11 juin 1957 Maurice Audin, la torture et les deux rives, par Sadek Hadjerès (membre de la direction du PCA de 1952 à 1965)

samedi 11 juin 2022.
 

Il est lourd de sens que Maurice Audin soit à ce jour honoré des deux côtés de la Méditerranée. Deux peuples lui rendent hommage, qui s’étaient livrés une guerre dont les suites encore vives habitent les coeurs et les esprits.

Il y a quarante-deux ans, l’Algérie devenue indépendante a donné le nom du mathématicien, tué à l’âge de vingt-cinq ans, à la place en contrebas des facultés d’Alger où Maurice menait de brillantes recherches. L’hommage signifiait que les Algériens les plus conscients jugeaient les Européens et les Français sur leurs actes et non sur leur origine.

À Paris, au cours même de la guerre, le jury universitaire présidé par le regretté Laurent Schwartz avait décerné une consécration posthume aux travaux scientifiques que Maurice souhaitait présenter de son vivant. Ce geste sauvait l’honneur du peuple français, il jetait une passerelle de plus vers un avenir de fraternité et de solidarité à construire entre les peuples.

Maurice Audin, par son action, avait symbolisé les espoirs réprimés des couches laborieuses et pensantes de nos deux peuples. Patriote algérien d’origine européenne, pourtant fils de gendarme, il milita jusqu’au bout pour la cause nationale, en même temps qu’il animait dans les milieux intellectuels français d’Alger la lutte pour une sortie politique négociée du conflit engendré par la colonisation.

En plus de ses activités de chercheur, il était omniprésent dans les secteurs où basculait l’avenir du pays et de la société. Membre de l’ancienne cellule Langevin des Étudiants communistes, il était un habitué de la Robertsau, le foyer des étudiants musulmans et de leur association (AEMAN, devenue en juillet 1955 UGEMA). Il y retrouvait ses autres camarades de l’autre nouvelle cellule d’étudiants communistes qui portait le nom de Fahd (dirigeant communiste irakien assassiné par les sbires du roi Fayçal). Enseignant, il était assidu aux réunions des syndicats d’enseignants et autres lieux d’initiatives combatives pour la paix. Ses interventions étaient appréciées même par ses contradicteurs, tant il y mettait d’affabilité et de profondeur. On retenait de lui le sourire et l’esprit d’écoute. Où qu’il se trouvât, plus d’un se souvient de la tendresse du couple qu’il formait avec Josette, son épouse, au point que quand on apercevait l’un, on cherchait l’autre du regard.

Lorsque le 13 septembre 1955 tomba sans surprise l’interdiction du PCA (Parti communiste algérien), je débarquai dans la matinée chez lui, pour réévaluer ensemble les tâches clandestines entamées depuis des mois. Le tortionnaire Aussaresses, pour justifier ses crimes, a prétendu que Audin faisait partie du secteur " Action " (armée). Un mensonge de plus, comme si par ailleurs la barbarie était légitime envers des combattants. Maurice était prêt à tous les sacrifices et solidaire avec la résistance armée patriotique. Il était néanmoins, de par sa situation, plus efficace dans le secteur politique et de la propagande. Ce matin-là, j’étais encore une fois frappé par son calme. Je le quittai peu après avec un petit serrement au cour, les voyant Josette et lui se pencher attendris sur le berceau couvert de tulle de leur dernier né. Ils pressentaient sans doute comme moi que les temps allaient être durs. Ni eux ni moi n’imaginions cependant que dix-huit mois plus tard leurs enfants allaient devoir grandir sans le sourire et la chaleur d’un père.

Dans les mois suivants, les régions d’Algérie s’embrasaient l’une après l’autre. Avec ses camarades musulmans, européens et juifs, Maurice oeuvre à renforcer l’unité d’action entre étudiants nationalistes et communistes, En privilégiant, comme me l’a rappelé à juste titre Daniel Timsit, le cadre formel de front commun des organisations, auquel fut d’abord favorable le regretté Mohammed Seddik Benyahia (futur négociateur d’Évian et ministre progressiste du gouvernement Boumediène). Puis en réalisant l’unité organique lorsque la direction du FLN ne reconnaîtra que les adhésions individuelles. Dans le cadre de l’action politique autonome du PCA (maintenue après les accords FLN-PCA négociés par Bachir Hadj Ali et moi-même), Maurice contribuera à préserver l’infrastructure de la propagande. Il va, en particulier en septembre 1956 avec sa soeur Charlie et son beau-frère Christian, prendre en charge dans sa partie la plus délicate la sortie clandestine à l’étranger de Larbi Bouhali, premier secrétaire du PCA.

Après sa tragique disparition, Josette mène avec un courage exceptionnel la bataille pour la vérité sur son mari. Elle anime aussi la solidarité envers les familles des détenus, disparus et autres victimes de la répression, malgré les lourdes contraintes de mère de famille, les harcèlements policiers et les provocations des ultra-colonialistes. Elle y fut aidée et par Djamila Briki, elle-même épouse de Yahia, journaliste à Alger républicain, condamné à mort pour plusieurs actions dans les groupes des Combattants de la Libération (communistes intégrés à l’ALN à partir du milieu de 1956). Djamila était parmi les plus actives dans l’animation des manifestations de femmes devant la prison de Serkadji (Barberousse) ou les tribunaux.

Pour suivre de plus près cette activité, je rencontrai Josette en 1959, dans l’un de nos locaux clandestins servant aussi d’imprimerie. Le risque était à la hauteur de la confiance que nous lui faisions. J’eus la surprise de revoir, déjà petit enfant, le bébé entrevu trois ans plus tôt à son berceau. Elle l’avait pris malgré le poids dans ses bras au dernier tronçon de vérification de son parcours, sous un soleil de plomb dans les durs et interminables escaliers de la boucle Danton-Mulhouse. Qu’est ce qui donnait aux femmes de douceur et de tendresse cette fermeté dans l’adversité ? Devant Josette au bord de l’épuisement mais l’esprit clair, j’ai mieux compris ce jour-là sur quoi se fondait la force d’une nation et d’une cause juste.

Mais, que d’énergies, de vies, de talents, d’élans de générosité et de création engloutis et broyés du côté algérien et aussi du côté français ! Quel gâchis pour deux peuples qui avaient besoin de leurs ressources humaines et matérielles pour bâtir ensemble ou chacun de son côté !

On ne haïra jamais assez la torture. On ne soulignera jamais assez la culpabilité de ceux qui la pratiquent, la responsabilité de ceux qui la cautionnent par l’approbation ou le silence. Mais, tortures et barbarie prospèreront tant que leurs causes dureront. La protestation doit aller aux racines d’un crime plus global, les guerres d’oppression et d’agression, les entreprises de domination économique et politique avec leurs alibis " identitaires ", camouflant toutes les formes naissantes ou enracinées de racismes et d’hégémonismes.

Les lieux et actions de mémoire prennent tout leur sens chaque fois qu’ils prolongent l’engagement de paix et de fraternité de ceux qui leur ont versé un lourd tribut. Exiger la lumière sur leur sacrifice, la condamnation au moins morale et symbolique des coupables jusqu’aux plus hauts niveaux, n’est pas un acte de vengeance... C’est un acte de convalescence, de salubrité et de santé civique pour les peuples concernés. Il les libère des pulsions infamantes et les protège des récidives d’un mal sournois universel.

Car aucun groupe humain n’en est à l’abri, que ce soit pour le subir ou l’infliger. Les mêmes casernes, les mêmes geôles peuvent abriter les mêmes crimes avec des acteurs différents comme en Irak, quand la sinistre prison Abou Gharib est passée de la férule de Saddam Hussein aux bottes de la soldatesque des occupants US. De même qu’on ne peut revendiquer liberté et démocratie pour soi en les refusant aux autres, on ne peut fermer les yeux sur les crimes et délits de ses propres compatriotes, hommes ou femmes se réclamant de la même culture, religion ou courant idéologique. Algériens ou Français fidèles attachés à la justice et de liberté ne tombent certes pas dans les amalgames. Ils ne mettent pas sur le même plan la lutte armée de libération que nous avons menée contre la domination méprisante et raciste et la répression armée pour maintenir l’oppression coloniale. Il ne nous échappe pas pour autant que parmi ceux qui furent ou se dirent les nôtres, certains ont fait subir à leurs compatriotes les exactions que nous reprochions à ceux d’en face.

À côté des Larbi Ben Mhidi et des dizaines de milliers d’autres victimes des tortures, exécutions sommaires ou disparitions colonialistes, il y eut hélas aussi les Abbane Ramdane, Bennaï Ouali, Ammar Ould Hamouda, Saïd Akli et tant d’autres engloutis dans les affres de la " bleuite " nationaliste. À côté de l’assassinat de l’avocat Ali Boumendjel par les tenants de l’Algérie française, il y a eu celui de l’avocat Laïd Lamrani et plusieurs de ses compagnons dans le maquis des Aurès, crime tout aussi emblématique de la même logique pernicieuse dans le camp algérien. Tandis que Maurice Audin succombait aux sévices colonialistes dans l’immeuble sinistre d’El Biar, son camarade de la cellule Fahd, le Dr Salah Mohand Said, jeune médecin d’une humanité et d’une intelligence éblouissantes, était assassiné pour ses convictions dans les monts de Kabylie qu’il avait rejoints parce que la wilaya III avait un besoin pressant de médecin. En Algérie aussi, justice et reconnaissance des faits n’ont pas été au rendez-vous de l’après-indépendance. Non seulement les dérives du temps de guerre ont été occultées en grand nombre, mais des comportements similaires ont été reconduits en temps de paix. À titre d’exemple, le coup d’État du 19 juin 1965 qui a renversé Ben Bella a été suivi de dizaines d’arrestations et de tortures bestiales, qui ont été relatées dans des ouvrages tels que l’Arbitraire (Bachir Hadj Ali, Hocine Zahouane et Mohammed Harbi) ou les Torturés d’El Harrach. En octobre 1988, quand une fraction du pouvoir a entrepris pour ses visées obscures de court-circuiter la montée en puissance du mouvement ouvrier et du mécontentement populaire en lançant des émeutiers téléguidés à l’assaut des biens publics, des centaines de jeunes furent mitraillés par les corps de répression, tandis que des dizaines de militants syndicaux, communistes et intellectuels furent arrêtés à la veille des émeutes et affreusement torturés. Partout dans le monde, le déni des droits humains est condamnable, quels qu’en soient les auteurs. Il est encore plus insoutenable quand il émane non pas de régimes ou de courants qui récusent ces droits par nature ou par principe, mais de pouvoirs et d’autorités qui hypocritement (ou l’ombre d’une condamnation internationale aidant), se rallient verbalement aux valeurs de la démocratie, après avoir longtemps fustigé ce qu’ils appellent avec mépris " droits de l’hommisme ".

Peinant encore à sortir d’une décennie tragique, l’Algérie entière, peuple et gouvernants, ne peut que se renforcer et se grandir en jetant un regard de franchise et d’équité sur son passé, sur les hommes et les femmes qui ont subi les ténèbres pour faire émerger leurs compatriotes à la lumière. Nous donnerons alors, depuis les deux rives de la Méditerranée, plus de crédibilité à la vague de fond qui soulève l’opinion mondiale contre les déchaînements présents et à venir de mépris et de sauvagerie, subis par les peuples d’Irak, de Palestine et d’ailleurs.


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