A la conférence de Grozny, un conclave sunnite antiwahhabite, contre l’Arabie saoudite et son salafisme

samedi 31 décembre 2016.
 

Depuis trois semaines, l’élite religieuse arabo-musulmane sunnite se déchire. Non pas sur la Syrie, la Libye ou le Yémen, les principaux foyers de violence de la région, mais à propos de la conférence de Grozny, en Tchétchénie, membre de la Fédération de Russie. Cet événement, qui a réuni plus de deux cents oulémas, venus du monde entier, a déclenché une très vive controverse, en sous-entendant, dans son communiqué final, que le wahhabisme, le courant islamique ultra-rigoriste, qui a rang de religion d’Etat en Arabie saoudite, ne fait pas partie du sunnisme.

Cette prise de position inédite témoigne de l’inquiétude d’une partie du clergé musulman face à la subversion djihadiste, incarnée par l’organisation Etat islamique (EI). Mais elle est aussi et surtout le révélateur de tensions politiques sous-jacentes, entre trois pays en théorie alliés, l’Egypte, les Emirats arabes unis et la monarchie saoudienne, ainsi que des ambitions croissantes de Moscou au Proche-Orient, un an après le début de son intervention militaire au côté du régime syrien. « Cette conférence est le signe que le monde prépare les braises pour nous brûler », s’est ému sur Twitter Adel Al-Kalbani, un célèbre imam de Riyad.

Le conclave s’est tenu du 25 au 27 août, dans la petite République caucasienne, à l’invitation de son président-dictateur, Ramzan Kadyrov, un protégé du président russe Vladimir Poutine. Il a drainé un flot de dignitaires religieux, à commencer par le cheikh Ahmed Al-Tayeb, l’imam de l’université Al-Azhar, au Caire, l’institution de référence de l’islam sunnite.

De nombreux autres pays du Proche-Orient étaient représentés, comme la Syrie, avec le grand mufti Ahmed Hassoun, un fidèle du président Bachar Al-Assad, le Koweït, la Libye, la Jordanie et le Soudan. Des délégations sont venues d’aussi loin que l’Europe, l’Inde, et l’Indonésie. La conférence était organisée par une association de charité tchétchène, en collaboration avec la fondation Tabah du cheikh yéménite Ali Al-Jifri, un pilier du courant soufi, proche des dirigeants émiratis et implanté à Abou Dhabi. Arrière-pensées politiques

La tâche de ces érudits, partisans d’un islam néotraditionnel et quiétiste, c’est-à-dire acquis aux pouvoirs en place, consistait à trancher une question provocatrice : « Qui sont les vrais sunnites ? » Le scandale est né du fait que leur réponse n’a mentionné que les adeptes de deux des trois principales écoles théologiques sunnites, à savoir l’asharisme, longtemps dominant dans le monde arabe, et le maturidisme, très présent en Asie. Les disciples du salafisme, la troisième grande matrice sunnite, qui s’est fortement développée à partir du XIXe siècle et dont découle le wahhabisme, ont été omis du communiqué final.

Les participants à la conférence ont justifié cette déclaration choc, qui consiste peu ou prou à excommunier les Saoudiens, par l’urgence d’endiguer « les tentatives des extrémistes pour s’emparer du noble titre de sunnites ». Elle se veut une réponse à la montée en puissance des formations djihadistes, comme l’EI, dont la rhétorique puise dans le dogme salafiste.

Ces dernières années, les Emirats arabes unis, qui ont fait de la promotion de l’islam dit « modéré » l’un de leur leitmotiv, ont patronné plusieurs rassemblements de ce genre. En 2010, le cheikh Ali Al-Jifri avait assisté à une réunion en Turquie qui avait abouti à la réfutation d’un texte-clé de la pensée salafiste : la fatwa du théologien médiéval Ibn Taymiyya, qui autorise des musulmans à excommunier (le « takfir ») et tuer des coreligionnaires.

Mais dans le contexte bouillonnant du Proche-Orient, ces initiatives ne sont pas exemptes d’arrière-pensées politiques. « C’est l’ordre ancien qui se défend, analyse l’universitaire Stéphane Lacroix, spécialiste de l’islam contemporain. Ali Al-Jifri et Ahmed Al-Tayeb ne sont pas des marionnettes, ils sont persuadés que leur islam est le bon. Mais derrière eux, il y a des gouvernements, comme ceux des Emirats et de l’Egypte, qui s’intéressent à leur islam parce qu’il est légitimiste. Tous ces cheikhs sont la tête de pont d’un projet contre-révolutionnaire qui converge avec les intérêts de Moscou dans la région. » La marque de l’intervention grandissante de Moscou

Contacté par Le Monde, Ali Al-Nuaïmi, président du Conseil éducatif d’Abou Dhabi, et l’une des chevilles ouvrières de la stratégie de « déradicalisation » prônée par les Emirats arabes unis, affirme que son pays n’a joué aucun rôle dans la conférence de Grozny. Mais les liens entre Ramzan Kadyrov et Mohammed Ben Zayed, l’homme fort de la fédération, ainsi que l’influence que celle-ci exerce sur la Fondation Tabah et sur Al-Azhar, dont elle est l’un des principaux mécènes, incitent à penser le contraire.

« Les Emirats ont contribué à monter la conférence et celle-ci a causé pas mal de troubles, en coulisses, entre Riyad et Abou Dhabi », assure Theodore Karasik, un analyste géostratégique, basé à Dubaï. Avec un vieil antagonisme frontalier, la question religieuse est l’un des bémols de la relation, officiellement très bonne, entre les deux voisins. En privé, les responsables émiratis, qui se veulent à l’avant-garde de la modernité arabe, s’inquiètent de l’attachement de leurs homologues saoudiens au wahhabisme, obstacle selon eux au développement.

Mais c’est à l’égard de l’Egypte que le ressentiment des commentateurs saoudiens est le plus fort. « Notre pays est plus important, qu’Al-Sissi aille au diable », s’est exclamé le journaliste Mohamed Al-Sheikh, en référence au président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi, dont l’ascension a été soutenue par Riyad, à coup de centaines de millions de dollars.

Déjà confrontés ces dernières semaines à une avalanche de critiques iraniennes, en lien avec le pèlerinage de La Mecque, les Saoudiens voient dans la conférence de Grozny, ouverte par un discours de Vladimir Poutine, la marque de l’intervention grandissante de Moscou dans les affaires du Proche-Orient. « Les participants n’ont pas osé demander à Poutine d’arrêter de bombarder en Syrie, s’est indigné sur Twitter Saad Al-Breik, un théologien, suivi par 1,4 million de personnes. Tous ceux sous les décombres ne seraient-ils donc pas sunnites ? »

Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant)

Correspondant au Proche-Orient


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