La République et l’universel, mariage d’amour ou de raison  ?

samedi 10 décembre 2016.
 

Table ronde entre Michèle Riot-Sarcey, professeur émérite d’histoire contemporaine et d’histoire du genre, Anicet Le Pors, conseiller d’État honoraire et ancien ministre de la Fonction publique et Alain Lhomme, professeur honoraire de philosophie.

Les faits

La République est devenue une référence constante du débat public. Qu’est-elle par-delà la référence fonctionnant comme un marqueur rhétorique ? Ne faut-il pas la prendre, pour ainsi dire, plus au sérieux  ?

Le contexte

La question articulant la République et l’universel pose comme enjeu non seulement leur définition mais leur pratique. Mais c’est aussi l’idée de démocratie qui est en cause, sa réalité et son devenir.

La référence aux «  valeurs  » de la République peut-elle faire consensus  ?

Michèle Riot-Sarcey Il est difficile de penser la République dans ces termes parce que tout le monde, tous les partis politiques, aujourd’hui, se réclament de la République, quelles que soient leurs orientations et quels que soient leurs projets. Du coup, on ne sait plus très bien ce que recouvre le mot « république ». En ce qui me concerne, je ne peux raisonner qu’en termes d’histoire. La République, telle qu’elle avait été pensée en 1792 et en 1848, avait été faite par la population la plus démunie et la plus dominée. Cette population avait donné un sens extrêmement précis au mot république. République, « res publica », « chose publique », cela ne veut pas dire grand-chose. Ce sont les révolutions qui ont donné un contenu à la République. Celle de 1792 a permis aux citoyens passifs de devenir actifs, c’est-à-dire de bénéficier de la totalité de la citoyenneté. Celle de 1848 avait pour objectif de faire en sorte que les mots et les principes révolutionnaires, liberté, égalité et fraternité deviennent vrais, c’est pourquoi ils avaient ajouté « République démocratique et sociale ». Ce n’est pas cette République que nous avons eue.

Anicet Le Pors Aucun texte ne définit ce que sont les « valeurs » de la République. Dès lors, comment pourrait-on rechercher, voire exiger, un quelconque consensus sur un ensemble indéterminé ou laisser à la discrétion de chacun le soin d’en décider  ? Il y aurait même un danger totalitaire à voir un clan ou une communauté prétendre détenir les bonnes valeurs et vouloir les imposer à tous. Le caractère évanescent des valeurs permet certes de les évoquer dans le débat politique, mais n’en fait pas pour autant des instruments de l’État de droit permettant d’assurer la cohésion sociale et la démocratie. Ainsi, « liberté, égalité, fraternité » seraient des valeurs inopérantes si on ne les déclinait pas en principes, seuls en mesure d’édicter des normes réglant les conditions de la vie harmonieuse en société  : « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » (Déclaration des droits de 1789, Préambule de la Constitution de 1946), ou « principes généraux du droit » identifiés par la pratique juridique sur le terrain du droit positif. Mais les principes eux-mêmes sont évolutifs et parfois contradictoires. Par exemple, il n’est pas toujours facile de résoudre les contradictions entre le principe d’indivisibilité de la République et celui de libre administration des collectivités territoriales. Ou encore, le principe de laïcité est un, alors que les spiritualités qu’elle protège sont multiples. On ne doit donc pas affubler la laïcité de qualificatifs par commodité consensuelle.

Alain Lhomme J’évite personnellement d’employer l’expression « valeurs de la République ». Dans l’usage qui en est souvent fait, le concept de valeur emporte avec lui une notion d’appartenance et d’idiosyncrasie  : nous avons « nos » valeurs et nous devons les préserver. De la réaffirmation des « valeurs de la République » (dont on se garde bien, la plupart du temps, de nous dire ce qu’elles sont), on passe alors facilement à la réaffirmation de notre « identité républicaine » puis, insidieusement, à celle de notre « identité nationale ». Or la République repose moins sur des valeurs que sur des principes, ce qui est loin d’être la même chose. Des principes, ce sont des propositions qui s’énoncent d’emblée à l’universel  : on ne les « choisit » pas, on les pose, et on en assume rigoureusement les implications. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 pose en principe que « tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Ce principe est énoncé à l’universel. Ce n’est donc pas être républicain qu’en dénier l’application aux migrants, par exemple, comme l’a souligné récemment, dans son rapport, le Défenseur des droits Jacques Toubon.

La crise de la représentation met-elle en danger le «  modèle républicain  »   ?

Alain Lhomme On a pris l’habitude, depuis quelque temps, de requalifier la crise du politique en « crise de la représentation ». Mais l’expression a, là encore, quelque chose d’équivoque. Est-ce notre régime représentatif qui est en crise ou la notion même de représentation qu’il convient de déconstruire et de repenser  ? Pour la clarté du débat, il faut commencer par admettre que nos institutions politiques ont cessé depuis belle lurette d’être « représentatives » au sens classique qu’a le mot dans l’expression « régime représentatif ». Pour deux raisons complémentaires et opposées  : le poids exorbitant donné au gouvernement et au président dans notre Constitution  ; le développement irréversible du contrôle de constitutionnalité. La même observation vaudrait pour les institutions européennes  : qu’ont-elles au juste de « représentatif »  ? La raison pour laquelle on se focalise aujourd’hui sur la « crise de la représentation » réside bien sûr dans le fait que les peuples se sentent de moins en moins « représentés » et éprouvent le besoin de voir se développer des formes de démocratie directe. La question est alors de savoir jusqu’à quel point ces nouvelles formes de démocratie peuvent fonctionner sans s’institutionnaliser, et si elles peuvent le faire indépendamment d’une redéfinition du modèle républicain – nécessité dont témoignerait l’émergence, dans un mouvement aussi « antireprésentatif » que Nuit debout, du thème d’une nouvelle Constituante.

Anicet Le Pors Non. La crise de la représentation n’est que la traduction dans l’organisation des pouvoirs de la crise de civilisation dans laquelle nous nous trouvons après l’effondrement du XXe siècle « prométhéen ». La réponse doit donc être recherchée dans l’accomplissement de la « métamorphose » dont parle Edgar Morin. Cela ne dispense pas pour autant de réfléchir à l’amélioration de la représentation politique qui reste indispensable en l’état de la société et de la technique. Il est certes plus facile de voir aujourd’hui ce qu’il faut écarter  : de nouveaux rafistolages constitutionnels, les bricolages peu responsables, de l’extrême gauche à l’extrême droite, sur une VIe République, le recours qui tend à prospérer de la représentation par tirage au sort qui ouvrirait la voie aux soi-disant experts et aux aventuriers. S’il est nécessaire de récuser l’existant nocif, la priorité est d’approfondir et d’étendre l’accord sur des questions clés telles que  : la souveraineté nationale et populaire, les moyens de la démocratie directe (référendum strictement circonscrit), la démocratie parlementaire reposant sur un scrutin proportionnel, la responsabilité effective du gouvernement dans la conduite des politiques publiques, la suppression de l’élection du président de la République au suffrage universel.

Michèle Riot-Sarcey Le modèle républicain est une représentation qui fait croire que le peuple est souverain. Or, ce n’est pas vrai. Il n’y a pas de souveraineté du peuple. Il y a une délégation permanente de pouvoir. La lutte pour la souveraineté du peuple signifiait que chaque personne avait la disposition de ses droits et donc avait un pouvoir d’agir au sens plein du terme. Or, depuis plus de deux siècles, on a appris aux citoyens davantage à se soumettre plutôt que d’agir en homme et en femme libres. Il y a toujours eu un problème avec la question de la représentation qui est une délégation de pouvoir. Sa tendance est à créer des professionnels de la politique qui se détachent totalement ou presque d’une population qui se débat avec, à la fois, la situation sociale, la situation internationale et la situation, bien entendu, économique.

Pour pouvoir intervenir vraiment dans le cadre actuel, il faudrait pouvoir rendre en quelque sorte la démocratie à ceux qui en rêvaient. La République, c’est un régime de mise en œuvre de la démocratie. Il ne s’agit pas de démocratie aujourd’hui, mais de pseudo-démocratie représentative puisque la grande majorité de la population n’est pas représentée. Le mouvement ouvrier, dans son ensemble, semble avoir abandonné la démocratie à ceux qui s’en sont emparés. Il faudrait se réapproprier et la République et la démocratie en leur donnant ce contenu auquel aspiraient les révolutionnaires de 1848, c’est-à-dire une République où le peuple était réellement souverain. Cette démocratie-là est toujours à venir. La « crise » actuelle est préparée depuis très longtemps. Aujourd’hui, elle éclate parce que l’État lui-même, y compris républicain, est dans l’incapacité de gérer correctement la chose publique au profit de la population, étant pris lui-même dans un système qui le dépasse. On ne peut pas dire que c’est l’État qui gouverne. Ce sont bien d’autres forces, je dirais aveugles, que l’on peut parfaitement identifier au capitalisme néolibéral.

La République, exception française ou modèle appelé à l’universalité concrète  ?

Anicet Le Pors Aucun pays ne peut avoir l’arrogance de se donner en modèle universel, mais tous ont le devoir de tendre au bien commun. Cela suppose un débat sur la notion de valeurs universelles et l’adoption de principes communs  : interdiction de l’esclavage, de la torture, de la peine de mort  ; protection de la planète et développement solidaire  ; plus tard, peut-être, propriété publique, service public, laïcité. La mondialisation est en marche dans tous les domaines, matériels et immatériels. L’affirmation du genre humain comme sujet de droit sera la grande affaire du XXIe siècle.

Au sein de cette évolution, la France, qui est l’une des nations les plus expérimentées, peut y jouer un rôle particulièrement utile en raison de la conception de la citoyenneté qu’elle a su forger au cours de son histoire. Simultanément reconnue comme patrie des droits de l’homme et du citoyen et terre d’asile, elle reste, en dépit des dénaturations des récentes décennies, une référence forte pour tous les peuples.

Alain Lhomme Le thème de la République « exception française » est lui aussi un thème équivoque. Sans doute y a-t-il un « républicanisme à la française », mais plutôt que de se rengorger ou de s’en glorifier comme d’une exception, on ferait bien de le confronter à d’autres traditions républicaines. C’est ce que fait excellemment Cécile Laborde dans son livre Français, encore un effort si vous voulez vraiment être républicains. Quant à l’« universel concret », j’avoue trouver plutôt obscure cette notion, qui se présente comme une sorte de contradiction in adjecto. L’« universel » est une catégorie  : il n’est à ce titre ni plus ni moins abstrait que les catégories qu’on lui oppose (comme l’« identité » ou la « différence »). Le problème me paraît, en vérité, devoir être formulé sous une forme plus générale  : il s’agit de déterminer jusqu’à quel point le républicanisme est dissociable de la forme de l’État nation et donc s’il peut évoluer vers une forme de cosmopolitisme. Un tout récent livre, publié par M. Foessel et L. Lourme, est titré Cosmopolitisme et démocratie. Mais quand on y regarde de près, on voit qu’il s’agit rien moins que de penser de nouvelles formes de citoyenneté, et la référence obligée à Kant ou à Habermas montre que ce qui est en jeu dans cette affaire, c’est bien d’universaliser des principes foncièrement républicains.

Entretiens croisés réalisés par Jérôme Skalski, L’Humanité


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