Le clivage entre droite et gauche est-il dépassé  ?

mercredi 19 juillet 2017.
 

L’ère des mouvements sonne-t-elle le glas des organisations politiques  ? Les partis politiques en question par Florian Gulli, professeur de philosophie

Comment interpréter le résultat de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle  ? En particulier apporte-t-il la preuve que l’ère des partis politiques est révolue tandis que commence celle des mouvements  ? D’abord, le rappel d’un fait. Près de 20 millions d’électeurs (sur 36 millions de suffrages exprimés) ont voté pour le représentant d’un parti au premier tour  ; on est loin du présumé dégoût généralisé. On pourrait rétorquer qu’il ne s’agit pas encore d’une réalité, mais d’une tendance allant en s’amplifiant. Là encore rien ne vient étayer ce jugement. Il y a bien du nouveau à gauche depuis la crise de 2008, mais ce nouveau est multiforme et n’annonce pas l’ère des mouvements. Le renouveau vient parfois des vieux partis eux-mêmes, dont on pouvait croire qu’ils étaient discrédités. Avec Jeremy Corbyn, qui tourne la page du blairisme, le Parti travailliste a fait l’objet d’un réinvestissement ­populaire sans précédent. Aux États-Unis, le renouvellement vient de ­Bernie ­Sanders, vieux sénateur du Vermont, candidat aux primaires démocrates contre Clinton. Ailleurs, le renouveau passe par des alliances entre partis. Au Portugal, en 2015, le Parti socialiste refuse de s’allier à la droite et se tourne vers le PCP, les Verts et le Bloc de gauche, qui ­décident de le soutenir.

En Grèce enfin, et malgré les échecs, c’est Syriza, qui n’est pas un mouvement mais une «  coalition de la gauche radicale  ». En France, c’est le Front de gauche qui a amorcé avec succès en 2012 le retour de la gauche de transformation. L’Espagne a vu un mouvement social se transformer en parti avec Podemos. Il n’y a guère qu’en Italie où l’on trouve un mouvement qui se revendique comme tel  : le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo, renouvelant l’offre politique de façon ambiguë. Bref, les partis sont loin d’avoir dit leur dernier mot.

Qu’est-ce qui distingue les mouvements des partis  ? Une approche classique les oppose de la façon suivante. Le mouvement défend des intérêts spécifiques (mouvement des paysans sans terre, mouvement syndical) et fait la promotion d’idées tandis que le parti politique réalise des synthèses idéologiques et tend à exercer le pouvoir. Si l’on adopte cette définition, il est clair que Mélenchon et Grillo sont à la tête de partis politiques. On assiste à des luttes opposant partis et partis et non partis et mouvements. Les promoteurs du dépassement des partis mettent en avant l’idée d’horizontalité  : le mouvement serait plus démocratique que le parti. Notamment du fait de l’usage du numérique et du tirage au sort. Mais le numérique peut aussi être synonyme d’opacité et de verticalité dissimulée. Comment la parole sur Internet est-elle modérée  ? La question du contrôle des moyens de diffusion numérique ne doit-elle pas être posée  ? Quant au tirage au sort pour constituer des assemblées, c’est assurément d’un grand intérêt démocratique. Mais, là encore, la verticalité n’est pas absente. Le tirage au sort est bien souvent limité par la présence d’un nombre important de personnes désignées par en haut. Une nouvelle gauche se cherche donc. Mais l’avenir n’est ni au parti unique ni au mouvement unique. Il est à ce qu’Alvaro Garcia Linera, vice-président bolivien, appelle la «  multitude  », c’est-à-dire «  l’agrégation d’individus collectifs  », non pas «  le tourbillon des désorganisés  » mais «  l’action organisée de personnes déjà organisées  ».

Nos luttes et nos rêves par Isabelle Garo, philosophe

C’est bien connu, les termes de «  gauche  » et de «  droite  » découlent, depuis la Révolution française, de l’organisation spatiale des assemblées et ne s’y résument pas. Ce découpage a-t-il vécu  ? À l’heure où le Parti socialiste et la droite classique subissent une défaite cinglante, tandis que l’abstention est massive et se double de la volatilité extrême des électeurs, il semble que la bonne réponse soit de renoncer à ce clivage vieillot. Droite et gauche auraient laissé place à un «  extrême centre  » et à la confusion qui alimente les ruptures en trompe-l’œil. Les revendications sociales, dénaturées en «  éléments de langage  », sont mêlées à leurs contraires, racisme et ubérisation. Par-delà ces tactiques de campagne mais aussi à cause d’elles, le discrédit monte  : il touche les fonctionnements d’appareil, les logiques électorales sans perspectives et la Ve République tout entière. Face à ces fonctionnements antidémocratiques, la colère ­populaire s’exprime de façon diverse, éclatée, parfois régressive. Il est logique que certains tentent de canaliser cette colère protéiforme en proclamant la fin des clivages anciens, s’enchantant ou s’alarmant d’un «  populisme  » aux contours flous. Pourtant, les catégories de «  gauche  » et de «  droite  » persistent, au point que leur rejet même s’inscrit sur cette grille maintenue.

Emmanuel Macron est l’incarnation des choix néolibéraux purs et durs, grimés en modernité bien peignée  : troisième voie de Blair ou deuxième gauche de Rocard, son «  ni droite ni gauche  » est le nom de la soumission aux exigences patronales. Du côté de Marine Le Pen, le «  ni droite ni gauche  » renoue avec un vieux refrain du fascisme à la française, mélangeant autoritarisme et racisme à une sauce «  sociale  », destinée à appâter le vote populaire.

Le «  ni droite ni gauche  » de Jean-Luc Mélenchon n’a rien à voir avec ces deux versions  : il dit le rejet d’une prétendue «  gauche  » qui, de trahison en reniement, a perdu son âme et ses électeurs. Pour autant, on peut juger funeste de renoncer au terme de «  gauche  ». Car la profondeur des clivages politiques hérités persiste et s’inscrit dans une histoire longue  : le mot de «  gauche  » continue malgré tout d’énoncer et de structurer la conflictualité politique. Il reste la bannière de l’égalité et de la justice sociale, contre celles du marché libre et de l’identité chauvine. Mais c’est aussi l’insuffisance d’une égalité seulement déclamatoire qui frappe aujourd’hui, alors que les inégalités réelles ne cessent de s’accroître. Il nous faut non pas des valeurs de gauche mais un projet et des pratiques de gauche, c’est-à-dire une alternative radicale, construite collectivement et démocratiquement. C’est cette gauche qui est à opposer frontalement à des institutions politiques vermoulues, à une classe dirigeante déconsidérée et, au bout du compte, au capitalisme contemporain, en crise avancée. Or c’est précisément l’ampleur de cette tâche qui fait douter des mots anciens.

C’est pourquoi il nous faut nous nommer, sans honte. Les mots de nos luttes et de nos rêves – car il faut rêver – ne sont pas une rhétorique de communicants, ils sont notre histoire commune et contradictoire, notre futur nécessaire, urgent, notre longue défaite aussi. Le mot de «  gauche  », dès lors qu’il ne sert pas à replâtrer les vieilles façades, reste le seul pour dire, comme la chanson communarde  : «  Tout ça n’empêche pas, Nicolas  », que la gauche n’est pas morte  ! Et qu’elle peut même reprendre quelques couleurs, si nous y œuvrons.

Pour des transversalités progressistes par Gaël Brustier, politologue et auteur d’À demain Gramsci (Cerf)

La crise de 2008 continue de produire ses effets sur nos sociétés. Financière à l’origine, elle s’est ensuite propagée à l’économie dans son ensemble, a affecté les représentations de chacun et contribué à déstabiliser les identités politiques traditionnelles. Elle a affecté le régime politique de l’Union européenne (UE) comme ceux de plusieurs pays d’Europe. L’UE a davantage recouru à la coercition tandis que la crise de représentation affectait notamment des pays comme l’Espagne ou l’Italie. Dans le même temps, des forces ­politiques authentiquement issues de la «  gauche  » ont pratiqué des politiques économiques et sociales à l’unisson du consensus porté par la chancelière Angela Merkel. La crise de la social-démocratie européenne s’est accélérée au cours de la dernière décennie. En France, les deux partis au pouvoir n’ont pas été capables de susciter le consentement à la «  réforme  ». Ni l’agitation de Nicolas Sarkozy pendant ses cinq années de présidence de droite ni l’étrange spectacle offert par François Hollande pendant ces cinq dernières années de présidence «  de gauche  ». Pendant ce temps, les «  marchés  » ont quelques solides impératifs. Il leur faut des gens suffisamment dociles et consentants. Ces gouvernants impopulaires ne les aident pas. Il faut donc un projet acceptable, un projet «  et de droite et de gauche  » qui séduise un nombre suffisant de citoyens.

La puissance de la «  révolution passive  » du capitalisme trouve son expression politique et électorale la plus aboutie dans la candidature d’Emmanuel Macron. Fortement dotée en soutiens, sa fonction est de susciter le consentement de groupes sociaux différents à un projet d’adaptation de la France au capitalisme en devenir. La question du clivage gauche-droite doit être analysée à l’aune de cette décennie écoulée. Un nombre croissant de nos concitoyens ne s’identifie plus ni à la «  gauche  » ni à la «  droite  ». Nombre d’entre eux n’investissent donc plus autant dans le signifiant «  gauche  » qu’auparavant, ce qui ne signifie ni que la «  gauche  » ne signifie plus rien pour personne ni d’ailleurs que ceux qui ne s’identifient pas à elle sont incapables d’appuyer un projet de transformation sociale. Il s’agit de construire le sujet politique qui sera acteur d’une stratégie contre-hégémonique victorieuse au cœur d’une période de crise.

En Espagne, les fondateurs de Podemos ont saisi ce moment de crise qui signifie l’effondrement de vieilles identités politiques. S’identifier par principe à la «  gauche  », mot dans lequel ne s’investissent plus autant les espoirs ou les colères des gens, c’est se priver d’une dynamique que les bouleversements de la crise économique rendent possible et nécessaire. Du point de vue de Podemos, ­disputer au PSOE, à Hollande en France ou à d’autres en Europe le signifiant «  gauche  » est au mieux inefficace, au pire contre-productif. Durant le dernier quinquennat, toutes les forces politiques de gauche ont ainsi enregistré de sévères déconvenues électorales.

Si les anciennes identités politiques s’effondrent, ­comment donc construire des identités politiques nouvelles  ? «  Vous préférez que la gestion de l’eau soit publique ou privée  ?  », «  Vous êtes pour la privatisation du système scolaire ou non  ?  » sont autant questions qui fonctionnent au sein de la population de manière transversale et permettent de définir les contours d’un «  nous  » autant que de désigner un «  eux  » et ainsi d’établir une frontière politique nouvelle. Un sujet politique nouveau peut s’imposer et porter la stratégie contre-hégémonique nécessaire à tout projet de transformation sociale. La France insoumise de ­Jean-Luc Mélenchon est une étape dans la construction de ce sujet politique. Très transversale dans sa définition des enjeux et des clivages, elle a recueilli plus de sept millions de voix à ce premier tour de présidentielle. Lors des élections régionales de décembre 2015, la gauche radicale avait obtenu environ 900 000 voix.

La gauche, mais plus comme avant par Alain Obadia, président de la Fondation Gabriel-Péri

Pour de nombreux commentateurs de la vie politique, le clivage droite-gauche n’a plus de pertinence. Il y aurait désormais deux France. L’une ouverte, vivant la mondialisation comme une chance qui serait celle des cadres, des «  start-upper  » et des «  bobos  ». L’autre – qui serait celle des gens modestes malmenés par la crise – désespérerait de l’avenir et se replierait sur le nationalisme xénophobe. Acceptation des règles ultralibérales du capital financier ou soumission au lepénisme, telle serait l’alternative. Le grand capital et sa responsabilité dans cette «  crise qui n’en finit pas  » seraient donc hors de cause. Mais le clivage droite-gauche est également contesté d’un autre point de vue. La référence à la gauche n’aurait plus de sens tant les partis sociaux-démocrates qui l’ont dominée ont piétiné les valeurs qu’elle portait. Leur ralliement au libéralisme a effacé toute différence dans les politiques menées. Dans la France coupée en deux, il y aurait d’un côté le peuple et de l’autre l’oligarchie (certains fustigent les élites ou encore la caste). Problème  : le peuple n’est pas une catégorie homogène. Il est traversé de contradictions et les différentes aspirations ne s’articulent pas forcément. Pour que le raisonnement tienne, il faut donc unifier le peuple dans l’opposition à un adversaire ou, comme le dit Chantal Mouffe, établir une frontière entre un «  nous  », le peuple, et un «  eux  », ceux d’en haut.

Le populisme devrait devenir le nouveau paradigme de la transformation de la ­société. Pas si simple là encore. D’abord, parce qu’une démarche transformatrice ne peut se limiter à s’opposer. Elle doit porter un projet fondé sur une vision du «  faire société  » pour le présent comme pour l’avenir. Les combats de résistance au néolibéralisme sont bien sûr indispensables mais ils doivent être articulés à des propositions transformatrices. Qui peut penser une seule seconde que ces dernières rencontreraient mécaniquement l’adhésion de tout le peuple au prétexte qu’il est peuple et s’oppose à l’oligarchie  ? Autre difficulté, ­l’opposition du peuple et de «  ceux d’en haut  » est également la thématique des mouvements d’extrême droite, notamment en Europe. Comment s’en démarquer pour ne pas apporter de l’eau au moulin de la haine nationaliste et de la régression pour tous  ? Le problème est tellement réel que l’expression «  populisme de gauche  » s’est invitée dans le débat à cet effet…

On ne peut pas faire l’économie des contenus. C’est en ce sens que la notion de «  gauche  » garde sa pertinence et son utilité pour les combats qui s’annoncent. Elle renvoie, en effet, à quelques grands marqueurs dans la conception du vivre-ensemble et des solutions nécessaires pour construire l’avenir. Elle permet d’établir les bases d’un rassemblement à vocation majoritaire. La volonté de changement bien réelle qui s’est exprimée à l’occasion du premier tour de l’élection présidentielle illustre ce propos. Elle est fondée sur des aspirations de progrès social et écologique, de lutte contre la domination de la finance, de solidarité renforcée, de renouvellement des institutions politiques par et pour une nouvelle ère de la citoyenneté. Elle est marquée par une vision du monde privilégiant la coopération entre les peuples et la paix. Le score de Jean-Luc Mélenchon est représentatif de ces aspirations. Nous savons qu’elles existent chez des électrices ou électeurs qui ont fait d’autres choix. Ces aspirations, cette vision sont constitutives des sensibilités populaires diversifiées qui se ressentent de gauche. Mais il ne peut plus être question de la gauche comme avant. Nous devons tirer les enseignements de la défiance généralisée qui s’exprime envers les partis politiques et concevoir la construction des alternatives en développant le «  pouvoir d’agir  » citoyen, la démocratie d’intervention. L’heure est décidément à l’audace créative.


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