ATD Quart monde : La pauvreté au cœur du néolibéralisme

samedi 29 avril 2017.
 

Entretien avec Jean-Christophe Sarrot, membre d’ATD Quart monde, journaliste, coauteur d’En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté

En entendant les arguments électoraux d’un certain nombre de candidats à la présidentielle, on peut penser que la réédition d’En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté est plutôt nécessaire ?

Oui et il va falloir travailler encore un bon moment sur la déconstruction des préjugés parce qu’en ce qui concerne la pauvreté, comme le dit un sociologue anglais, « on a tiré un écran entre les pauvres et nous et sur cet écran-là on projette toutes nos peurs et tous nos fantasmes ». Comme on a peu l’occasion de rencontrer des gens vivant dans la précarité, de leur parler, on a tendance à raisonner avec ces préjugés.

Il y aurait près de 9 millions de pauvres ?

9 millions, ça correspond au seuil de 60% du revenu médian, définition officielle européenne. Nous prenons en compte, nous, les seuils à 50 et 40%, de grande pauvreté mais toutes ces catégories progressent en nombre et également en durée pendant laquelle elles sont en dessous de ces seuils-là. Les très très pauvres passent encore plus de temps qu’avant dans cette grande précarité. Peu reluisant pour la 6e puissance économique mondiale !

Vous estimez par ailleurs qu’on ne peut pas se satisfaire du seul critère monétaire pour catégoriser la pauvreté…

Comment mesurer en effet les multiples dimensions de la pauvreté ? L’indicateur monétaire n’est pas suffisant ni même celui des conditions de vie. A-t-on de quoi se chauffer ? De quoi accueillir un voisin pour un café par mois ? Rien de cela n’est suffisant. Nous avons réussi cette année à faire introduire dans le Code pénal la condamnation de la discrimination de la précarité parce que lorsqu’on est pauvre, alors qu’on aurait besoin d’un coup de pouce, on est encore plus enfoncé au niveau du logement, de l’emploi, de l’école, etc. Cette dimension de la pauvreté accompagnée de la honte qui est intégrée ne figure dans aucun indicateur et on voudrait la voir prise en compte. Mais pour la mesurer, on ne peut que réfléchir avec des pauvres qui vivent ces réalités cachées de la pauvreté.

La pauvreté ne se réduit pas à un manque de nourriture ou de vêtements et vous préparez une grande campagne d’actions culturelles…

La culture, c’est vital, ça peut remettre en route une vie. Nos projets culturels aident les gens à refaire un projet de vie, reprendre une formation, se soigner… Les gens nous le disent : « Ce n’est pas la soupe populaire qui aide à remettre en route une vie. » La culture permet de toucher la personne au plus profond d’elle-même, d’être en lien avec l’autre, de retrouver une identité, de se créer soi-même. Le 17 octobre prochain, on va lancer quantité d’actions culturelles menées avec des personnes en grande précarité pour en montrer l’importance vitale et convaincre l’opinion publique que la lutte contre la pauvreté passe par là.

Montrer qu’on ne peut pas s’en tenir quitte avec la pauvreté avec la récente augmentation de 2% du RSA, même si cette majoration n’est pas à négliger…

Oui. D’une part parce que la pauvreté n’est pas qu’une affaire de revenus et d’autre part, parce que l’opinion peut croire que l’on s’occupe de tout. Nous, on aimerait entendre les pouvoirs publics dire que la pauvreté tue : des études parues cette année chiffrent à 15 000 morts par an les victimes du chômage de longue durée, trois fois les accidents de la route. Il faut répéter que cela n’est pas supportable ni une fatalité. On peut agir contre, ce qui implique une volonté politique et un engagement de tous car l’exclusion est aussi le résultat de nos comportements. Par exemple, un parent d’élève qui veut changer ses enfants d’école pour fuir la mixité sociale renforce ce phénomène d’exclusion.

Les pauvres font tache avec les valeurs du néolibéralisme. Plutôt même aux antipodes : ni compétitifs ni performants…

On a introduit dans le livre un chapitre sur le mythe du marché-roi où l’on aborde, pour en montrer la fausseté des discours qu’on va entendre pendant la campagne électorale du type « quand une société s’enrichit, ça profite aussi aux pauvres », ou alors « la vraie vie, c’est la survie des plus aptes », ou encore « ça sert à rien de victimiser les pauvres, il faut que chacun fasse des efforts ». On y examine aussi les modèles américains ou allemands qui sont prônés en solutions miracles. On démonte en argumentant. Les États-Unis ont par exemple un faible taux officiel de chômage. Il suffit de travailler une heure dans la semaine pour ne pas être considérés comme chômeurs et ceux-là, peu indemnisés de toute façon n’ont même souvent pas intérêt à s’inscrire en tant que tels. Ils ne sont donc pas comptabilisés.

Vous ne semblez pas attendre pour l’emploi grand-chose de l’introuvable croissance ?

Prétendre que la croissance va régler le chômage et faire reculer la pauvreté est un autre mensonge. Premièrement, la croissance ne reviendra pas. Deuxièmement, elle est évaluée avec le PIB qui comporte des éléments nuisibles et à l’origine de distorsions. Par exemple, la pollution génère une croissance du PIB en intégrant les coûts de ce qui est mis en œuvre pour lutter contre. L’élévation de la productivité par ailleurs fait qu’il y a peu de création d’emplois, et de plus en plus précaires quand ils existent. On sait, puisqu’on expérimente notre projet « Territoire zéro chômeur de longue durée » que l’on peut faire reculer le chômage et la pauvreté dans une société sans croissance. Et en respectant l’environnement, en agissant contre le réchauffement climatique.

La loi El Khomri qui doit servir cette croissance ne va-t-elle pas accroître la précarité ?

On n’a pas encore eu le temps d’étudier la loi en question mais on a introduit dans la dernière édition une nouvelle idée fausse, au fondement de la loi travail, celle qu’assouplir le marché du travail permet de créer de l’emploi. L’OCDE, elle-même en a démontré la fausseté. En France, on n’arrête pas depuis des années d’assouplir le marché du travail et le chômage augmente. Et si l’on lit bien l’étude de l’OCDE, on a la surprise de constater que le CDI est plus protégé en Allemagne qu’en France. Les démarches d’un entrepreneur allemand pour licencier un CDI sont plus contraignantes qu’en France. Malgré un taux de chômage moindre…

Des chercheurs comme le Britannique Wilkinson ont établi des corrélations irréfutables entre les inégalités de revenus et les problèmes éducatifs, de santé, de sécurité, de travail en comparant les principaux pays. La réduction de ces inégalités ne serait-elle pas le nerf de la guerre dans la bataille contre la pauvreté ?

Oui mais ce sera insuffisant. On peut combattre les inégalités de revenus tout en tolérant la pauvreté, taxer les riches mais laisser les pauvres comme ils sont. Revenir aux taux d’imposition des années antérieures à Thatcher et Reagan, ce ne serait que justice et permettrait de financer la lutte contre la pauvreté. Mais il faut que l’ensemble des citoyens se remette à croire qu’un autre avenir est possible, se remette à croire à la politique. Cependant, pour qu’elle produise des effets, les citoyens doivent être actifs. La lutte contre les préjugés qui est l’objet de notre ouvrage n’est qu’un outil pour déconstruire des regards de mépris ou d’indifférence mais elle a surtout pour but de permettre aux gens d’aller les uns vers les autres, de sortir du chacun-pour-soi, de recréer de l’action collective sur le terrain.

Avec les premiers concernés, les exclus…

Absolument. En général, on ne le fait pas. Parce que c’est plus compliqué. Si on veut créer un collectif dans un quartier HLM, c’est tentant de prendre les habitants les plus dynamiques et de démarrer comme ça. Nous on considère que le vrai pouvoir d’agir dans les quartiers passe par aller chercher les gens qui n’ouvrent jamais leur porte. C’est long et compliqué mais c’est ce type de démarche qui nous a permis d’élaborer en concertation pendant quatre ou cinq ans 4 lois votées cette année dont on attend beaucoup : Le 21e critère de discrimination (la pauvreté comme discriminant), la loi territoire zéro chômeur de longue durée, Accès-Santé (une mutuelle qui permet de mieux être remboursé des soins dentaires et d’optique), l’introduction dans la loi de refondation de l’école de la mise en place de pédagogies coopératives et la création d’espace d’accueil mensuel des parents.

Propos recueillis par Jean-Luc Bertet

BOÎTE A OUTILS :

* En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté (éd. poche, 5€).

80 000 exemplaires vendus en deux éditions.

*Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, de Richard Wilkinson et Kate Pickett (éd. Les petits matins, 2013 ; 20€ ; 500 p.)

A travers l’étude comparée de divers pays, un dénominateur commun se fait jour à partir des disparités en termes d’espérance de vie, de santé mentale, de grossesse précoce, de maladies dites modernes, de délinquance et de taux d’homicide, de toxicomanie, de réussites et d’échecs scolaires, de préservation de l’environnement : l’écart plus ou moins important des revenus au sein des nations. Plus les inégalités de revenus sont grandes, plus les populations affichent des performances négatives. Les États-Unis, l’Angleterre font un score catastrophique face à la Norvège et au Japon. Dans la moyenne, une France qui pourrait mieux faire.

* L’inégalité nuit gravement à la santé, de Richard Wilkinson (éd. Cassini, 2002 ; 5,10€ ; 86 p.)

Toujours à travers des études comparatives, le constat que l’inégalité de revenus mais aussi de traitements, les humiliations, les hiérarchies illégitimes empoisonnent les populations et augmentent le taux de mortalité.


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