Bolivie, 9 avril 1952 : une révolution ouvrière, et comment elle fut détournée

mardi 11 avril 2023.
 

Le 9 avril 1952, en Bolivie, un soulèvement ouvrier renversait la dictature militaire qui sévissait depuis six ans. Les mineurs, les ouvriers furent au premier rang du combat face aux militaires. En revanche, ce ne fut pas eux qui se retrouvèrent portés au pouvoir mais le Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR), un parti nationaliste qui usait alors d’un langage radical mais qui n’allait pas tarder à se faire le nouveau parti politique des classes possédantes.

Les sentiments anti-impérialistes sont profonds dans toute l’Amérique latine. En Bolivie, c’est la conséquence du pillage des ressources depuis l’arrivée des conquistadors en 1538, notamment l’exploitation des mines d’argent qui alimentèrent pendant des siècles l’économie monétaire européenne, permettant à l’Europe de partir à la conquête du monde mais appauvrissant et dépeuplant le pays qui était le plus peuplé et développé d’Amérique latine. Devenue politiquement indépendante en 1825, la Bolivie resta sous le joug économique des grandes puissances, la Grande-Bretagne d’abord, puis les États-Unis.

La valeur du métal argent déclinant à partir de 1893, l’étain prit la suite et fit la fortune d’une poignée de capitalistes liés au système impérialiste. Trois « barons de l’étain » contrôlaient 80 % de son extraction. L’un d’entre eux, Patino, était la cinquième fortune du monde, bâtie au prix d’un véritable esclavage des mineurs. Les tentatives d’organisation ou de protestation étaient réprimées sans pitié par l’armée. La production d’étain était vendue aux États-Unis 20 % en-dessous du prix du marché.

En 1932-1935, la Bolivie et le Paraguay se firent une guerre meurtrière pour le contrôle de la région du Chaco, dans un conflit dont les entreprises étrangères tiraient les ficelles. La défaite de la Bolivie, avec la déroute des vieux partis, aboutit à la création, en 1941, du MNR de l’avocat Victor Paz Estenssoro, qui affirmait vouloir défendre les intérêts de la bourgeoisie nationale contre le capital étranger. Comme d’autres partis apparus alors, le parti péroniste argentin par exemple, le MNR s’inspirait du Mexique de Cardenas, qui venait de nationaliser l’industrie du pétrole, mais aussi des partis fascistes européens. Le MNR rejetait socialisme et communisme mais dénonçait le monopole des barons de l’étain et le rabais accordé aux États-Unis, parlait de nationalisation et de réforme agraire.

Parallèlement un syndicalisme ouvrier se développait. La mobilisation ouvrière croissante profita au MNR mais aussi au courant trotskyste. Incarné par le Parti ouvrier révolutionnaire (POR) de Guillermo Lora, celui-ci conquit du crédit parmi les mineurs, fer de lance du mouvement. Il ne put cependant empêcher le rapprochement des appareils syndicaux et du MNR au cours des années 1946-1952, marquées par plusieurs soulèvements ouvriers réprimés par l’armée.

Les mineurs et les ouvriers balayent l’armée

Le 6 juin 1951, Paz Estenssoro remporta l’élection présidentielle, mais l’armée lui barra la route. Le MNR prépara alors un coup d’État avec une fraction de l’armée. Mais, en se mettant en mouvement le 9 avril 1952, les conjurés déclenchèrent un soulèvement ouvrier. Les mineurs, les ouvriers, les habitants des quartiers descendirent en foule dans les rues de la capitale La Paz et des villes importantes. Au bout de trois jours d’affrontement armé, les militaires furent balayés par des ouvriers plus déterminés et bénéficiant de leur connaissance des quartiers où se déroulaient les combats.

Couronnant ce soulèvement, une Centrale ouvrière bolivienne (COB) fut créée le 17 avril, réunissant les syndicats existants, des mineurs aux paysans. La direction en revint à Juan Lechin, le dirigeant de la fédération des mineurs liée au MNR. La création de ce grand syndicat unifié s’affirmant une « centrale ouvrière » fut présentée aux travailleurs comme la preuve qu’ils étaient bien au pouvoir. De même, le nouveau gouvernement MNR fut présenté comme « leur » gouvernement. Paz Estenssoro se fit donc appeler « camarade président » et apparut souvent avec Lechin à ses côtés. On parlait d’un « co-gouvernement » MNR-COB.

Les dirigeants du MNR se servirent de cette situation pour reprendre les choses en main. Ils devaient cependant tenir compte du rôle joué par 50 000 mineurs combatifs. En octobre, ils concédèrent la nationalisation de l’industrie minière, en la limitant aux mines des trois barons. L’industrie pétrolière, aux mains des trusts impérialistes, y échappa. Les dirigeants du MNR entendaient indemniser les barons dépossédés. Pour en faire grimper le montant, ceux-ci firent chuter le prix de l’étain avec la complicité des États-Unis. Et en 1953, ils obtinrent des indemnités supérieures à la valeur réelle des mines.

De même, la réforme agraire imposée par la mobilisation des petits paysans épargna les grandes propriétés produisant pour l’exportation.

La nationalisation des mines, en associant les dirigeants de la COB à la gestion, eut surtout pour effet de les intégrer à l’État, Lechin devint ministre et plus tard vice-président. Elle marqua aussi la décrue de la mobilisation ouvrière.

Le MNR parti de la bourgeoisie

Le MNR avait tenu un langage radical le temps du soulèvement mais il n’avait jamais voulu que celui-ci aboutisse à la prise du pouvoir par la classe ouvrière alliée aux paysans pauvres. Si cela avait été le cas, cette révolution aurait pu constituer un exemple plus fécond que la révolution cubaine elle-même. Mais le MNR craignait plus la classe ouvrière que l’impérialisme américain. Et, dès que la mobilisation populaire retomba, il se rallia aux États-Unis. Dès 1953, ceux-ci reprirent leurs achats d’étain, y ajoutant une aide financière représentant le tiers du budget de l’État bolivien. En échange, ce dernier devait servir les compagnies américaines. En 1961, le pouvoir de l’armée fut rétabli, avec le soutien de l’administration Kennedy. Les militaires se redéployaient dans les centres miniers, prêts à y écraser tout soulèvement. La servilité du MNR n’empêcha pas qu’il soit écarté par l’armée en 1964, quand les dirigeants des États-Unis orchestrèrent une vague de putschs militaires pour maintenir leur influence dans la région.

La dictature dura dix-huit ans. Le 14 juillet 1985, Paz Estenssoro et le MNR revinrent aux affaires, cette fois pour mener la politique de privatisation encouragée dans le monde impérialiste. La même année, le krach mondial de l’étain entraîna la liquidation des mines et des licenciements massifs de mineurs.

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, les travailleurs boliviens se sont soulevés à plusieurs reprises. Lorsqu’ils ont été victorieux, comme en 1952, cette victoire leur a malheureusement été ravie par le parti de Paz Estenssoro, qui a ensuite oeuvré à normaliser la situation dans le respect de l’ordre impérialiste. Il reste la démonstration que le pouvoir ouvrier est possible, s’il ne se laisse pas déposséder par des bureaucrates syndicaux et des petits bourgeois nationalistes.

Jacques FONTENOY


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