par exemple, toute la science des économistes contemporains, qui affirment la pérennité et l’harmonie des rapports sociaux existants » (K. Marx : Einleitung zu einer Kritik der politischen Oekonomie, p. XVI). Le capitalisme est sorti du régime féodal grâce au développement de la circulation des marchandises. Le capitalisme se dirige vers le communisme par la dictature du prolétariat. C’est seulement, après avoir examiné le rapport du capitalisme avec le régime précédent, ainsi que sa transformation nécessaire en communisme, que nous comprendrons cette forme sociale. C’est de la même façon que nous devons étudier toute autre forme sociale. C’est encore là une des conditions de la méthode dialectique ; cette dernière peut être appelée aussi conception historique, chaque forme y étant examinée non pas comme éternelle, mais aussi comme historiquement passagère, comme apparaissant à un moment historique donné, pour disparaître à un autre.

Cette conception historique de Marx n’a rien de commun avec la soi-disant « école historique » du droit et de l’économie politique. Cette école réactionnaire considère comme sa tâche principale de prouver la lenteur de tous les changements et de défendre toutes les niaiseries anciennes en raison de leur âge historique vénérable. C’est au sujet de cette école que Henri Heine écrit si justement :

Ne va pas à Fulda, n’y va pas, mon ami ; L’air y est lourd et pernicieux ; Prends garde aux gendarmes et aux policiers Et à toute l’école historique (Contes d’hiver), Maintenir les « saintes traditions » - telle est la nécessité impérieuse qui s’impose à la bourgeoisie. Il en résulte d’abord que les phénomènes, dont les origines se trouvent dans une période historique déterminée, sont considérés comme éternels, imposés par Dieu et, partant, immuables. Nous en citerons quelques exemples.

1. L’État. Nous savons très bien à présent que l’État est une organisation de classe, qu’il ne peut pas exister sans classes, qu’un État en dehors de toute classe, c’est quelque chose comme un carré rond, et que l’État est né à un certain degré de l’évolution humaine.

Mais consultons les savants bourgeois, et même les meilleurs.

E. Meyer écrit :

« J’ai souvent observé, il y a une trentaine d’années, parmi les chiens qui encombrent les rues de Constantinople, jusqu’où peut aller la formation des groupements organiques chez les animaux ; ils s’organisent en groupements séparés rigoureusement dans les quartiers différents, où l’on ne laissait pas entrer les chiens étrangers, et chaque soir, tous les chiens du quartier organisaient des réunions sur une place déserte, réunions qui duraient une demi-heure environ et étaient accompagnées de vifs aboiements. On peut, par conséquent, parler ici d’États de chiens délimités dans l’espace ». (E. Meyer : Geschichte des Altertums. Elemente der Anthropologie, p. 7). Bien d’étonnant, qu’après cela Meyer considère l’État comme une propriété immuable de la société humaine ! Si les chiens eux-mêmes ont des États (et, par conséquent, des lois, des droits, etc ... ) comment les hommes pourraient-ils s’en passer ? !

2. C’est à peu près de la même façon que les économistes bourgeois traitent le capital. Nous savons parfaitement que le capitalisme, comme le capital lui-même, n’a pas toujours existé.

Les capitalistes et les ouvriers sont des formations historiques et n’ont rien d’éternel. Cependant, les savants bourgeois ont toujours défini le capital comme si le capital et le régime capitaliste avaient toujours existé. Ainsi, Torrens écrit : « Dans la première pierre qu’un sauvage lance contre le gibier, dans le premier bâton qu’il prend pour cueillir des fruits... nous voyons l’appropriation des objets avec le désir d’en acquérir d’autres et découvrons ainsi l’origine du capital ». (K. Marx, Capital, tome 1, annotation.) « C’est ainsi qu’un singe qui abat des noix est un capitaliste » (il est vrai sans ouvrier) ! Les économistes bourgeois les plus modernes ne raisonnent pas mieux. Pour prouver la pérennité du pouvoir, les malheureux sont obligés de forcer les chiens à passer pour des Lloyd George et des singes pour des Rothschild.

Les bourgeois qui étudient la question de l’impérialisme définissent souvent ce dernier comme une tendance de toute forme vitale vers son expansion. Nous savons parfaitement que l’impérialisme, c’est la politique du capital financier, que le capital financier lui-même est né seulement à la fin du XIXe siècle, en tant que forme économique dominante. Mais les savants bourgeois s’en moquent. Pour montrer qu’il « en a toujours été ainsi et qu’il en sera toujours de même », ils élèvent la poule qui becquète au niveau des impérialistes, parce qu’elle « annexe » le grain ! Le chien étatiste, le singe capitaliste et la poule impérialiste caractérisent suffisamment le niveau de la science bourgeoise moderne.

23 : Les contradictions dans l’évolution historique.

Ainsi, c’est la loi du changement, la loi du mouvement incessant qui est à la base de tout. Deux philosophes, un ancien (Héraclite), un autre plus moderne (Hegel), comme nous l’avons vu, ont tout particulièrement défendu la conception d’après laquelle tout ce qui existe change et se meut. Mais ils ne se sont pas limités à cela. Ils ont également posé la question de savoir comment se poursuit ce processus du mouvement. Et c’est ici qu’ils ont découvert le fait que les changements sont provoqués par les contradictions internes croissantes, par une lutte intérieure. « La lutte est la mère de tout ce qui se passe », disait Héraclite. « La contradiction, c’est ce qui pousse en avant », a écrit Hegel.

Cette proposition est incontestablement exacte. En effet, imaginons un instant qu’il n’y ait dans le monde aucun conflit de forces, aucune lutte, que les forces différentes ne soient pas dirigées l’une contre l’autre. Qu’est-ce que cela signifierait ? Cela signifierait que le monde entier se trouve en état d’équilibre, c’est-à-dire en état de stabilité entière et absolue, en état de repos complet, excluant tout mouvement. Où voyons-nous le repos ? Il existe là où toutes les parcelles, toutes les forces se trouvent dans de tels rapports l’une vis-à-vis de l’autre, qu’aucun conflit n’a lieu, aucun contact entre elles, où en un mot, il n’existe aucune contradiction, aucune opposition entre les forces en lutte, où l’équilibre n’est jamais rompu, où domine au contraire, une stabilité absolue. Mais nous savons déjà qu’en fait « tout se meut », « tout coule ». Le repos, la stabilité absolue n’existent pas. Essayons de l’expliquer d’une façon un peu plus précise.

Comme on sait, la biologie (science des organismes) parle d’adaptation. On comprend sous le nom d’adaptation un état de choses où ce qui s’adapte à une autre chose peut coexister longtemps avec elle. Si, par exemple, on dit qu’une espèce d’animaux s’est « adaptée » à un certain milieu, cela veut dire qu’elle peut vivre dans ce milieu ; elle s’est habituée à ce dernier, et ses qualités sont telles qu’elles lui permettent de durer et de vivre. Une taupe est « adaptée » aux conditions qu’elle trouve sous terre, un poisson est adapté à l’eau ; mais jetez une taupe dans l’eau ou enterrez un poisson, et ils périront tous les deux.

Nous observons également un phénomène analogue dans la nature soi-disant « morte » ; ainsi, la terre ne tombe pas sur le soleil, mais tourne autour de lui, sans « l’accrocher ». Le système solaire tout entier se trouve en rapport avec le reste de l’univers de telle sorte qu’il peut exister d’une façon prolongée, etc... Ici, on parle habituellement non plus d’adaptation, mais d’équilibre entre les corps, entre les systèmes de corps, etc...

Enfin, nous observons aussi un phénomène analogue dans la société. La société vit tant bien que mal au milieu de la nature ; elle s’y est plus ou moins bien « adaptée », elle se trouve plus ou moins en rapports d’équilibre avec cette dernière. Tant qu’elle vit, les différentes parties de la société sont adaptées l’une à l’autre de telle sorte que leur coexistence est possible : en effet, les capitalistes et les ouvriers coexistent depuis longtemps !

D’après ces exemples, on voit qu’en réalité, il s’agit dans les deux cas, d’une même chose, de l’équilibre. S’il en est ainsi, pourquoi parler de contradictions et de luttes ? Au contraire, la lutte est une rupture d’équilibre ! Eh bien, l’équilibre que nous observons dans la nature et dans la société n’est point absolu, ni immobile : c’est un équilibre instable. Toute la question est là ; que signifie ce terme ? Il signifie que l’équilibre s’établit et se détruit immédiatement après, et se rétablit sur une base nouvelle pour être détruit à nouveau, et ainsi de suite.

La notion exacte de l’équilibre est à peu près celle-ci On dit d’un système qu’il se trouve en équilibre s’il ne peut pas quitter de lui-même cet état, c’est-à-dire sans le secours d’une énergie agissant du dehors ». Si, par exemple, des forces qui s’équilibrent mutuellement exercent une pression sur un corps quelconque, ce dernier se trouve dans un état d’équilibre ; il suffit de diminuer ou d’augmenter une de ces forces pour que l’équilibre soit détruit.

Si un corps retrouve rapidement son équilibre momentanément rompu, ce dernier est dit stable, dans le cas contraire, nous avons l’équilibre instable. Dans les sciences naturelles, on distingue l’équilibre mécanique, chimique, biologique. (Voir Handwörterbuch der Naturwissenschaften, tome II, pages 470-519).

On peut encore exprimer ceci autrement. Il existe dans le monde des forces différentes dirigées l’une contre l’autre. Elles ne s’équilibrent mutuellement que dans des cas exceptionnels. C’est alors que nous voyons exister un état de « repos », c’est-à-dire que la « lutte » réelle entre ces forces nous reste cachée. Mais il suffit qu’une de ces forces change pour que les « contradictions intérieures » apparaissent, que l’équilibre soit rompu, et si un violent équilibre s’établit alors, son principe sera autre, les combinaisons de forces étant nouvelles, etc. Quelle conclusion peut-on en tirer ? Il en résulte que la « lutte », les « contradictions », c’est-à-dire les antagonismes entre les forces dirigées différemment déterminent le mouvement.

D’autre part, nous voyons également ici la forme de ces processus : c’est, en premier lieu, l’état d’équilibre, en second lieu, la rupture de cet équilibre, en troisième lieu, le rétablissement de l’équilibre sur une base nouvelle. Ensuite, l’histoire recommence : le nouvel équilibre devient le point de départ d’une nouvelle rupture d’équilibre, et ainsi de suite, jusqu’à l’infini. Nous avons devant les yeux, dans son ensemble, le processus d’un événement déterminé par le développement des contradictions internes.

Hegel a aperçu ce caractère du mouvement et l’a exprimé comme suit : il a appelé l’équilibre primitif thèse, la rupture d’équilibre antithèse, c’est-à-dire opposition, le rétablissement de l’équilibre sur une base nouvelle synthèse (état d’unification dans laquelle toutes les contradictions s’accordent). C’est à ce caractère du mouvement de tout ce qui existe, exprimé dans une formule composée de trois chaînons (la triade), que Hegel a donné le nom de dialectique.

Le terme « dialectique » signifiait chez les anciens Grecs l’art de parler, de discuter. Comment discute-t-on, quand les hommes se contredisent ? L’un dit une chose, l’autre une chose contraire (il « nie » ce que dit le premier) ; enfin « la vérité naît de la discussion » et contient ce qui est vrai dans les deux affirmations (la « synthèse »). C’est aussi de la même façon que se développe le processus de la pensée. Hegel, en tant qu’idéaliste. représentait tout comme le développement indépendant de l’esprit. Il est clair qu’il n’a jamais pensé à des ruptures d’équilibre. Les qualités de la pensée, cette dernière étant une chose spirituelle et première, étaient pour lui, par cela même, les qualités de l’existence. Marx a écrit à ce sujet « La méthode dialectique, non seulement diffère quant au fond de la méthode de Hegel, mais encore elle lui est tout à fait contraire. Pour Hegel, le processus de la pensée, qu’il transforme.. sous le nom d’idée, en un sujet indépendant, est le démiurge (créateur) de la réalité, cette dernière n’étant que sa manifestation extérieure. Pour moi, au contraire, l’idée n’est autre chose que le monde matériel traduit et transformé par le cerveau « humain. » « La dialectique de Hegel se tient sur la tête. Il faut la remettre sur ses pieds pour découvrir le noyau rationnel sous son enveloppe mystique. » (Marx : Le Capital, tome 1, préface). Pour Marx, la dialectique, c’est-à-dire le développement par les contradictions, est avant tout une loi d’ « existence », une loi du mouvement de la matière, une loi du mouvement de la nature et de la société. Le processus de la pensée n’est que son expression. La méthode dialectique, la manière dialectique de penser est indispensable, parce qu’elle permet de saisir la dialectique de la nature.

« Nous considérons comme tout à fait possible de traduire la langue mystique », comme l’a appelée Marx, de la dialectique de Hegel, dans la langue de la mécanique moderne. Il y a relativement peu de temps presque tous les marxistes ont protesté contre les définitions d’ordre mécanique. Ils ont agi ainsi parce que l’ancienne conception des atomes considérait ces derniers comme des parcelles isolées, sans aucune attache avec les autres. À l’heure actuelle, grâce à la théorie des électrons et des atomes, considérés comme des systèmes entiers analogues au système solaire, il n’y a plus de raison de craindre des définitions mécaniques. Le courant le plus avancé de la pensée scientifique pose partout le problème exactement de cette façon. Marx fait clairement allusion à une manière analogue de poser la question (la théorie de l’équilibre entre les branches diverses de la production, la théorie de la valeur du travail qui s’y rattache, etc ...).

Nous pouvons considérer n’importe quel objet, que ce soit une pierre, un être vivant, la société humaine ou autre, comme un tout composé d’éléments liés ensemble. En d’autres termes, nous pouvons envisager ce tout comme un système. Chaque objet de ce genre (système) n’existe pas dans le vide ; il est entouré d’autres éléments de la nature qui constituent son ambiance (milieu). Pour un arbre qui pousse dans une forêt, son milieu est constitué par d’autres arbres, par les ruisseaux, la terre, les fougères, l’herbe, les buissons, etc., avec toutes leurs qualités. Pour un homme, l’ambiance, c’est la société humaine, au milieu de laquelle il vit (de là le terme « milieu »). Pour la société humaine, le milieu est constitué par la nature extérieure, etc. Il existe un rapport constant entre le milieu et le système. Le « milieu » exerce une influence sur le « système » ; ce dernier influe à son tour sur le « milieu ». Nous devons d’abord répondre à une question de principe : quels sont les rapports entre le milieu et le système ? Comment peut-on les déterminer ? Quelles sont leurs formes ? Quelle signification ont-ils pour ce système ?

Parmi ces rapports, nous distinguons immédiatement trois types principaux :

1º L’équilibre stable. - L’équilibre stable se produit lorsque les rapports mutuels entre le milieu et le système s’expriment par un état de choses constant, ou bien par des troubles passagers, après lesquels le système revient à son état primitif. Supposons, par exemple, une espèce d’animaux vivant dans la steppe. Le milieu lui-même ne change point, la quantité de nourriture nécessaire pour cette espèce reste invariable. La quantité de fauves ne change pas non plus : toutes les maladies d’origine microbienne (tout cela compose le « milieu ») sévissent dans les mêmes proportions. Qu’arrivera-t-il alors ? En général, le nombre de nos animaux, restera invariable : les uns mourront ou périront du fait des fauves, les autres naîtront, mais l’espèce donnée, dans de telles conditions du milieu, sera conservée telle qu’elle a toujours été. Nous avons ici un exemple de stagnation. Pourquoi ? Parce que le rapport entre le système (l’espèce d’animaux donnée) et son milieu reste invariable. Nous avons ici un cas d’équilibre stable. Ce dernier n’est pas toujours en état complet d’immobilité. Le mouvement peut y exister, mais chaque rupture d’équilibre est suivie par son rétablissement sur l’ancienne base. Dans ce cas, l’opposition entre le milieu et le système se répète constamment dans le même rapport quantitatif.

Le même exemple nous sera offert pour une société en stagnation (nous en reparlerons plus loin en détail). Si le rapport entre la société et la nature reste toujours le même, c’est-à-dire si cette société, par sa production, draine de la nature autant d’énergie qu’elle en perd elle-même, l’opposition entre la société et la nature se reproduira toujours dans sa forme ancienne. La société piétine sur place, et nous sommes en présence d’un équilibre stable.

2º L’équilibre instable avec signe positif (le développement du système). - En fait, l’équilibre stable n’existe pas. Ce n’est qu’une fiction « idéale ». En réalité, le rapport entre le milieu et le système ne se reproduit jamais dans les mêmes proportions. En d’autres termes, la rupture d’équilibre n’amène pas, en réalité, la reconstitution de celui-ci sur la même base, mais, par contre, un équilibre nouveau s’établit sur une base nouvelle. Supposons, par exemple, en revenant aux animaux dont nous avons parlé plus haut, que la quantité de fauves a diminué pour une raison quelconque et, que, par contre, la quantité de nourriture a augmenté. Il n’est pas douteux que, dans ce cas, le nombre d’animaux augmentera, Notre « système » se développera, un nouvel équilibre s’établira sur une base plus élevée. Nous sommes ici en présence d’un développement. Autrement dit, l’opposition entre le milieu et le système a changé quantitativement.

Si, au lieu d’animaux, nous prenons une société humaine et supposons que le rapport entre elle et la nature change de telle sorte que la société draine de la nature plus d’énergie qu’elle n’en perd (le sol est devenu fertile ou bien on a inventé des instruments nouveaux, etc.), alors cette société croîtra, et ne piétinera plus sur place. L’équilibre nouveau sera chaque fois véritablement autre. L’opposition entre la société et la nature se reproduira chaque fois sur une base nouvelle « plus élevée », grâce à laquelle le système grandira, se développera. Nous sommes ici en présence d’un équilibre, pour ainsi dire, dans le sens positif.

3º L’équilibre instable avec signe négatif (la destruction du système). - Un cas absolument contraire peut encore se présenter, notamment lorsque l’équilibre s’établit sur une base « inférieure ». Supposons, par exemple, que la quantité de nourriture ait diminué pour nos animaux, ou bien que le nombre des fauves qui s’en nourrissent ait augmenté. Dans ce cas, notre espèce tendra à « disparaître ». L’équilibre entre le milieu et le système se rétablira chaque fois aux dépens d’une partie de ce système ; les oppositions se reproduiront sur une autre base, dans le sens négatif. Examinons l’exemple de ma société. Supposons que le rapport entre la nature et la société change de telle façon que cette dernière soit obligée de perdre de plus en plus d’énergie et d’en recevoir de moins en moins (le sol s’épuise, les moyens techniques deviennent de plus en plus mauvais, etc.). Alors le nouvel équilibre se rétablira chaque fois sur une base inférieure, au détriment de la société, dont une partie périra ? Nous aurons ici un mouvement dans le sens négatif, la société sera en train de se décomposer et de périr.

On peut ramener à ces trois cas tous les autres. À la base du mouvement, comme nous l’avons vu, réside, en réalité, l’opposition entre le milieu et le système, opposition qui renaît sans cesse.

Mais le problème a encore un autre aspect. Nous n’avons parlé jusqu’ici que des contradictions entre le milieu et le système, les contradictions externes. Mais il existe aussi des contradictions internes, à l’intérieur du système lui-même. Chaque système est composé de différents éléments liés entre eux ; la société humaine composée d’hommes ; la forêt, d’arbres et de buissons ; un troupeau, d’animaux ; un tas de pierres, etc... C’est entre ces éléments composants qu’on trouve un grand nombre d’oppositions, de heurts, de conflits, Un équilibre. absolu n’y existe pas. Si, strictement parlant, l’équilibre absolu entre le milieu et le système ne se rencontre jamais, il n’existe pas non plus de tel équilibre entre les éléments du même système.

C’est par l’exemple du système le plus complexe, celui de la société humaine qu’on s’en rend le mieux compte. N’y rencontrons-nous pas un nombre infini de contradictions ? La lutte des classes est l’expression la plus frappante des « contradictions sociales » et nous savons que « la lutte des classes est le levier de l’histoire ». Les oppositions entre les classes, entre les groupements, entre les idées, les oppositions entre les modes de production et de répartition, le désordre dans la production - l’anarchie capitaliste de la production - tout cela forme une chaîne sans fin de contradictions et constitue autant de contradictions à l’intérieur du système, dues à la structure même de ce dernier (contradictions de la structure). Toutefois, ces contradictions elles-mêmes ne détruisent pas la société. Elles peuvent la détruire (lorsque par exemple les deux classes en lutte périssent dans une guerre civile), mais elles peuvent aussi parfois ne pas la briser.

Dans ce dernier cas, il faut qu’il existe un équilibre instable entre les éléments de la société. L’analyse de cet équilibre fera l’objet de notre étude ultérieure. Pour le moment, une seule chose nous importe : on ne peut pas considérer la société, ainsi que le font souvent les savants bourgeois, comme s’il n’existait en son sein aucune contradiction. Au contraire, l’étude scientifique de la société présuppose l’examen de celle-ci au point de vue des contradictions qui s’y trouvent. « L’évolution » historique est une évolution contradictoire.

Il faut que nous portions encore notre attention sur un fait auquel nous reviendrons souvent dans cet ouvrage. Comme nous l’avons dit, les contradictions sont de deux sortes : entre le milieu et le système et entre les éléments du même système. Existe-t-il un lien quelconque entre ces deux phénomènes ?

Il suffit de réfléchir un instant pour répondre affirmativement.

Il est évident que la structure intérieure du système (I’équilibre interne) doit changer suivant les rapports existant entre le système et le milieu. Le rapport entre le système et le milieu est un facteur déterminant en effet l’état du système ; les formes essentielles de son mouvement (décadence, développement, stagnation.) sont déterminées par ce rapport.

Posons la question de la façon suivante : nous avons vu plus haut que le caractère de l’équilibre entre la société et la nature détermine la ligne essentielle du mouvement social. Dans ces conditions, la structure interne peut-elle se développer longtemps dans une direction contraire ? Certainement, non. Admettons que nous ayons une société qui se développe. Est-il possible que, dans ces conditions, la structure interne de la société empire sans cesse ? Certainement non. Si, cependant, grâce à sa structure, sa situation interne s’aggrave, tandis que la société elle-même se développe, c’est-à-dire si son désordre interne augmente, cela prouve que nous sommes en présence d’une nouvelle contradiction entre l’équilibre interne et externe. Qu’arrivera-t-il alors ? Si la Société continue à se développer, elle sera obligée de se reconstruire, c’est-à-dire que sa structure interne devra s’adapter au caractère de l’équilibre externe. Par conséquent : l’équilibre interne (de la structure) est un facteur qui dépend de l’équilibre externe. Il est « fonction » de cet équilibre externe.

24 : La théorie des transformations par bonds et la théorie des transformations révolutionnaires dans les sciences sociales. Il nous reste maintenant à examiner le dernier côté de la méthode dialectique, à savoir la théorie des transformations par bonds. Comme on sait, il existe une opinion très répandue, suivant laquelle la nature ne fait pas de bonds (natura non facit saltus). Cette sage locution est mise habituellement en avant pour prouver d’une façon a solide » l’impossibilité de la Révolution, bien que les Révolutions aient lieu quand même, en dépit de tous les professeurs bien pensants. Mais, en réalité, la nature est-elle aussi modérée et ordonnée qu’on l’affirme ?

Hegel a écrit à ce sujet dans sa Science de la Logique (Wissenschaft der Logik, Hegels Werke 2e édition, v. III, page 434) : « On dit que la nature ignore les bonds, et cela est clair lorsqu’il s’agit d’une simple apparition ou disparition, dans le sens d’un développement graduel ; or, le changement n’est pas seulement quantitatif, mais aussi qualitatif, et consiste dans la naissance de quelque chose de nouveau, d’autre, dans la rupture de la forme ancienne de l’être. »

Que signifie tout cela ?

Hegel parle du passage de la quantité à la qualité. Nous allons l’expliquer par un exemple très simple. Supposons que nous chauffions de l’eau. Aussi longtemps que la température reste inférieure à 1 000, elle ne bout pas et ne se transforme pas en vapeur. Ses parcelles s’agitent de plus en plus rapidement, mais elles ne surgissent pas à sa surface à l’état de vapeur. Nous n’observons ici qu’un changement de quantité, les parcelles s’agitent de plus en plus rapidement, la température monte, mais l’eau reste de l’eau, avec toutes ses qualités. La quantité change sans cesse, mais la qualité reste la même. Mais lorsque nous avons amené l’eau à la température de 1 000, c’est-à-dire jusqu’au point « d’ébullition », elle commence à bouillir tout à coup, comme si ses parcelles, qui tournaient avec une vitesse vertigineuse, avaient perdu la tête et sauté à la surface sous forme de billes de vapeur. L’eau cesse d’être eau : elle devient vapeur, gaz. C’est une matière nouvelle, ayant des qualités nouvelles. C’est ici que nous voyons deux particularités principales dans le processus de transformation.

Premièrement, à un certain degré du mouvement, les transformations quantitatives provoquent les changements qualitatifs (ou, comme on dit brièvement : « la quantité se change en qualité ») ; deuxièmement, ce passage de la quantité à la qualité se fait par un bond, la continuité et la « gradualité » étant tout d’un coup troublées. L’eau ne se transforme pas constamment et avec une sage progression d’abord en une « petite » vapeur qui est devenue ensuite « grande ». Elle n’a pas bouilli jusqu’à un certain moment, mais elle s’est mise à le faire aussitôt qu’elle est arrivée à un certain « point ». Et c’est cela qui s’appelle un bond.

La transformation de la quantité en qualité est une des lois essentielles du mouvement de la matière, qu’on peut suivre dans la nature et dans la société, littéralement pas à pas. Suspendez un poids à une ficelle et ajoutez-y peu à peu un poids supplémentaire par petites quantités. Jusqu’à une certaine limite, la ficelle « tient », mais aussitôt que vous aurez dépassé une certaine limite, elle casse instantanément (« par bond »). Condensez la vapeur dans une chaudière. Jusqu’à un certain moment, tout ira bien ; seule, l’aiguille du manomètre (instrument qui indique la pression Je la vapeur) marquera un changement quantitatif de la pression exercée par la vapeur sur les parois de la chaudière. Mais aussitôt que l’aiguille aura dépassé une certaine limite, la chaudière éclatera. La pression de la vapeur aura été un tout petit peu plus grande que la résistance des parois. Jusqu’à ce moment, les changements quantitatifs n’ont pas amené un « bond », un changement qualitatif, mais arrivée à un certain point, la chaudière a éclaté. Plusieurs hommes n’arrivent pas à soulever une pierre, un homme de plus se joint à eux, ils ne la soulèvent pas encore, une faible femme survient et tous ensemble soulèvent la pierre. On a eu besoin ici d’un tout petit supplément de force, et avec lui, on a pu soulever la pierre. Prenons encore un exemple dans le domaine des sentiments humains. Il existe un conte de Léon Tolstoï intitulé Trois pains et une brioche, dont voici le sujet : un homme avait faim et n’arrivait pas à se rassasier ; il mange un pain et a encore faim ; il en mange un autre et a toujours faim ; de même après le troisième ; mais lorsqu’il a mangé la brioche, il sent tout à coup qu’il n’a plus faim. Il se met alors à s’injurier pour ne pas avoir mangé d’abord la brioche : je n’aurais pas eu besoin, dit-il, de manger les trois pains. Cependant, il est clair que cet homme se trompe. Ici aussi, le changement qualitatif, le passage du sentiment de la faim à celui de la satiété, se produit plus ou moins par « bond » (après la brioche). Mais ce changement qualitatif a été, préparé par un changement quantitatif : s’il n’avait pas mangé les pains, la brioche ne l’aurait pas rassasié.

Nous voyons ainsi qu’il est absurde de nier les « bonds » et de parler seulement de la sage progression. En réalité, nous avons affaire aux bonds très souvent dans la nature et le dicton suivant lequel « la nature ne fait pas de bonds » n’est que l’expression d’une crainte des « bonds » dans la société, c’est-à-dire l’expression de la peur des révolutions.

Il est caractéristique de constater que les anciennes théories bourgeoises touchant le problème de l’origine du monde étaient des théories catastrophiques, certes très naïves et inexactes. Telle, par exemple, la théorie de Cuvier. Elle a été remplacée ensuite par la théorie de l’évolution qui a apporté beaucoup de nouveau, mais qui, de parti pris, niait les bonds. En géologie, par exemple, telles sont les théories de Lyell (Principles of Geology), mais, dès la fin du siècle passé, on voit apparaître de nouveau des théories qui reconnaissent le rôle important des bonds. Telle la théorie du botaniste De Vries (La théorie des Mutations : « mutations » - changement subit), qui affirme que, de temps en temps, à la base de changements précédents, des transformations subites se produisent, qui, ensuite, se consolident, et deviennent le point de départ d’une évolution nouvelle. On ne va. pas loin aujourd’hui avec les anciennes conceptions qui niaient les « bonds ». Ces conceptions (Leibnitz dit, par exemple : « Tout va par degrés dans la nature et rien par sauts ») ont évidemment leur source dans le conservatisme social.

Si les savants bourgeois nient le caractère contradictoire de l’évolution, ils le font par peur de la lutte de classe et par désir de. masquer les contradictions sociales. De même, la crainte des bonds est basée sur la peur de la révolution. Toute cette sagesse se réduit au raisonnement suivant - la nature ignore les bonds qui n’existent et ne peuvent exister nulle part. Donc, les prolétaires, ne vous avisez pas de faire la Révolution !

Mais on voit ici avec évidence à quel point la science bourgeoise contredit les postulats scientifiques les plus essentiels. En effet, tout le monde sait qu’il y a eu un grand nombre de révolutions. Essayez de nier la Révolution anglaise ou la grande Révolution française ou encore celle de 1848, ou, enfin, la Révolution russe de 1917-1921. Et si ces bonds ont lieu et ont eu lieu dans la vie sociale, ce n’est pas à la science de le « nier », c’est-à-dire de se cacher devant la réalité comme l’autruche, mais de comprendre ces bonds et de les expliquer.

Les révolutions dans la société sont l’équivalent des bonds dans la nature. Elles ne sont pas dues à des surprises. Elles sont préparées par toute la marche de l’évolution antérieure, de même que l’ébullition de l’eau est préparée par le chauffage ou l’explosion d’une chaudière par la pression croissante de la vapeur sur ses parois. La révolution, dans la société, est sa reconstruction, « le changement du système au point de vue de sa structure » ; elle arrive infailliblement à la suite d’une contradiction entre la structure de la société et les nécessités de son développement.

Nous dirons plus loin comment cela se Produit. Pour l’instant, il faut que nous sachions une chose : « tant dans la société que dans la nature, certaines choses se font par sauts ; dans la société aussi bien que dans la nature, ces sauts sont préparés par la marche antérieure des choses ou, en d’autres termes, dans la société et dans la nature l’évolution (développement graduel) mène vers la révolution (bonds) : les bonds présupposent un changement continu, et le changement continu conduit aux bonds. Ce sont deux moments nécessaires du même processus ». (Plékhanov : Critiques de nos critiques, 1903.)

Le problème des contradictions dans l’évolution et des bonds constitue un des points essentiels de la théorie. Toute une série d’écoles et de tendances bourgeoises peuvent être hostiles a la téléologie, favorables au déterminisme, etc. Mais elles butent chaque fois qu’elles touchent à ce problème. La théorie de Marx n’est pas une théorie évolutionniste, mais révolutionnaire. C’est pour cette raison qu’elle est inacceptable pour les théoriciens de la bourgeoisie. Et c’est pourquoi ils sont prêts à tout « admettre » de cette théorie, à l’exception... de la dialectique révolutionnaire. Leur critique du marxisme suit d’habitude la même ligne. Ainsi, par exemple, le professeur allemand Werner Sombart s’incline avec respect devant Marx aussi longtemps qu’il parle d’évolution, mais il commence immédiatement à l’attaquer lorsqu’il aperçoit les éléments révolutionnaires du marxisme. Des théories entières sont forgées à cet effet. Marx, voyez-vous, est un savant pour autant qu’il est évolutionniste, mais aussitôt qu’il devient, même en théorie, révolutionnaire, il cesse d’être savant, il se laisse emporter par des passions révolutionnaires et abandonne la science. M. Pierre Strouvé, ex-marxiste, auteur du premier manifeste de la social-démocratie russe, qui est devenu ensuite leader monarchiste et principal théoricien de la contre-révolution, a aussi commencé sa critique de Marx par celle de la théorie des bonds. Plékhanov, qui était alors révolutionnaire, a écrit à ce sujet . « M. Strouvé s’est chargé de nous montrer que la nature ne fait pas de bonds, et que l’intellect (la raison) ne les souffre pas. Comment cela se fait-il ? Peut-être n’a-t-il en vue que son propre intellect qui, en effet, ne souffre pas de bonds pour cette très simple. raison que M. Strouvé, comme on dit, ne peut pas souffrir une certaine dictature (Critique de nos critiques). La soi-disant « école organique », les « positivistes », les partisans de Spencer, les évolutionnistes, etc., seront tous adversaires des bonds, car ils n’aiment pas « une certaine dictature ».


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